LE ROLE DU MAITRE DANS UNE DISCUSSION

A VISEE PHILOSOPHIQUE        

par Michel Tozzi, professeur des Universités à  Montpellier 3

En tant que didacticien de la philosophie et formateur d’enseignants dans ce domaine (les deux lieux d’où je parle), je propose aux praticiens comme idée régulatrice (et non modèle ou prescription), d’envisager une discussion à visée philosophique en classe comme une discussion démocratique à fortes exigences intellectuelles. Cette orientation “ prospective ” (J.L. Martinand) implique un maître à la fois démocratique dans la mise en place d’un dispositif de discussion, et philosophiquement exigeant dans les processus de pensée à l’œuvre dans les interactions.

Cette didactisation scolaire, en tant que “ bricolage ” de valeurs, de représentations, d’expérimentations et d’analyses de pratiques est une conception parmi d’autres, qui doit en tant que telle être philosophiquement, politiquement, didactiquement, pédagogiquement interrogée. En ce sens, elle est moins une justification de position qu’une explicitation d’orientation.

Car le rôle du maître, dans une discussion à visée philosophique à l’école, dépend de la conception que l’on se fait notamment :

-         de ce qu’est une discussion ( par opposition par exemple à une conversation, un entretien) ;

-         de ce qu’est une discussion philosophique ( par opposition par exemple à un débat médiatique), et donc de ce qu’est la philosophie, le philosopher, le rôle de la discussion dans cette démarche ;

-         du lien possible entre philosophie et démocratie, des points communs et des différences entre discussion philosophique et discussion démocratique ;

-         de l’enseignement de la philosophie, de ses finalités politiques et éducatives, de la place de l’oral et de la discussion dans cet enseignement (par rapport par exemple au cours, à la lecture d’auteurs, à l’écriture), de la didactisation du philosopher à l’école, et de discussions à visée philosophique ;

-          du statut de la parole accordé à l’élève en classe, de la nature du pouvoir que veut exercer le maître, du rapport au savoir de celui-ci et de la représentation qu’il se fait de l’apprentissage.

Autant de présupposés, que nous allons tenter d’expliciter pour ce qui concerne notre proposition, comme il serait souhaitable que les explicitent tous ceux qui avancent une certaine conception du rôle du maître, de manière à donner matière à une confrontation constructive sur les conceptions et pratiques.

Notre orientation est au croisement des propositions suivantes :

-         une discussion est une interaction sociale verbale rapprochée entre des participants, ouverte par une question déterminée qui fait problème par ses enjeux et sa difficulté, qu’un groupe animé est appelé à examiner en vue d’y chercher réponse(s) ;

-         cette discussion est à visée philosophique lorsqu’on tente d’y mettre en œuvre les exigences du philosopher, dans un esprit d’éthique communicationelle ;

-         philosopher, c’est tenter d’articuler, sur des questions et des notions concernant chaque homme et tous les hommes, dans l’unité et le mouvement d’une pensée habitée, des processus de conceptualisation de notions et de distinctions conceptuelles, de problématisation de questions et de notions, d’argumentation rationnelle de thèses et d’objection. Cette démarche s’interroge sur le sens du rapport de l’homme au monde, à autrui, à lui-même, sur les principes qui peuvent fonder par exemple une connaissance sûre, une vie bonne ou une cité juste ;

-         la discussion, à certaines conditions, est une des modalités, avec la réflexion personnelle ou la fréquentation des philosophes, de l’apprentissage du philosopher ;

-         l’enseignement de la philosophie dans un régime démocratique a une double finalité : préparer, par sa démarche rigoureuse, des citoyens réflexifs, participatifs et revendicatifs sur le juste et l’injuste ; former des hommes à une pensée rationnelle, autonome et critique, fondée sur l’exercice du jugement pour connaître, agir et être ;

-          cet enseignement du “ penser par soi-même ” se fonde sur un droit de philosopher enraciné dans les droits de l’homme et de l’enfant. ;

-         il postule l’éducabilité philosophique des enfants ;

-         cette didactisation du philosopher et de la discussion à visée philosophique à l’école repose sur une conception socio-constructiviste de l’apprentissage, où l’élève est acteur de l’élaboration de son propre savoir ; elle implique que le rapport entre pairs, médié par l’enseignant, est une des ressources possibles ; elle s’inspire de l’éducation nouvelle, des méthodes actives, en particulier de la pédagogie institutionnelle, qui accorde une place à la parole de l’enfant et installe dans la classe des dispositifs de pouvoir et de responsabilité partagés.

Notre proposition articule la confluence de ces diverses propositions en une orientation didactique où le maître tente d’articuler le développement de la démocratie scolaire avec celui de la pensée autonome et critique de ses élèves. Il instaure sa classe en une “ communauté de recherche ” (Lipman) où, dans le cadre proposé d’un dispositif où sont partagées certaines fonctions (par exemple président de séance, reformulateur, synthétiseur, participant, observateur …), il veille à ce que les élèves cherchent à interroger leur positions, définissent les notions, fassent des distinctions conceptuelles, fondent rationnellement leur thèse, s’adressent des objections pertinentes et constructives sans dérive socio-affective.

Pour engager un débat sans polémique mais rigoureux avec un certain nombre de praticiens réflexifs de la discussion à visée philosophique, nous dirons : le maître n’est donc pas silencieux comme dans les dix premières minutes du protocole Pautard-Lévine. Il n’est pas, comme chez Anne Lalanne, conducteur ferme et sans délégation d’un entretien philosophique de groupe où prime l’exigence de conceptualisation, mais sans souci direct de formation à des fonctions démocratiques en classe. Il ne subordonne pas ses interventions, comme en pédagogie institutionnelle, au respect de l’autonomie du groupe discutant, au détriment de la qualité des exigences intellectuelles de l’échange.

Il maintient une tension difficile entre démocratie  et  philosophie. Miser surtout sur le dispositif, comme Alain Delsol ou Sylvain Connac, refuser de reformuler pour ne pas recouvrir de sa parole celle d’un autre comme Jean-François Chazerans, c’est prendre le risque de râter la philosophie, car on peut échanger démocratiquement des préjugés. A ne pas vouloir intervenir avec Jacques Lévine, on asseoit, ce qui n’est pas rien, l’identité personnelle d’un sujet parlant-pensant, mais on est en amont d’un développement des processus de pensée. Et, comme Oscar Brénifier, à interroger directement et avec vigueur l’interlocuteur pour l’amener socratiquement à s’expliquer ou se contredire, on risque psychologiquement de le blesser, entravant la confiance en sa propre pensée, et au total en lui-même. Il n’est donc pas simple le rôle de maître, entre abstention et interventionnisme, entre autonomisation démocratique et exigence intellectuelle, entre laxisme réflexif et forçage maïeutique. Chaque méthode et chaque style individuel produisant des effets ! On voudrait bien en bricoler un avec les avantages cumulés… sans les inconvénients !

Date de création : 19 septembre 2002
Date de révision :
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