|
Dans un e-mail
daté du 01/09/02 19:15:40 Paris, Madrid (heure d'été), jeanfrancois.chazerans@laposte.net
a écrit :
La philosophie
pour enfants: penser pour et par soi-même Entrevue avec Michel Sasseville
par Mélanie Frappier
http://www2.globetrotter.net/futursimple/archives/philoenf.htm
______________________________
Mélanie
Frappier :
Vous venez de parler de communauté de recherche. On dirait que ça
ressemble à un groupe de personnes qui discute ensemble, mais d'une
certaine façon, on dirait que c'est aussi plus que ça.
Michel
Sasseville
De fait, quand on rentre dans une classe et qu'on voit des enfants
en train de faire de la philo, la première impression qu'on peut avoir
c'est que voilà un groupe d'enfants qui discutent autour d'un sujet
qui les intéresse. Et de fait, c'est le cas, c'est absolument le cas.
Et en ce sens là, on assiste au déploiement d'une communauté de recherche
mais philosophique dans ce cas-ci. Qu'est-ce que c'est une communauté
de recherche philosophique? C'est un groupe de gens, dans ce cas-ci
des enfants qui décident de s'engager dans une recherche à propos
d'un sujet qui les intéresse, qui pose problème pour eux. «a peut
être n'importe quoi au fond, selon les champs d'intérêts qu'ils ont.
Mais de telle façon qu'au fur et à mesure qu'ils avancent, formulant
des hypothèses, formulant des questions, cherchant des exemples et
des contre-exemples, développant des analogies, etc., ils en arrivent
à examiner les différentes dimensions philosophiques du problème,
les dimensions qui touchent la logique, qui concernent l'éthique,
qui concernent l'esthétique. Je vais arrêter là, mais tous les grands
champs qu'on retrouve en philosophie. Et donc ce sont des gens qui,
ensemble, pensent. Communauté, voilà l'idée. De recherche, cependant,
parce que s'il y a discussion, c'est une discussion, un dialogue qui
prend la forme d'une recherche. Ce n'est pas une communauté de conversation
philosophique, si on veut faire la distinction, mais une communauté
de recherche.
Mélanie
Frappier :
Je suppose que le professeur doit avoir une grande part à jouer là-dedans,
parce que les enfants ne vont pas former naturellement une communauté
de recherche. Il faut qu'il y ait quelqu'un qui les aiguille dans
cette direction.
Michel
Sasseville
Oui, le prof a un rôle extrêmement important à jouer là-dedans. Un
rôle qui est quand même très différent de celui qu'on lui accorde
traditionnellement où, dans certains cas, l'essentiel consiste à transmettre
un certain savoir, que tu crois posséder, à d'autres dont tu crois
qu'ils ne le possèdent pas. Dans une démarche visant à transformer
ta classe en une communauté de recherche scientifique, le prof perd
un peu son rôle d'autorité informative. Mais il garde son rôle d'autorité
instructive. Ce que je veux dire par là, c'est que le professeur devient
quelqu'un qui facilite la démarche. Il se présente comme une sorte
de médiateur entre les enfants, bien que la communauté de recherche
elle-même soit aussi un instrument de médiation entre les enfants.
Il est un (ou elle est un) modèle, un exemple. Pas nécessairement
à suivre. Mais au moins à partir duquel tu peux commencer à réfléchir.
Parce que le prof, l'enseignant ou l'enseignante, son mandat premier,
c'est de poser des questions. Donc pas de donner des réponses, mais
de poser des questions. Des questions qui vont permettre aux enfants
de s'engager de façon plus approfondie dans un sujet. Des questions
qui ont l'allure de: "Sur quoi tu te bases pour dire ça?", "Qu'est-ce
qui te fait dire ça?", "Est-ce que t'aurais un exemple que tu pourrais
apporter?", "Est-ce qu'il est cohérent de penser telle chose ou telle
chose?" Le prof a donc un mandat extrêmement important, que je pourrais
résumer en disant ceci: le but est d'amener les enfants à penser par
et pour eux-mêmes, mais donc de les mettre au défi de penser. Et les
mettre au défi de penser, ça ne veut surtout pas dire uniquement de
devenir quelqu'un qui donne le droit de parole. Au contraire, l'exercice
dans lequel il se trouve ou elle se trouve est beaucoup plus "difficile",
si on peut employer ce mot là, que celui qui consiste à donner un
droit de parole.
_________________
Jean-François
Chazerans ______
Mais
comment ça se passe effectivement en classe chez les lipmaniens ?
Où est le prof ? Que fait-il ? Est-ce que ce n'est pas comme chez
les tozziens : le prof est évacué par la grande porte mais revient
par une porte dérobée pour être plus omniprésent que jamais sans toutefois
se l'avouer ?
________________________
Dans un e-mail
daté du 01/09/02 21:56:42 Paris, Madrid (heure d'été), Michel.Sasseville@fp.ulaval.ca
a écrit :
En ce
qui concerne la pratique de la philo avec les enfants à la manière
de Lipman, je me sens plus à l¹aise de dire quelques mots.
Où est
le prof? Demandes-tu.. Avec les enfants. Petit à petit
(ne pas oublier que la création d¹une communauté de recherche est
un processus et, en tant que tel, n¹a pas le même visage selon que
l¹on est au début du processus, ou en cours de route), l¹enseignante
devient un co-chercheur avec les enfants. Mais au début, son
rôle, notamment, consiste à exemplifier ce que peut vouloir dire chercher.
Elle se pose des questions, pose des questions, émet parfois (mais
cela est délicat) des hypothèses visant à trouver une solution aux
problèmes qui sont discutés. En outre, son mandat éducatif est
de créer des conditions favorables à l¹avènement de la création d¹une
communauté de recherche dont les enfants sont les principaux artisans.
Or, pour participer à la création d¹une communauté de recherche, il
importe de devenir de plus en plus un chercheur qui, comme tout chercheur,
possède des outils. Ce sont ces outils que l¹enseignant doit
veiller à faire émerger, par la pratique, lors de la discussion (apprendre
à formuler des questions, des hypothèses, à trouver exemples, et contre-exemples,
etc. etc. etc.). En outre, son mandat est d¹offrir aux enfants
la possibilité de s¹engager dans une recherche philosophique, laquelle
devrait conduire les enfants a examiner de plus en plus finement des
critères généraux (le beau, le bien, le vrai, le juste, la personne,
le temps, etc.) qui sous-tendent notre expérience quotidienne.
L¹enseignante a donc un double mandat: d¹une part favoriser la pratique
d¹habiletés cognitives propre à la recherche, mais aussi inviter les
enfants à s¹engager dans une enquête philosophique balisée par la
place qu¹occupe en philosophie les interrogations touchant les critères
généraux de l¹expérience humaine (que les sous-disciplines de la philo
: éthique, esthétique, métaphysique, etc.) ne cessent d¹interroger
depuis 2500 ans.
J¹ajouterais
en terminant, en terminant cette lettre s¹entend, car la question
est vaste tout autant que la réponse qu¹on pourrait y donner, qu¹à
cette tâche déjà énorme s¹ajoute la nécessité pour l¹enseignante de
favoriser aussi l¹émergence de dispositions et d¹attitudes propres
à la délibération philosophique (respect, écoute, entraide, coopération,
souci de l¹autre et de soi-même, etc.). Ce n¹est pas une mince
tâche et c¹est pour cette raison que les formations offertes en philo
pour enfants (ou avec c¹est selon) sont nombreuses et que ce n,est
pas en deux fins de semaine qu¹on a saisi l¹entièreté du tableau.
Qui plus est, il arrive même parfois qu¹il faille d¹abord prendre
le temps de déconstruire certaines habitudes bien ancrées, comme celle
qui consiste à penser que faire de la philo, c¹est savoir parler et
mettre en doute tout ce qui se dit. Certes, cela est utile,
voire indispensable (le scepticisme en philosophie est bien accueilli
généralement, du moins si l¹on estime que la faillibilité est de ce
monde), mais encore faut-il le faire avec le tact qui convient quand
tout cela se fait dans un souci de tenir compte de l¹autre d¹une manière
bienveillante. Enfin, oui oui enfin... Il n¹y a pas de «game» en philo
pour enfants. Par là, je veux dire que le prof n¹a pas d¹agenda
caché derrière une quelconque porte qui ne s¹ouvrirait que le temps
de prendre les enfants aux piège de la liberté qui n¹en n¹est pas
une. Certes, il s¹agit d¹apprendre à penser par et pour soi-même
et, en ce sens, il s¹agit d¹apprendre à vivre sa liberté. Mais cette
liberté s¹acquiert par la pratique d¹un ensemble d¹habiletés et par
le développement d¹attitudes qui respectent des règles, les règles
de l¹art de faire de la philosophie en communauté de recherche.
Partir de l¹intérêt des enfants, oui, mais ne pas en rester là et
les conduire plutôt peu à peu vers les joies d¹une liberté assumée
et nourrie d¹une habileté toujours grandissante de donner du sens
à sa vie.
Si le
prof, dans ces conditions, croit qu¹il doit agir sans s¹avouer ce
qu¹il est en train de faire (ou pire ce qu¹il est en train de faire
aux enfants) c¹est qu¹il n¹a pas entrevu, du moins c¹est ce que j¹en
comprends, la liberté qu¹il y a à vivre la recherche en toute transparence.
|