LE RÔLE DU MAÎTRE DANS LA DISCUSSION PHILOSOPHIQUE

Par Hervé PARPAILLON

Professeur de Philosophie

Conseil en Formation

Conseiller d’Education, CFAI de Bordeaux-Bruges

Afin de préciser le rôle du maître dans une discussion philosophique, je propose d'utiliser la conception ternaire de l'acte d'apprendre élaborée par Hélène TROCME FABRE, notamment dans son ouvrage “ J'apprends donc je suis ”.

Cette conception pourrait également être utilisée comme de grille de lecture des contributions proposées dans le cadre de cette recherche.

Selon Hélène TROCME FABRE, l'acte d'apprendre (T) est précédé d'un temps T-1 pendant lequel est préparé le temps T par une mise au travail des pré-conceptions, des représentations de l'apprenant. Si le T-1 est l'objet d'une attention particulière, il en découle un ancrage et une "résonance" plus profonds dans le T+1, c'est-à-dire le temps qui suit l'acte d'apprendre.

L'importance du T-1 pour l'apprenant rejoint ce que dit J-C PETTIER du point de vue du maître, lorsqu'il insiste sur la nécessité de "préparer et d'organiser" la discussion philosophique.

En T-1, peuvent avoir lieu plusieurs types de préparation.

La lecture d'un texte à voix haute, effectuée par les élèves à tour de rôle, telle qu'elle est préconisée par LIPMAN, a un avantage non négligeable qui n'est peut-être pas suffisamment valorisé : cette lecture où chacun est tour à tour lecteur et écoutant favorise déjà la réflexion collective parce qu'elle met chacun en situation de “ se voir comme un autre ” et de “ voir l'autre comme soi-même ”.

Si j'entends une partie du texte dite par un lecteur, je peux m'identifier à lui dans une certaine mesure, parce qu'il tient un rôle que je tiendrai ou ai tenu. Le “ décalage ” d'identification est engendré par le temps : je fais la même chose que l'autre mais pas au même moment.

Ceci est maximisé par le registre sensoriel, j'entends ma propre voix, j'entends la voix de l'autre, je vois le texte que je lis, je vois le texte que lit l'autre.

Un T-1 n'est pas nécessairement lié à un texte long, ou à un travail d'emblée philosophique.

Pour initier une discussion lors d'un cours de mathématiques avec des apprentis CAP BEP, j'avais écrit au tableau, avant le cours, 2 “ phrases ” :

- sur la partie gauche du tableau : “ Toute erreur est belle ”(Alain)

- sur la partie droite : 123 Soleil, 345 Pythagore.

J'ai laissé les élèves s'installer. Ils ont d'abord posé une question sur la phrase de droite. J'avais choisi cette formulation pour deux raisons :

- d'une part elle porte par effet de surprise l'attention des apprentis vers un type de triangle rectangle intéressant pour accéder au théorème de Pythagore : le triangle qu'utilisaient les maçons sous forme de corde à noeuds pour vérifier qu'un mur et un sol forment un angle droit,

- ensuite elle constitue un moyen mnémotechnique simple pour ne pas confondre Pythagore et Thalès.

Nous avons étudié ce triangle 345 et j'ai demandé aux apprentis de calculer la somme “ 3 au carré + 4 au carré ” pour vérifier que cela donnait bien “ 5 au carré ”. Un apprenti a dit qu'il ne trouvait pas le résultat attendu. Il est venu écrire son opération au tableau. Il confondait, ce que je n'ai pas fait remarquer, 2 fois 3 et 3 au carré. Un autre apprenti a immédiatement dit : “ Alors, Monsieur, toute erreur est belle ? ”.

J'ai demandé à ce qu'on aide l'apprenti à comprendre son erreur uniquement en lui posant des questions : “ tu as multiplié quoi par quoi ? ”, “ est-ce que multiplier par deux, c'est la même chose que mettre au carré ? ”, etc.

Après correction, j'ai reformulé la phrase d'Alain sous forme de question (“ Alors, est-ce que toute erreur est belle ? ”) et la discussion a commencé.

De façon générale, la préparation d'une discussion doit aboutir soit à un accord du groupe sur le thème du questionnement, soit à une formalisation par le maître ; toute la difficulté étant alors que cette formalisation soit aussi en phase que possible avec les attentes du groupe, qu'il aura su ou non faire émerger et percevoir.

Durant le temps T d'apprentissage par la discussion commune, le maître ne doit pas intervenir en donnant son propre avis sur la question posée.

Son rôle est de rappeler les règles de discussion (écoute mutuelle, critique des avis émis, pas des personnes, etc.) si besoin en est.

Il m'est en effet arrivé de ne pas avoir à effectuer ce rappel avec certains groupes, déjà habitués à la discussion argumentée en cours de Français. Lorsque j'ai eu à le faire, j'ai toujours essayé de relier le respect nécessaire des règles au thème abordé : “ nous ne pourrons pas avancer sur cette question si nous n'écoutons pas ce que chacun a à nous dire sur ce sujet ”, “  l'avis de untel sur ce sujet est comme celui de chacun d'entre nous susceptible d'évoluer par le biais de la discussion, donc il n'y a pas à critiquer untel, mais son avis ” etc.

En dehors de ces éventuels rappels, le maître ne peut intervenir que sur un mode interrogatif direct ou indirect :

- pour favoriser l'attitude réflexive de chacun, en l'amenant à prendre en compte les conséquences de son avis : “ si vous pensez ceci, est-ce que ça implique que... ? ”

- pour élargir le débat : “ ce que vous avez dit sur l'erreur dans le cadre scolaire, pourrait-il s'appliquer au cadre professionnel ? ”

- pour favoriser, comme le souligne Gilles GENEVIEVE, l'élaboration de typologies, condition de toute conceptualisation ultérieure : “ pouvons-nous considérer que le temps que nous mesurons en physique est le même que celui que nous vivons ? ”.

Dans tous les cas, le but des interventions du maître est d'approfondir la décentration dissymétrique qu'engendre la discussion.

Comme je l'ai rappelé dans l'étude du T-1, une réflexion commune est possible s'il y a décentration (“ se voir comme un autre ” et “ voir l'autre comme soi-même ”). Ceci implique que la discussion ne dégénère pas dans la symétrie et le “ fracas ” qu'évoque son étymologie. Deux situations de symétrie sont les plus fréquentes :

- parler en même temps que l'autre (fracas verbal)

- s'enfermer dans son opinion que l'on oppose plus ou moins violemment à celle de l'autre (fracas cognitif).

 Le maître ne peut certes pas absolument éviter qu'elles se produisent, il peut cependant, selon les modalités présentées précédemment, intervenir pour qu'elles ne bloquent pas la discussion, et injecter de la dissymétrie dans le débat.

Pour cela, et dans le même ordre d'idées, il a aussi un rôle à jouer à la fin de la discussion pour favoriser le T+1, c'est-à-dire le temps de maturation, de “ résonance ” de l'apprentissage.

J'utilise le plus souvent deux techniques :

- Je reformule sous forme interrogative les thèses en présence, en sollicitant l'accord ou le désaccord de ceux qui les soutiennent. Exercice un peu risqué qui ne marche que lorsque les thèses en présence sont suffisamment claires, la reformulation étant alors moins susceptible de relancer le débat.

- Je demande à chacun de formuler UNE question qui lui paraît importante à l'issue de la discussion. Elles sont ou non écrites au tableau. Je rappelle à cette occasion la fameuse phrase de Rilke : “ Ne vivez pour l'instant que de vos questions... Peut-être un jour entrerez-vous insensiblement dans vos réponses... ”

Date de création : 09 mai 2003
Date de révision :
redaction@pratiques-philosophiques.net