Le
rôle du maître dans les discussions “ philosophiques ”
à l’école primaire
par
Jean-Marc Lamarre, professeur de philosophie à l’IUFM du Mans
Le débat est, dans son essence, dialogique ;
toutefois “ la majorité, voire la totalité des entretiens réels,
transgressent la constitution dialogique et l’affaiblissent. Le maximum
ou optimum dialogal représente une limite idéale ” (Francis Jacques,
Argumentation et stratégies discursives). Dans la société, les
discussions sont marquées par les rapports de domination et d’intérêts.
L’école doit, au contraire, être le lieu du dialogue désintéressé et
c’est le rôle de l’enseignant que de garantir l’éthique du dialogue
et l’exigence de vérité. L’enseignant doit occuper, non pas une position
relativiste d’animateur, mais une position éducatrice de maître ;
il ne doit pas se limiter à une reformulation qui renvoie ce qui est
dit et qui maintient ouvert le questionnement, mais il doit faire progresser
le dialogue en le guidant (tout en évitant de tomber dans le dogmatisme).
Le maître représente l’exigence de vérité, mais il n’est pas La Vérité.
Le dialogue est à la fois constructif et déconstructif ; il déstabilise
le point de vue de chacun en le confrontant à celui des autres mais
il permet aussi à chacun d’intégrer dans sa propre pensée les apports
des autres. C’est à l’enseignant de rendre possible une reconstruction
raisonnée des éléments du débat soit en guidant le débat soit en le
complétant par une activité de synthèse, d’institutionnalisation, de
formalisation par l’écrit. L’enseignant, par le travail de reformulation,
oriente le débat. Le reformulateur doit être orienteur, il ne doit pas
faire comme s’il n’y avait pas de pouvoir, car alors le pouvoir est
laissé au hasard, qui est le pire des pouvoirs.
Le dialogue entre au minimum deux interlocuteurs
n’a pas une structure binaire (les deux interlocuteurs) mais une structure
ternaire qui fait place, entre les interlocuteurs, au tiers médiateur.
Cette structure ternaire est la condition du dialogue mais le problème
est que la structure est aussi en grande partie construite par le dialogue
lui-même. Le tiers médiateur entre les interlocuteurs est le lieu présumé
de la vérité, le lieu de l’accord des esprits : telle est la condition
du dialogue et on peut dire, contre le relativisme, qu’il ne peut pas
y avoir d’argumentation ni de débat sans quête de la vérité et sans
présupposition d’un accord possible. Dans tout dialogue, chacun est
présupposé pouvoir dire quelque chose de juste et de vrai. Mais on peut
dire aussi, contre le dogmatisme, que cet espace tiers c’est l’espace
de l’intersubjectivité et de l’interlocution et que cet espace n’est
espace commun que s’il est construit conjointement, au moins en partie,
par les interlocuteurs (construire un langage commun, des références
communes, etc.…). Dans le dialogue, les présupposés doivent pouvoir
à tout moment être pris comme objet de débat par les participants. Par
exemple, une discussion sur la peine de mort s’appuie sur une représentation
implicite de la justice, qui fait office de tiers et à partir de laquelle
chacun fait valoir ses arguments ; or le dialogue ne peut satisfaire
à l’exigence de vérité que s’il en vient à expliciter et à examiner
cette représentation de la justice. A l’école, c’est l’enseignant qui
en tant que maître représente le tiers, condition du dialogue. Toute
parole authentique exprime la personne qui parle et toute parole authentique
a une prétention à dire le vrai. Il appartient à l’enseignant en tant
que tiers garant de l’exigence de vérité d’entendre et de libérer dans
la parole balbutiante de l’élève la prétention à la vérité qui y est
déjà inscrite bien que l’élève n’en soit pas encore pleinement conscient.
L’enseignant dépersonnalise et désubjectivise la pensée et permet ainsi
aux élèves de viser une pensée impersonnelle, c’est-à-dire universelle
et objective.
Le dialogue n’a pas seulement une
fonction théorique de co-construction des contenus de vérité, sa force
c’est d’avoir aussi un effet de formation sur l’esprit de l’élève parce
qu’il lui fait parcourir un itinéraire de pensée. Alors que l’exposé
magistral est plutôt informatif, le dialogue, sous la conduite du maître,
est essentiellement formatif. Comme l’a montré Pierre Hadot, les dialogues
dans la philosophie antique étaient des “ exercices spirituels ” :
“ il s’agit toujours et surtout, non pas de communiquer un savoir
tout fait, mais de former ”. Certains philosophes anciens distinguaient
la voie courte et directe du discours continu (l’exposé magistral)
et les détours du dialogue guidé par le maître. Seuls les longs circuits
du dialogue forment la capacité de l’esprit à découvrir par lui-même
le vrai ; ils préparent l’élève à comprendre ensuite la communication
synthétique du discours continu. Ne peut-on pas également concevoir
les débats à l’école comme étant, en un sens, des “ exercices spirituels ” ?