LE ROLE DU MAITRE
J’ai commencé à mettre en pratique la discussion
philosophique (DP) en 1998 avec des élèves du cours préparatoire. Mais,
l’année suivante fut ma première analyse concernant cette pratique.
Je travaillais avec des élèves du C.M.1. Initialement, la mise en place
de ces ateliers philosophiques à l’école s’inspire d’un dispositif de
café philo dans lequel j’interviens comme co-animateur. Brièvement,
un reformulateur, un synthétiseur et un président de séance animent
la séance. Sur le plan scolaire, la problématique fut de savoir si l’on
pouvait transposer un dispositif à l’intention d’adultes vers un public
plus jeune ? Dans ce cas, comment transformer la posture du maître
qui en général occupe à lui seul toutes ces fonctions dans une classe :
il préside, reformule, synthétise, interroge. Est-ce que l’enseignant
peut dans le cadre de la DP organiser un habitus à visée philosophique
avec des élèves de 5 à 8 ans ?
Je consacre le début de l’année scolaire principalement
à la mise en place du fonctionnement du dispositif de discussion philosophique.
J’institue les élèves dans des “ rôles ” qui deviennent en
quelque sorte un habillage, un masque pour les aider à intégrer la communauté
d’enfants en recherche qui se construit peu à peu. Chaque semaine, les
élèves expérimentent un rôle et expliquent comment il faut s’y prendre
pour “ habiter ” ce rôle, ils verbalisent ce qui leur semble
facile et difficile et parfois proposent des changements. Ce Méta regard
va peu à peu contribuer à faire évoluer la forme du dispositif. De nouveaux
rôles peuvent être inventés. Le fonctionnement de l’atelier va s’accommoder
aux besoins de l’élève et celui-ci va assimiler les exigences intellectuelles
suscitées par le déroulement de la discussion à visée philosophique.
Soulignons un point essentiel, il ne s’agit pas de diluer le rôle du
maître en une kyrielle de petits-maîtres. Il ne s’agit pas de faire
rentrer l’élève dans le désir du maître, l’intention est d’éveiller
l’élève à développer sa personnalité et sa capacité à agir sur son environnement.
J’appréhende donc la notion de rôle comme un masque dans son sens grec,
c’est-à-dire une ironie (eironeia :action d’interroger en
feignant l’ignorance), de la même façon que Platon se servait de Socrate
dans ses dialogues pour diffuser sa pensée philosophique.
Le pouvoir du maître est donc dans ce cas une posture
d’innovation pédagogique il adapte, il crée
des rôles ou des masques pour reprendre l’ironie socratique, car le
rôle de maître dans la DP est d’essayer de comprendre ce petit “ quelque
chose ” qui dépasse les échanges discursifs dans le cadre de la
discussion philosophique. D’une manière générale, discuter philosophiquement
à propos du Juste et du non-Juste ne se limite pas aux seuls échanges
discursifs ce qui serait une retombée dans le sophisme. La visée philosophique
nous invite à faire l’expérience de la Justice. Comme nous l’enseigne
Platon, l’interrogation socratique est de savoir s’il faut être Juste
ou vivre comme un Juste ? La visée pédagogique se pose alors sous
la forme suivante : comment le maître peut-il transposer dans la
discussion cette visée philosophique ? Par hypothèse, on peut admettre
que l’enfant est un philosophe en herbe ou pour reprendre Descartes
que la Raison est naturelle. Ce point de vue autorise le maître à élargir
la finalité du “ philosopher ” jusqu’aux classes des écoles
maternelles. Notre questionnement est alors de savoir comment conduire
ces jeunes enfants pour qu’ils expérimentent le fait de penser “ par
eux-mêmes ” ?
Je vais esquisser, brièvement, mes pistes de recherche.
- Qu’est-ce que c’est… un élève qui fait l’expérience de l’écoute pendant
la DP : élève <-> élève, maître <-> élève et élève
<-> maître ?
- Qu’est-ce que c’est… un élève qui fait l’expérience de la reformulation
pendant la DP : phase de microsynthèse faites par les enfants ou
par l’adulte qui apprend aux élèves à reformuler ?
- Qu’est-ce que c’est… un élève qui fait l’expérience
d’une réflexion Méta ?
- Qu’est-ce que c’est… l’expérience d’un maître qui construit avec les
élèves les possibilités d’un cadre garant d’une éthique communicationnelle ?
Comment va-t-il se doter d’instruments d’analyse pour théoriser la pratique
de la DP ?
Je reçois dans ma classe des étudiants et des futurs
enseignants en formation. Ceci m’encourage et m’aide pour aborder ce
qui se joue dans un atelier de DP et notamment pour décortiquer les
effets du rôle du maître au cours de la discussion. En effet, c’est
parfois narcissiquement blessant de s’apercevoir que c’est le maître
qui bloque la discussion, ou alors qui n’a pas saisi les opportunités
(cairos : Le moment favorable) lorsqu’elles se sont révélées
à ses oreilles. La présence d’autres adultes encourage une autre forme
d'analyse qui examine le fonctionnement du dispositif ainsi que les
échanges produits lors de la discussion philosophique. L’enregistrement
des séances donne également des indications précieuses pour réguler
et observer le rôle du maître au cours de la DP : intervient-il souvent,
pas assez, ses questions sont de quelle nature, etc… Ce n’est pas toujours
moi qui interviens dans la DP, parfois je confie le rôle du maître à
un autre adulte. Cela permet de mesurer l’aspect fonctionnel du rôle
et de comparer les effets psychologiques qui pourraient être induits
par le maître auquel les élèves sont habitués. Est-ce qu’on peut répliquer
les conditions du dispositif que je propose ? Autrement dit, si
je définis le rôle du maître de telle ou telle manière, est-ce que ce
rôle est généralisable quel que soit l’adulte qui se substitue à moi ?
On pourra également observer comment l’adulte s’y prend pour développer
chez les élèves l’expérience de l’écoute de l’autre, ou comment il ne
s’y est pas pris. En effet, on s’aperçoit souvent que l’adulte doit
déconstruire une partie du rôle qu’il possédait dans le fonctionnement
ordinaire de la vie de la classe. Ainsi, l’innovation pédagogique se
transforme en processus-dialectique où l’enseignant objective sa position
de sujet. Ainsi, il professionnalise le rôle du maître en se donnant
les moyens de rationaliser une part de ce qu’il fait, c’est-à-dire en
faisant l’analyse critique (étymologiquement : séparer)
entre ce qu’il dit faire et ce qu’il fait réellement.