Le rôle du maître dans la discussion philosophique :

éveiller les consciences et aider à la construction du cheminement réflexif chez l’élève

par Daniel Comte

La réflexion qui suit s’alimente des expériences de « débat philosophique » que j’ai conduites au cours de l’année scolaire 97-98 dans une classe de CM1 de la périphérie montpelliéraine. Le moment philosophique est un temps institué hebdomadairement soir sur des thèmes que proposent les élèves par l’intermédiaire d’une boîte à idées soit en lien avec la pratique de classe dans sa dimension transversale (échanges culturels avec un pays d’Afrique par exemple). Je ne m’inspire pas de la méthode Lipman, n’utilise pas les romans qu’il a conçus pour faire naître la discussion ; il m’est arrivé souvent d’utiliser des textes d’auteurs que nous étudiions (St Exupéry, Hugo) et d’en extraire une question d’ordre philosophique (apprivoiser un animal, est-ce le protéger des dangers de la vie sauvage ou le priver de liberté ? Gavroche, récupérant les cartouches des adversaires morts entre les barricades fait-il preuve de courage ou d’inconscience ?).

Je ne m’étendrai pas sur la méthode suivie (conceptualisation, problématisation, argumentation) que j’ai précédemment exposée ailleurs[1], mais je vais interroger le rôle du maître dans ce temps de discussion.

Il est intéressant de noter que ce rôle a été évalué par l’Institution puisque l’IEN[2] de la circonscription est venue pratiquer une inspection dans ma classe lors d’un débat philosophique. Sans entrer dans les détails, je ne peux passer sous silence deux paramètres qui ont pesé sur le point de vue de l’Inspectrice qui a été agréablement surprise par les 45 minutes de débat philosophique :

-         Mme l’IEN découvrait cette pratique

-         Quelques jours plus tard, je subissais une intervention sur une corde vocale, autrement dit ma voix, ce jeudi-là était fragile.

Dans son rapport d’inspection, très favorable, l’Inspectrice note que l’enseignant parle trop et suggère qu’il délègue davantage son rôle de locuteur aux élèves.

J’abonde tout à fait dans son sens : P. Meirieu le rappelait en conférence à Montpellier le 16 octobre 2001 : « Les enseignants parlent beaucoup trop ».

Le rôle du maître peut être abordé sous au moins deux angles :

-         celui d’éveilleur de conscience. J’entends par là tout ce travail sous-terrain d’accompagnement à la « germination de la pensée » chez l’élève, donc une composante didactique mais également axiologique sinon humaniste,

-         celui du praticien. C’est le comment faire ; quels moyens pédagogiques va-t-il mettre en œuvre pour inviter les « petits parleurs » à exprimer leur point de vue et en cas d’impossibilité, comment évaluer que ceux-ci ont autant profité du cheminement de la réflexion que les « gros parleurs ».

Penchons-nous sur le premier de ces points.

La classe est une scène[3] et un metteur en scène anime un jeu d’acteurs. Parmi eux, des figurants qui par leur présence, leur attitude, leurs mimiques « figurent » leur participation à la scène. Le maître orchestre : une idée est jetée en pâture sur les planches, c’est une pelote, un entrelacs de pensées, de représentations, de préconçu avec lequel sinon chaque acteur du moins quelques uns se sont déjà colletés ; la question est née d’une rencontre qui a interpellé les élèves dans les jours qui ont précédé.

Le maître va organiser l’analyse de cet amas conceptuel : comme en cours de biologie, il propose d’ouvrir une pelote de réjection d’un rapace nocturne. Délicatement, avec des outils appropriés, le contenu du rejet de l’animal est mis à jour et rendu visible par exposition sur une feuille blanche. Même travail de conceptualisation : questions et mots sont à la fois les instruments utilisés et le résultat donné à voir. « La raison du plus fort est toujours la meilleure[4] ». Le maître conduit les enfants à trouver en eux des liens entre la notion à décortiquer et d’autres termes qu’ils ont en connaissance : raison, raisonner, raisonnement. Il est là aussi pour éviter les chausse-trappes : « Que pensez-vous de la proposition la cloche r[ai]sonne ? Produit-elle un raisonnement, réfléchit-elle comme disait à l’instant Y… ? ».  Et la voie de garage est évitée.

Le maître ne peut pour autant se permettre d’être péremptoire. Le groupe le sait : nous avançons en terrain inconnu et n’arriverons pas à une réponse vraie ou fausse. Aussi est-il difficile de rejeter l’idée que la cloche produit un son, un écho puisque pensée, langage et musique sont si indissociablement liés que des débats d’antériorité de l’une par rapport à l’autre ont jalonné l’histoire des sciences humaines.

Une fois mis à jour le caché de la question et sur un autre plan une fois exposés sur le feuillet blanc des touffes de poils, des graines, des petits os, de minuscules dents etc., le problème reste entier : le maître, par son orchestration, l’a rendu visible, il reste à le rendre lisible.

L’animateur va jouer du « pourquoi ». Pourquoi trouve-t-on ce petit os et ces poils dans la pelote rejetée par le hibou ? Quels liens entre le plus fort, celui qui a le pouvoir et la qualité d’un raisonnement ?

C’est peut-être là que le rôle du maître atteint l’éveil de la conscience personnelle. Les représentations sont mises en débat, les idées préconçues – héritages familiaux ou constructions personnelles qui ont prévalu dans une situation antérieure – sont objets de remise en question. Le dialogue entre pairs s’élargit au réseau organisé de discussion : le conflit socio-cognitif est engagé. Les acteurs jouent et ont peur de perdre : ils misent une part d’eux-mêmes dans ce combat-débat.[5] Leur personne est en jeu et ils apprennent à avancer masqués (persona, le masque en grec). Le maître est alors un accompagnateur et les valeurs humanistes et éthiques seront sont bâton de pèlerin dans cette discussion où une part de la construction du futur citoyen se joue. L’issue du débat n’est pas celle d’un combat. Tout le monde est gagnant, enrichi d’une méthode cognitive neuve : celle de faire cheminer les idées au cours d’échanges ou le respect du contradicteur est premier.

Quant à l’organisation pédagogique du temps philosophique, elle doit répondre aux conditions optimales d’une discussion :

-         chacun doit voir qui parle, doit l’entendre ;

-         respect de la parole, écoute sont les maîtres mots qu’inculque le meneur de jeu ; d’où toutes les stratégies de distribution de parole, de reformulation qu’utilisera l’enseignant.

Le rôle pédagogique du maître sera d’autant plus efficace qu’il aura repéré parmi son auditoire les leaders et les inhibés, ceux qui sont bardés de certitudes et ceux qui doutent ; le maître aurait donc, par delà la pratique philosophique, un rôle psychologique dans l’organisation pédagogique de la discussion.

                                                                        Daniel COMTE

                                                                        PEMF, Montpellier



[1] Cahiers Pédagogiques n° 380, janvier 2000,Quand la communication est pédagogique, le rituel canalise la parole, p. 65

[2] Inspecteur de l’Education Nationale : parmi ses fonctions, celle d’inspecter tous les enseignants du 1er degré d’une circonscription. En moyenne, un professeur d’école recevra son inspecteur tous les 3 à 6 ans.

Voir Cahiers Pédagogiques n° 384, mai 2000, Servi show, p. 30.

[3] Cf. E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, édition de minuit, 1973.

[4] Thème débattu le jour de l’inspection

[5] C. Mérini au sujet des enjeux de toute action négociée écrit : « l’enjeu est pour nous à la fois ce qui est visé et ce qui est misé », in le partenariat en formation, L’Harmattan, 1999. Miser et viser sont en jeu au cœur des discussions philosophiques.

Date de création : 19 septembre 2002
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