Le rôle du maître

par Jean-François Chazerans

Le rôle du maître n’est pas pour moi différent dans la classe et dans le débat philosophique. Je le verrais sous la forme du « ferment catalytique »[1] et je verrais sa modalité d’application sous la forme de la Ruse de la Raison[2]. En effet personne ne semble pouvoir se mettre spontanément à apprendre ou plus généralement à philosopher, si tant est que ce soit différent. Il ne semble y avoir aucune raison de se mettre spontanément à utiliser sa raison (d’adopter une attitude rationnelle, de penser par soi-même avec les autres). Il faut un facteur déclenchant et c’est le premier et le plus important rôle du maître que d’être un tel catalyseur.

Dans son allégorie de la Caverne[3] Platon expose très finement ce phénomène. Nous sommes éduqués dès l’enfance dans un monde où nous prenons l’ombre de la réalité pour la réalité elle-même ou plutôt, vu la présence des montreurs de marionnettes faiseurs de prestiges, nous sommes prisonniers dans un monde où on nous fait prendre l’ombre de la réalité pour la réalité elle-même. Nous sommes donc immergés dans un monde sans raison (logos) où priment nos opinions et nos passions.

Platon nous demande d’imaginer ensuite ce qu’il arriverait si on délivrait l’un de ces prisonniers, si on le libérait de ses chaînes, si on l’obligeait à tourner la tête et à regarder le feu derrière lui, si on le forçait à remonter la montée escarpée.

Le maître est donc ce « on », c’est celui qui libère et non celui qui enferme, qui rend autonome, qui fait penser par soi-même, qui permet à l’élève d’adopter une attitude rationnelle, qui permet à l’autre en bref de philosopher. Comment s’y prend-il donc ? C’est là qu’intervient la ruse de la raison. Pour Platon la philosophie "commence par une rencontre, par la rencontre de quelqu'un dont le discours arrache celui qui l'écoute à ses croyances antérieures, à ses préjugés, à ses certitudes"[4]. Ainsi on commence toujours à philosopher sans raison, par la violence, par hasard ou surtout par séduction « ceux qui sont féconds par le corps se tournent vers les femmes et font de beaux enfants, ceux qui sont féconds par l’âme se tournent vers les hommes et font de beaux discours »[5]. La passion permet donc l’émergence et l’instauration de la raison (attitude rationnelle, philosophie).

La maître est donc celui qui, par Eros, permet à l’élève de se détourner de ses anciennes opinions et d’adopter une attitude rationnelle, de commencer à philosopher. Il ne doit donc pas chercher à transmettre un savoir ou des connaissances. Le peut-il d’ailleurs ? Il se doit d’être « ignorant »[6] c’est-à-dire qu’il ne peut servir d’intermédiaire entre l’apprenant et le savoir. Certes il ne peut pas agir au niveau du contenu et de l’entendement mais n’est-il pas garant du cadre et n’agit-il pas au niveau de la volonté ? C’est là que les choses se compliquent car il ne peut arriver à enseigner qu’en étant lui même autonome et en renonçant à son hétéronomie. En effet, être autonome c’est d’abord se donner soi-même ses propres lois ou règles, ce n’est pas un autre qui décide et qui parle pour nous. C’est être responsable de ce qu’on fait et de ce qu’on dit (ma parole et mes actes). Mais cela ne s’arrête pas là car si on se penche sur son contraire : être hétéronome, nous retrouvons bien-sûr notre premier sens : c’est quelqu’un d’autre qui nous donne nos règles, qui décide pour nous, qui pense pour nous, qui parle pour nous mais autre chose se dégage car nous sommes aussi hétéronomes, et même plus, lorsqu’on donne aux autres leurs propres règles, lorsqu’on décide pour eux, qu’on pense pour eux, qu’on parle pour eux. Ainsi nous sommes autonome lorsque ce n’est pas un autre mais nous mêmes qui nous donnons nos propres règles, qui pensons pour nous, qui décidons pour nous et qui parlons pour nous, c’est nécessaire mais ce n’est pas suffisant. Il faut de plus pour que nous soyons pleinement autonomes que nous renoncions à donner aux autres leurs propres règles, à penser, à décider, à parler pour eux.

Le maître ne peut pas enseigner des savoirs ou des connaissances, il ne peut que libérer des connaissances et des savoirs déjà acquis. Mais il ne peut pas non plus enseigner les règles et le cadre. Enseigner et apprendre ne consistent pas à transmettre et acquérir des savoirs et le cadre de l’enseignement et de l’apprentissage de ces savoirs. Cela consiste, si et l’enseignant et les élèves pensent par eux-mêmes avec les autres, en la mise en place d’un dialogue collectif sur ces savoirs et sur le cadre afin de les élaborer en commun. Il ne doit pas y avoir beaucoup de différence entre enseigner, apprendre et philosopher si nous devenons, comme l’écrivait Jean Toussaint Desanti, « des agents libres du savoir »[7]



[1] Cf. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, p. 61.

[2] Cf. GWF Hegel, la raison dans l’histoire, 10/18,

[3] République, Livre VII

[4] Monique Dixsaut, traduction et commentaire des livres VI et VII de la république, Editions Pédagogie moderne, 1980, p 104.

[5] Planton, Banquet

[6] Cf. Jacques Rancière, le maître ignorant, Fayard, 1987.

[7] Jean-Toussaint Desanti, L’expérimentation philosophique, Le Magazine Littéraire, n°200, novembre 1983, p. 81.

 

Date de création : 03 septembre 2002
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