Le
rôle du maître : Lart du questionnement
par Oscar Brénifier
Si lon devait résumer le rôle
du professeur de philosophie par une fonction unique, nous dirions que
cest dinitier lélève à lart
du questionnement, acte fondateur et genèse historique du philosopher.
La philosophie est un processus de réflexion, un traitement de
la pensée, avant dêtre une culture, qui nen
est que le produit, la matière ou le moyen. (Bien que l'on puisse
tout aussi allègrement affirmer le contraire, en inversant la
fin et le moyen). Comme pour tout art, ce processus résulte dune
attitude, il se fonde sur elle. Or une attitude ne peut senseigner,
ce qui nous mènerait à affirmer que lon ne peut
pas enseigner la philosophie. En même temps, cette attitude peut
se découvrir, on peut en prendre conscience, on peut la nourrir
; ainsi on affirmera de la même manière que la démarche
philosophique peut senseigner. Le terme " attitude "
dérive de la même origine latine que " aptitude ",
de agere qui signifie " agir " : la
disposition et la capacité sont intimement reliées lune
à lautre, ainsi quà lagir, dont elles
sont toutes deux des conditions. La fibre philosophique doit donc être
supposée présente chez lélève, pour
prétendre enseigner la philosophie, de même que le sentiment
esthétique pour enseigner la peinture ou la musique. Ici, la
tabula rasa aristotélicienne savère réductrice,
qui présuppose de remplir un vide avec des connaissances, ce
que prône la conception de la philosophie comme transmission,
largement répandue dans linstitution. Seule opère
létincelle divine socratique qui se niche au cur
de chaque être humain, quil sagit daviver ou
de raviver.
Mais on peut aussi partir du principe que la philosophie
est avant tout une somme de connaissances, si on assume cette vision
encyclopédique et ses conséquences. De même, demandons-nous
si la philosophie est une pratique codifiée, datée historiquement,
connotée géographiquement, ou bien si elle appartient
par nature à lesprit humain, dans toute sa généralité.
Le problème se repose de la même manière. En même
temps, pouvons-nous honnêtement, sans sourciller, prétendre
à être sans père ni mère, croire procéder
de la génération spontanée ? Petits êtres
naïfs qui ne connaîtraient que le chant des oiseaux et les
fraises des bois. Pourquoi renier ce que nos ancêtres nous ont
légué ou imposés ? Nont-ils pas tenté
de nous apprendre à questionner ? À moins que pour
cette raison précise, ils ne méritent dêtre
relégués aux oubliettes.
I - Nature et culture
Nous voilà donc obligés davouer
les présupposés à partir desquels nous fonctionnons,
lorsque nous résumons la philosophie à lart du questionnement.
La philosophie est pour nous inhérente à lhomme,
mais les uns et les autres auront, selon les circonstances, développé
plus ou moins cette faculté naturelle. Des outils auront été
produits au cours de lhistoire, que nous avons hérités,
mais pas plus que les progrès techniques ne font de lhomme
un artiste, les concepts philosophiques établis ne font de lhomme
un philosophe. Ainsi, lart du questionnement, qui fait siens les
legs de lhistoire, un art qui naurait aucune raison dignorer
les travaux des prédécesseurs, favorise lémergence
du philosopher. Car si nous avons dénoncé la tentation
encyclopédique et livresque de la philosophie, il nous faut aussi
mettre en garde contre lautre forme de tabula rasa :
celle qui prétend faire léconomie de lhistoire
pour favoriser, dit-elle, lémergence dune pensée
authentique et personnelle. Entre ces deux écueils, il nous paraît
nécessaire de tracer un chemin, afin de guider nos propres pas,
afin dencourager chaque maître à ne négliger
ni les capacités de lélève, ni lhéritage
des anciens. Car sil nous a paru par moments nécessaire
de condamner le bachotage philosophique et les grands discours abstraits
et pontifiants, il nous paraît tout aussi urgent de condamner
le discours du philosopher sans philosophie, qui tend à glorifier
la pensée singulière ou collective, sous le prétexte
quelle est de chair et dos, réelle et bien vivante,
et ne doit rien à personne.
Proposons le paradoxe suivant : lart
philosophique, ou art du questionnement, est lart de ne rien savoir,
ou art de vouloir savoir. Une question qui énonce un discours
nest pas une question. Plus le discours énonce, moins il
questionne. Combien denseignants prétendent poser une question
à leurs élèves, par des questions tellement travaillées,
tellement chargées, tellement lourdes, quils assomment
lélève, qui ne peut que répondre oui, du
bout des lèvres, par politesse, ou parce quil est impressionné
par lérudition ainsi déployée, ou encore
parce quil na rien compris à la soi-disant question.
Le premier critère dune bonne question est de ne rien vouloir
démontrer ou enseigner directement : il lui faut être
consciente de sa propre ignorance, y croire, lafficher, chercher
par tout les moyens à échapper au savoir dont elle émane.
Flèche qui se doit délaguer au maximum son empennage
pour réellement percuter. Plus elle saffine, plus sa portée
est grande, plus elle pénètre sa cible.
Pour pratiquer cet art, tout interlocuteur est bon :
lesprit souffle où il veut, quand il veut, comme il veut,
le tout est découter et de savoir entendre. Cest
pour cette dernière raison que notre artiste ne peut être
un ignorant, mais seulement pratiquer lart de lignorance.
Il sait se dédoubler, se mettre en abyme, sabstraire de
lui-même, ce que ne sait pas faire son élève, qui
dailleurs croit savoir même sil ne sait rien, même
lorsquil ne sait pas. Il croit savoir ce quil sait, alors
que le pédagogue philosophe sait que lui-même ignore ce
quil sait. Déjà parce quil ne connaît
jamais suffisamment ce quil sait, dont il ignore toujours lensemble
des implications et conséquences, parce quil nen
perçoit pas toutes les contradictions. Dautre part, parce
quil sait que ce quil sait est faux, parce que partial,
partiel et tronqué. Cette opacité ne linquiète
guère, car il sait que la parole absolue, totalement transparente
à elle-même, nexiste pas, ou ne saurait être
articulée. Mais en même temps, cela loblige à
écouter, à accorder un véritable statut à
cette multiplicité indéfinie que constitue lhumanité,
à toujours tout espérer de chacun.
Pourtant, si notre philosophe ne connaît rien,
il doit savoir reconnaître, et en ce redoublement de la connaissance
sur elle-même se niche toute la différence. On ne peut
questionner si on ne reconnaît rien. Les questions seront gauches,
maladroites, dépourvues de vigueur, décentrées,
générales, voire hors propos, elles ne sauront réellement
entendre ce qui leur est répondu. Pour savoir reconnaître,
il faut être armé, les yeux et les oreilles aguerris. Celui
qui na jamais ouvert les yeux, celui qui na pas appris,
nest pas aux aguets, ne peut être aux aguets. Car cest
en apprenant que lon apprend à apprendre. Pour être
aux aguets dans les bois, il faut connaître les différents
bruissements dans le feuillage, les divers chants doiseaux, les
variétés de champignons comestibles ou non. Sinon, nous
ne verrons rien, nous nentendrons rien, que des bruits, des couleurs,
des formes, de manière indistincte.
II Questions types
Notre enseignant de philosophie a donc une double
fonction : enseigner simultanément le savoir et lignorance,
ou le savoir et le non-savoir, pour ceux que ce terme dignorance
inquiète. Mais si certains enseignants se concentrent sur le
savoir, dautres se spécialisent dans le non-savoir. Tous
deux pensent enseigner, et tous deux enseignent sans doute, mais enseignent-ils
à philosopher ? Et philosophent-ils ? Dans labsolu,
peu importe, et continuons notre chemin. Voyons en quoi consiste le
questionnement, et voyons en cela quel est le rôle du maître
de philosophie. Prenons donc quelques questions types, récurrentes
à travers lhistoire de la philosophie. Récurrentes
sans doute parce quelles sont de la plus grande urgence, de la
plus grande banalité et de la plus grande efficacité.
Mais faut-il encore y être sensible.
- De quoi est-il question ?
Comme nous lavons déjà énoncé,
la condition première de laction est lattitude,
cousine de laptitude. Il sagit donc, comme pour un sport,
comme pour un chant, de se mettre dans une bonne position, dans une
bonne disposition, à la fois pour permettre de philosopher
mais aussi pour travailler ce qui en est le fondement. Et en cette
première étape, indispensable, certains élèves
manifesteront de lourds handicaps, que lon ne saurait ignorer,
ou passer outre comme si de rien nétait. Pour philosopher,
il est nécessaire de poser la pensée. Si cette attitude
doit être provoquée par le maître, cest quelle
nest pas naturelle. En effet, en général règne
dans lesprit de lhomme, enfant ou adulte, un certain brouhaha,
dont la manifestation extérieure et verbale nest que
le pâle reflet. Pour poser la pensée, il sagit
en premier de demander un silence, ou de lexiger, selon le degré
de " violence " que cela implique envers le naturel
du groupe. Ensuite demande est faite de contempler une idée,
de réfléchir sur une question, de méditer sur
un texte, de réfléchir sans exprimer quoi que ce soit.
" De quoi est-il question ? " Enfin, en un
troisième temps dexprimer une idée à soi,
par oral ou par écrit. En sachant que si cest oralement,
il sagit de demander la parole et dattendre son tour.
Et dès que quelquun parle, il ny a aucune raison
que quelquun dautre garde son bras levé. Un quatrième
temps, qui est un retour en arrière, peut être une demande
de vérification, de la part dun auteur ou des auditeurs,
quant à la pertinence des propos tenus. Sont-ils clairs ?
Correspondent-ils à la consigne ? Répondent-ils
à la question ? Il ne sagit pas ici dentrer
dans des problèmes daccord ou de désaccord, mais
uniquement dexaminer si sur le plan formel les propos sont adéquats,
afin de vérifier si la pensée était au rendez-vous.
Exemples de questions posées : " La
réponse répond-elle à la question posée
ou à une autre question ? " ; " À
ton avis, ta réponse est-elle claire pour tes auditeurs ? " ;
" Ce qui a été exprimé satisfait-il
les consignes indiquées ? " ; " As-tu
répondu à la question ou donné un exemple ? ".
Les problèmes posés ici sont ceux du rapport de sens,
de la cohérence, de la nature et de la clarté des propos
tenus. Ils demandent didentifier ce qui se passe, den
vérifier la nature et la teneur. Ce retour sur sa propre pensée,
lanalyse que lon en fait, constitue lentrée
première dans le philosopher.
- Pourquoi ?
La question première, la mère des
questions, est le " pourquoi ?". Demander " Pourquoi ? ",
cest poser le problème de la finalité dune
idée, de sa légitimité, de son origine, de ses
preuves, de sa rationalité, etc. On peut donc lutiliser
à toutes les sauces, sans besoin de spécification, et
les élèves ont bien compris cela, qui lutilisent
comme un système : " Pourquoi tu dis ça ? ".
Question très indifférenciée, elle demande tout,
et de ce fait ne demande rien. Mais elle est utile car elle initie
les élèves, en particulier les plus jeunes, à
cette dimension de lau-delà ou de len deçà
des propos tenus. Rien ne vient de rien. Le pourquoi implique la genèse,
la causalité, le motif, la motivation, et travailler cette
dimension nous habitue à justifier automatiquement nos propos,
à les argumenter, afin den saisir la teneur plus profonde.
Elle nous fait prendre conscience de notre pensée et de notre
être, pour lesquels toute idée particulière nest
jamais que le pâle reflet, mais aussi une aspérité
à partir de laquelle nous pouvons pratiquer lescalade
de lesprit et de lêtre.
- Particulier ou général ?
La tendance première, de lenfant
comme souvent de ladulte, est de sexprimer par un exemple,
par une narration, par le concret : " Cest comme
quand ", " Par exemple
", " Des
fois, il y en a qui
". Platon décrit ce processus
naturel de lesprit, qui tend à partir dun cas,
pour passer à plusieurs cas, puis enfin accéder à
lidée générale. Demander à lenfant
quelle est lidée sous-jacente à son exemple, lui
demander si le cas est généralisable, cest lui
demander darticuler le processus de généralisation
de son intuition, en le formalisant, cest lui demander de passer
au stade de labstraction. Une idée nest pas un
exemple, bien quils se contiennent et se soutiennent lun
lautre. De la même manière, certaines généralités
toutes faites représentent aussi un court-circuit de la pensée,
un concept sans intuition nous dirait Kant. Pas dintuition sans
concept, pas de concept sans intuition, nous enjoint-il.
- Même ou autre ?
Penser philosophiquement, cest penser le
lien. Tout est lié dans la pensée humaine, tout est
distinct. Dialectique du même et de lautre à laquelle
nous invite Platon. Tout ce qui est autre est même, tout ce
qui est même est autre : pas de rapport possible sans communauté
et distinction. Mais tout repose ensuite dans larticulation
ou lexplicitation de ce rapport, dans la proportionnalité
de communauté et de différence, cadré par un
contexte. Rien ne saurait faire léconomie de ce jugement,
toujours questionnable et révisable. Car pour quune réflexion
réelle ait lieu, il sagit de ne pas ressasser indéfiniment,
à moins de ressasser consciemment. Pas question non plus de
répéter, sans être conscient de répéter.
Quel est le rapport entre une idée et celle qui la précède ?
Pour construire, pour dialoguer, les idées se doivent dêtre
conscientes les unes des autres, de se prendre en charge les unes
les autres. Le contenu est-il en gros identique ? Quelle est
la nature de la différence, celle de la contradiction ?
Que dit ce que je vais dire ou ce que je viens de dire, à ce
qui a déjà été dit ? Sur quels concepts
reposent les enjeux ou les similarités. Voilà les questions
qui doivent accompagner toute nouvelle formulation didée.
Questions qui ne peuvent être traitée que par rapport
à un contexte spécifique. Avec deux écueils possibles.
Soit des distinctions sont toujours possibles, le piège de
la nuance à linfini. Soit tout est relié, uni,
à commencer par la contraire avec son contraire, par une sorte
de pulsion fusionnelle.
5) Essentiel ou accidentel ?
Puissante distinction proposée par Aristote.
Penser, cest passer au crible ce qui nous vient à lesprit,
de préférence déjà avant de le dire. Sans
cela, on sexprime, certes, on dit ce qui nous passe par la tête,
mais lon ne pense pas, ou alors dans un sens très vaste
et flou. Il sagit avant tout de discriminer ce qui nous vient
à lesprit, selon le degré de prééminence,
dimportance, defficacité, de beauté, de
vérité, etc. Demander si une idée est essentielle
ou accidentelle, cest inviter à poser une axiologie,
ou à lexpliciter, car toute pensée opère
à partir dune hiérarchie et une classification
de priorités, aussi inconsciente ou indicible soit-elle. Lessentiel,
cest aussi linvariant, ce qui fait quune entité,
chose, idée ou être, détient telle ou telle qualité,
non pas de manière accessoire, mais fondamentale, qui relève
de lessence. Une chose est-elle ce quelle est sans ce
prédicat, ou devient-elle autre chose ? Les fruits poussent
dans les arbres, mais un fruit peut-il ne pas pousser dans un arbre ?
Telle qualité ou prédicat accordé à une
entité est-il vraiment indispensable ? Est-il valable
aussi pour une entité radicalement différente ?
Autant de questions qui portent à réfléchir sur
la nature des choses, des idées et des êtres, sur leurs
définitions, leurs différences et leurs valeurs respectives.
- Universel ou singulier ?
Une fois posée la généralité,
on peut sinterroger sur son degré duniversalité.
Pour cela, il sagit de penser lexception, une exception
qui a droit de cité car elle peut à la fois infirmer et
confirmer la règle. Elle linfirme car elle lui ôte
son degré dabsolu, elle la confirme car elle en détermine
les limites. Ce traitement caractérise la démarche scientifique,
daprès Popper, selon lequel la faillibilité dune
proposition installe la scientificité et protège du schéma
religieux, qui se fonde sur dincontestables propositions. Tout
ce qui relève de la raison est discutable : la parole absolue
relève de lacte de foi. Connaître les limites de
la généralité revient à en saisir la réalité
profonde, et surtout à ne pas craindre lobjection, à
la désirer. Alors, pour toute idée proposée, demandons-nous
demblée où est la faille, en posant comme postulat
de départ quelle existe nécessairement et doit être
identifiée. De plus, lémergence de toute singularité
nous permettra daccéder à un autre degré
duniversalité, à de nouvelles hypothèses.
III - Pratique du philosopher
Au début, le maître monopolise quelque
peu la fonction de questionnement, afin de montrer lexemple, pour
donner le la, pour inspirer la rigueur, mais promptement, il invite
les élèves à entreprendre cette tâche. Peu
à peu les élèves sinitient, certains rapidement,
dautres plus lentement. Le maître a pour rôle dêtre
létranger, à linstar de celui mis en scène
par Platon dans ses dialogues tardifs, qui a pour unique patronyme lÉtranger.
Létranger est celui qui ne prend rien pour acquis, celui
qui naccepte aucune habitude, celui qui ne connaît pas le
pacte et ne le reconnaît pas. Lélève shabitue
ainsi à devenir étranger à lui-même, étranger
au groupe, à ne pas rechercher la fusion protectrice, une reconnaissance
ou un accord quelconque. Il nest pas là pour rassurer,
ni les autres ni soi-même, il laisse cela au psychologue ou aux
parents. Il est là pour inquiéter, pour provoquer cette
inquiétude qui est inhérente à la pensée,
substance vive de la pensée, comme le dit Leibniz.
Or pour induire le philosopher, il sagit de
philosopher. Lenseignant ne peut prétendre sur ce plan
à une quelconque extra territorialité, exempte dexigence
et de réflexion. Il doit donc philosopher, et devenir lui aussi
létranger. Sil ne shabitue pas à aimer,
désirer et produire ce qui ne lui appartient pas, comme pourrait-il
engendrer le philosopher dans sa classe ? Aussi comprendrait-on
difficilement quil ne cherche pas un minimum ce quont pu
dire nos célèbres trépassés. Certes leurs
discours ne sont pas toujours faciles à lire ou à comprendre,
et ils ne sont pas tous passionnants. Dautant plus que lon
peut tous avoir des sujets de prédilection. Mais si cette ignorance
devient une posture, en quête de justification, qui prétendrait
à un philosopher spontané, prête à sémerveiller
devant la parole infantile ou adolescente comme succédané
de la pensée, alors limposture nest pas loin. Aude
sapere ! sécrie-t-il comme Kant à ses élèves,
sans mettre en pratique cet impératif. Ose savoir ! dit-il,
mais ses actes le trahiront. Quelle énergie véhicule-t-il,
sil se contente de laisser ségrener des paroles sans
suite ou vaguement associatives ? De temps à autre, certes,
quelque coup de génie, par quelque mystérieux hasard,
mais aucune maîtrise némerge, la conscience nest
guère sollicitée. Sil ne sinstalle aucune
rigueur dans le traitement de la pensée, il oppose nécessairement
la pensée des élèves à la connaissance inculquée
en classe, en mathématiques par exemple, où il sagit
de rendre compte du résultat par un processus. Il aura donc créé
un agréable lieu déchange, utile peut-être,
mais sans permettre à chacun daccéder à luniversalité
de son propos. Car seule la démarche est validante, de ce qui
sans cela reste une opinion. Or une démarche ne peut relever
du hasard. La démarche démystifie, elle libère
car lesprit délibère en toute connaissance de cause.
Et pour délibérer, si lesprit humain ne sera jamais
réductible à des processus définis, tout comme
en mathématiques, il est des processus quil vaut mieux
connaître. Pourquoi ne pas profiter du passé ? Sil
est amusant de tenter de recréer une mathématique, il
est au moins aussi amusant de le faire en sappuyant sur ce qui
a déjà été fait.
Alors on peut réfléchir indéfiniment
sur les procédures à mettre en place, sur leurs subtilités
et leurs complexités, sur les multiples règles de la discussion,
sur les dimensions psychologiques et affectives de laffaire, mais
le philosopher reste avant tout un art du questionnement, qui comme
tout art se sert de techniques et de connaissances qui conditionnent
lémergence de la créativité et du génie.
Attitude et aptitudes certes sont les conditions de lagir. Mais
pourquoi faire fi de ce qui est, de ce qui est donné ?
Si lon aime les problèmes, plus rien
ne nous étranger. Cest alors que lon devient létranger,
car lhabitude naime pas les problèmes, elle apprécie
avant tout les certitudes et les évidences. Mais aimer les problèmes,
pour leur apport de vérité, pour leur beauté, pour
leur mise en abyme de lêtre, pour leur dimension aporétique,
cest donc aimer la difficulté, létrangeté,
la question. En cela, il sagit dune éducation des
émotions, afin de permettre à lesprit de ne plus
se complaire dans limmédiateté, dinterroger
le sujet à partir de ce qui émerge du monde, et non à
partir de rien, de règles arbitraires et figées, ou de
quelque grille de lecture académique.
Qui es-tu ? nous demande Socrate. Existes-tu ?
nous demande Nagarjuna. Sais-tu ce que tu dis ? nous demande Pascal.
Doù tires-tu cette évidence ? nous demande
Descartes. Comment peux-tu le savoir ? nous demande Kant. Peux-tu
penser le contraire ? nous demande Hegel. Quelles conditions matérielles
te font parler ainsi ? nous demande Marx. Qui parle lorsque tu
parles ? nous demande Nietzsche. Quel désir tanime ?
nous demande Freud. Qui veux-tu être ? nous demande Sartre.
Pourquoi ne pas se laisser interpeller ? Et qui prétendons-nous
interpeller lorsque nous ne voulons pas entendre leurs questions ?
À moins que nous préférions discuter uniquement
entre nous.