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Analyse du rôle du maître dans la discussion à visée philosophique à l’école primaireRessemblances, différences, divergences dans les conceptions du rôle du maître.proposée par Johanna TREIBER – LEROY Le corpus est constitué de 32 documents[1] écrits par 21 praticiens (6 au cycle 2, 13 au cycle 3, 5 dans les SEPGA, IMPRO), 14 formateurs, personnes de ressources, 18 étudiants (maîtrise à thèse) ; 7 professeurs de philosophie (ou ayant une formation spécifique en philosophie)[2]. Leur intérêt pour la discussion à visée philosophique (DVP) est souvent basé sur des expériences antérieures (études de philosophie, AGSAS, café philo, écoles coopératives, débats ‘quoi de neuf ?’) L’analyse proposée tente de rassembler les points qui semblent faire consensus et relever ceux qui présentent des différences. Avant d’entrer dans l’analyse des textes, nous constatons qu’ils sont écrits essentiellement à l’indicatif présent, une fois au conditionnel (idéal type). Ils se présentent soit d’une manière statique (forme déclarative), soit d’une manière dynamique (intégrant un processus dans le temps). Les référents théoriques cités sont Platon, Aurel, Mounier, Dewey, Rogers, Gordon, Lipman, Lévine, Meirieu et Paturet. ANALYSE COMPARATIVE1. Son rapport au pouvoir, au savoir, à la parole, au sens de l’école dans la mise en œuvre de ces pratiques A/ Socle qui semble commun Tous les participants sont engagés dans une démarche réflexive et à la recherche d’une clarté professionnelle (7[3]). Le maître postule l’éducabilité philosophique des enfants (29). L’école ne sert pas seulement à la transmission du savoir, ici le savoir s’élabore (18). Le maître présuppose que parole et langage sont intimement liés. La discussion est une des modalités de l’apprentissage du philosopher (29). B/ Différences constatéesLe rapport au pouvoir On peut noter différents degrés entre un guidage fort, centralisé (18), une délégation de pouvoir (13), un partage de pouvoir et des responsabilités, la tentative d’un mode démocratique de socialisation scolaire (3), une tentative de “ s’effacer ”, une absence quasi totale du maître. Le rapport au savoir L’enseignant n’est plus le représentant exclusif du savoir (5). Il adopte le modèle socio-constructiviste : l’élève est acteur de l’élaboration de son propre savoir, le rapport entre pairs étant une des ressources possibles (29). Lors des DVP le maître ne peut que libérer des connaissances (9). Pour quelques-uns il est important de reconnaître comme valables les représentations, connaissances et expériences des enfants, pour d’autres de reconnaître à l’enfant la capacité de penser et apprendre seul. Le rapport à la parole Pour quelques-uns uns le questionnement permet “ l’accouchement socratique ”, pour d’autre “ la conception ” (8) puisque le dialogue extérieur devient dialogue intérieur et par-là il rend possible l’émergence de la pensée (8). La parole est alors considérée comme constitutive à la construction de soi-même comme sujet de pensée (8). Lors des DVP il y a dépassement des échanges discursifs (sophisme) : la visée philosophique c’est faire l’expérience de (13). La DVP est à penser comme une discussion démocratique (dans un esprit d’éthique communicationnelle) à fortes exigences intellectuelles (29). Le rapport au sens Le maître doit aider les élèves à construire des valeurs afin de pouvoir vivre et apprendre avec les autres. Il doit éveiller l’élève à développer sa personnalité et sa capacité à agir sur son environnement (13), éveiller les consciences (accompagner la germination de la pensée) et aider à la construction du cheminement réflexif (10). Le maître doit tenter de faire passer du paraître à l’être, de faire apparaître le manque pour qu’émerge le désir de savoir. Il doit permettre aux enfants de construire des outils pour permettre l’établissement de procédures d’apprentissage motivées et sensées(33), pour pouvoir donner sens à leur vie. La DVP c’est une nouvelle forme de penser le monde. C’est différents rapports, significations et représentations jouent un rôle déterminant dans la représentation des fonctions et les pratiques. 2. Les fonctions, statuts, postures, places, positions qu’il est amené à tenir au niveau pédagogique et didactique, théorique et praxéologique, déontologique et éthique A/ Socle qui semble commun Le maître organise un habitus. Il est garant de la loi, des règles, il contribue à fonder des lois (linguistiques et comportementales) de l’échange. Le maître est le garant de l’éthique du dialogue et de l’exigence de vérité (19). Il a un double mandat : favoriser la pratique d’habilités cognitives propre à la recherche et inviter les enfants à s’engager dans une enquête philosophique (27). Le maître permet aux élèves de viser une pensée impersonnelle, universelle et objective. Il renonce à la formule pédagogique magistrale de la réponse au nom d’une pédagogie dialogique de la question (17). Enfin, le maître est un modèle de comportement, il est lui-même dans un état de recherches, d’interrogation. B/ Différences constatéesLes noms utilisés dans les textes pour signifier le maître nous éclairent sur la diversité de son statut. On parle de : maître, garant, organisateur, adulte éducateur, instigateur intellectuel, prof de philo, “ le philosophe ”, “ ceinture noire ”, co-chercheur, adulte, adulte référant, personne de référence, accompagnateur ou bien animateur. Il a un rôle de : guidage, taon, ce ‘on’ de la caverne, éveilleur, ferment catalytique, metteur en scène (jeu d’acteurs, scène et figurants, habillage, masque), meneur de jeu, il représente un modèle, il est comparé au biologiste, au psychanalyste. Il intervient pour : orchestrer, conduire, organiser un habitus, aiguiller, démontrer, évaluer, valider (et invalider), aider, contribuer, étayer, maintenir, mettre en situation, mettre en déséquilibre, aiguillonner, faire sortir (des habitudes), inciter, inviter, permettre, faciliter, essayer, laisser (une vrai parole) et/ou faire advenir. Mais aussi il doit lui-même s’étonner, apprendre, accepter, adopter, être détaché, être impliqué. Il est entouré d’élèves, d’enfants, jeunes enfants ou de futurs citoyens. Le maître propose des entretiens ou met en place une discussion, un dialogue collectif (9). Il développe la maîtrise de la langue et des discours, et par-là un rapport social au savoir et à d’autres attitudes d’apprentissage, il facilite la réflexivité langagière (7). Par la mise en débat des représentations il permet au dialogue entre pairs de s’élargir au réseau organisé de discussion (10). Le maître fait progresser grâce à la conceptualisation, argumentation et problématisation, ou grâce aux questionnements socratiques. Pour d’autres le rôle du maître est de créer les conditions qu’une pensée advienne (8). D’autres insistent pour que les jeunes enfants expérimentent le fait de penser “ par eux-mêmes ” (13). Soit le maître autorise, soit il permet aux élèves de s’autoriser. Il maintient en éveil leur curiosité innée, ou il les y amène. Il doit permettre l’éveil de la conscience personnelle (10). Il est le garant de l’exigence de vérité, d’entendre et de libérer dans la parole balbutiante de l’élève la prétention à la vérité déjà inscrite. La discussion philosophique est un exercice de réflexions logiques, une formation de l’esprit (19), elle permet l’articulation de la démocratie scolaire avec le développement de la pensée autonome et critique (29), ou bien la construction de la personne. Les valeurs humanistes et éthiques permettent la construction du futur citoyen (10). Pour certains, ses ateliers sont un outil pour favoriser la co-construction de la loi et l’expérience de la démocratie, pour faire développer le sens de la responsabilité et de l’autonomie, pour faire l’expérience du vivre ensemble. Pour d’autres ces ateliers ne doivent pas être considérés comme une éducation civique, on ne peut pas les instrumentaliser (1), il n’y a pas de messages à passer (4). Les rôles délégués aux élèves visent l’investissement des enfants et l’autorégulation (13), l’élève devient le garant (8). Pour quelques-uns uns, les ateliers permettent surtout la construction de la personne. Le maître invite l’enfant à dire “ je ”, il reconnaît le rôle fondamental de la relation humaine, il permet la rencontre avec l’altérité, dans un climat de confiance et de respect (8). Pour plusieurs, le maître est garant de ce climat, pour quelques-uns c’est le groupe et chacun de ses membres, individuellement et collectivement (8). La reformulation est sujet de nombreuses réflexions : elle est absente (trop sujette au détournement de la pensée de l’enfant (33), souhaitable (12), essentiel, donc uniquement de la responsabilité du maître (18) ou bien confiée à un enfant-animateur (8, 13). Le maître en reformulant, doit être orienteur ou surtout ne pas intervenir (19). Soit le maître explique les étapes afin de favoriser l’analyse et la reconnaissance des processus utilisés (14), soit il écoute sans donner un savoir sur cette pensée. Déléguer des rôles aux élèves est considéré par les uns comme des expériences (d’écoute, de reformulation, d’une réflexion méta, de construction d’un cadre garant d’une éthique communicationnelle) (13), par d’autres comme étant dommageable. Lors de la DVP, le maître travaille les compétences ou il laisse à l’enfant la liberté de cheminer. Au-delà de la pratique philosophique, quelques-uns pensent que le maître a un rôle psychologique dans l’organisation pédagogique de la discussion (10). Il joue un rôle de médiateur (19) mais il ne sert pas à la médiation entre les élèves (9). L’idée que le maître libère (9) se différencie de l’idée que les deux, enfants et maître entrent ensemble dans la co-réflexion. Enfin, le débat doit s’inscrire dans des continuités pédagogiques (23) ou il doit en être totalement séparé. Le maître doit être ou l’ignorant (9), ou avoir une formation solide (18). La connaissance philosophique est une nécessité, est recommandé ou il n’est pas vraiment nécessaire (débuter avec un tâtonnement pour l’aborder avec plus de liberté, créativité, neutralité (22). Il semble qu’un encadrement pédagogico-philosophique soit nécessaire. Plusieurs soulignent que la ‘communauté de recherche’ se forme progressivement (28) : la discussion philosophique est alors un processus qui évolue et fait évoluer dans le temps, soit les élèves, soit les élèves et le maître. 3. Les démarches et dispositifs, procédures et processus qu’il met en place, les supports, outils, techniques qu’il utilise à cet effet A/ Socle qui semble commun Les séances sont organisées avec une certaine régularité dans le temps et dans l’espace. L’organisation spatiale est différente par rapport à celle pratiquée pour l’enseignement classique. La discussion est régie par des règles démocratiques. Le maître décide de tenter cette innovation. C’est lui qui met en place DVP et fixe le protocole. Il en est le garant premier. B/ Différences constatéesLes différences se révèlent tout d’abord dans la dénomination des ateliers : discussion ou débat, philosophique ou à visée philosophique, atelier philosophique, temps philosophique, moment philosophique, philosophie pour enfants, philosophie avec les enfants, communauté de recherche philosophique, discussion “ philo ”, discussion argumentée, débat/rencontre, dispositif de parole. L’enseignant travaille avec la classe entière ou avec la moitié des élèves. Une contribution propose de travailler au niveau de toute l’école, en décloisonnant les classes (4). Les séances durent entre 10 et 45 minutes. La préparation de la séance est très importante pour quelques-uns. Elle incombe à l’enseignant (18), mais peut intégrer les élèves (28). Le thème émerge d’un événement vécu en commun, est proposé par un élève ou par le maître. Dans ce cas, il part des questions que l’enfant se pose, des questionnements philosophiques(27), ou de dilemmes moraux. La question peut être lancée d’une manière brute, sa construction peut faire l’objet d’une séance à part (avec possibilité d’en discuter avec les parents (16), elle peut prendre sa source dans des œuvres d’auteurs étudiés (10), des diapos, peintures (4). Pour quelques-uns le moment du choix du sujet est un moment essentiel (9). Les séances sont animées soit par le maître, par un philosophe (ou intervenant spécialisé) en présence de l’enseignant (9, 24), soit par des enfants-animateurs (11, 13). La discussion peut prendre des formes différentes. Elle peut être totalement libre, dans ce cas nous décelons deux approches différentes : l’une relâchée (laisser faire), l’autre rigoureuse (créer un vide pour obliger l’enfant à entrer dans le monde des penseurs). Ou l’adulte intervient. Dans ce cas il intervient uniquement sur la forme, il aide à aller plus loin (notamment par le triptyque conceptualisation, problématisation, argumentation), ou bien il propose un guidage directif (18). En principe les séances privilégient l’expression orale, parfois les élèves ont le droit d’écrire (1), l’écriture est alors considérée comme un support, une stimulation, ou bien un moment différent mais important de l’atelier (25). Le tableau est soit totalement absent, soit une aide (visualiser la progression), soit un élément essentiel de structuration (23). Les séances de discussion philosophiques comportent parfois un volet méta (discussion sur la forme, sur le travail d’animation, sur la discussion elle-même). 4. Les conséquences de telles pratiques sur la construction et l’évolution de son identité professionnelle, en particulier dans le processus enseignement–apprentissage et sa mission de socialisation Il y a une certaine concordance dans les conséquences citées : Un maître parle de son étonnement des capacités de très jeunes enfants à “ philosopher ”, à poser des questions essentielles, à réfléchir avec rigueur, sérieux dès qu’il leur laisse une vraie parole. Le maître note un changement d’écoute, un intérêt suscité par la parole de l’élève (25). La classe se trouve véritablement transformée par cette nouvelle pratique et l’enseignant lui-même conséquemment , transformé par elle (25). L’attitude de l’enseignant est modifiée : il devient “ observateur actif ” de leur cheminement. L’enseignant cherche davantage à leur poser des problèmes qu’à attendre des réponses, il parle moins et suscite davantage l’échange. Tâtonnement et erreurs sont vus comme des tentatives de compréhension. Son intervention et ses attentes sont mieux adaptées à ce que l’enfant peut faire. L’enseignant se positionne comme chercheur en quête de situations aidantes, mais place également l’élève comme chercheur, sachant qu’il faut apprendre à réfléchir ensemble, à travailler en équipe. Une relation de reconnaissance respective se met en place. Le maître perd un peu son rôle d’autorité informative, mais garde son rôle d’autorité instructive (27). L’enregistrement, le regard méta d’une tiers personne et des échanges d’expériences permettent à l’enseignant un meilleur éclairage sur lui-même, ce qui entraîne une évolution, des ateliers en devenir. En résumé : Parmi les différences relevées, quelques-unes doivent être considérées comme des divergences. Elles proviennent de divergences plus profondes, et ceci dans trois domaines : - Les divergences internes à la philosophie : la pensée réflexive pour elle-même, pour se construire, pour donner sens à sa vie, pour vivre ensemble, pour penser le monde. - Les divergences dans la conception de l’enfant : l’enfant doit être introduit dans le questionnement philosophique ou bien l’enfant, parce qu’être humain, se pose naturellement ces questions. - Les divergences dans l’intention du philosopher : outil, visée ou bien à la fois outil et visée. Ces différentes conceptions induisent des divergences dans la représentation du rôle du maître qui se présente comme guide, accompagnateur, catalyseur, accoucheur ou concepteur. Celle-ci détermine son degré de guidage qui peut aller d’une forte présence, passer par une délégation, jusqu’à une abstention quasi totale. Elle détermine aussi le moment central de son action, dans l’immédiat (susciter, réguler le débat) ou bien en amont (recherche de procédures qui déclenchent des processus de pensée). Ces divergences induisent également des visées différentes, la construction du cheminement réflexif, la construction de la personne ou bien la construction d’un être social et citoyen. Ces divergences, bien que significatives, semblent pourtant ne pas être fondamentales pour au moins deux raisons : La première est que même si la visée de l’enseignant est unidimensionnelle, pour l’enfant ces trois processus de construction sont intimement liés. La deuxième raison est que l’on peut repérer, à travers les différents textes, un socle commun constitué d’idées fortes telles que : le maître postule l’éducabilité philosophique des enfants, il est le garant de l’éthique du dialogue et de l’exigence de la vérité, il est lui-même engagé dans une démarche réflexive. Elles peuvent être considérées comme des éléments fondamentaux qui unissent tous ceux qui participent à ce travail de recherche. [1] Documents transmis sur support papier, numérotés de 1 à 33 [2] Plusieurs personnes font partie de différents groupes [3] Pour signifier la richesse de pensée et d’expression nous avons fait le choix de construire l’analyse exclusivement avec les énonciations des auteurs. Le chiffre entre parenthèses indique le numéro du texte cité en exemple. Quelques sources ont été perdues et doivent être retrouvées. |