Le rôle du maître

dans une discussion à visée philosophique

par Laure Galvani, professeur des écoles à Joué-lès-Tours

            Les enfants posent souvent des questions d’ordre existentiel. Je fus de ceux-là et bien rarement les "grands" y ont porté attention. Est-ce pour cela qu'aujourd'hui dialoguer avec les enfants sur ces questions me paraît très important, et que malgré ma formation initiale en philosophie qui aurait pu m’orienter d’emblée vers le lycée, j'ai choisi d’enseigner à l’école primaire ? En effet je pense depuis longtemps qu’il est regrettable d’aborder la réflexion philosophique uniquement en terminale.

            Dès lors je me suis demandé comment faire de la classe un lieu d’échange et de parole, et de m’orienter vers la classe coopérative. Car pour moi tenir compte des préoccupations des enfants c'était leur donner des espaces de parole dans lesquels ils puissent poser ces questions et être entendus. L'instauration de la classe coopérative permettait qu'existent ces espaces. Prise dans le jaillissement des questions spontanées des élèves, j’ai animé des discussions à visée philosophique de manière intuitive. Mais depuis quelques temps je ressens le besoin de plus de rigueur didactique pour clarifier ma démarche et mon rôle dans la discussion, et mieux en cerner les finalités.

            En voici une première tentative, dans laquelle je n’aborderai pas la question des dispositifs, ni celle des supports, n’ayant pas encore suffisamment expérimenté toute la diversité de ces moyens pour en entrevoir les effets. Aussi je partirai du questionnement des enfants dans les situations de la vie de la classe essentiellement, et de ce qu'il a produit comme effet sur ma conception du métier d'enseignant.

            Partir des questions des élèves pour animer une discussion à visée philosophique, c’est rendre possible des actes de parole produits à plusieurs. En ce sens la discussion à propos d’une question sujette à controverse appelle par son urgence pour les interlocuteurs une réponse, ou à tout le moins un éclaircissement, un plus haut degré de compréhension.

            La discussion serait à visée philosophique, pour une part à travers l’objet même du questionnement, à savoir le sens de l’existence, et d’autre part à travers la manière même d’élaborer cette parole commune. En ce sens elle diffère du débat d’opinion qui ne fait qu’aborder parfois ces questions, mais surtout ne les soumet pas à la rigueur de la réflexion visant plus d’intelligibilité, plus de sens, car par la réflexion se créent de nouveaux liens, de nouvelles compréhensions du monde.

            Dans la discussion à visée philosophique, le rapport aux interlocuteurs n’est plus entrevu comme un rapport où chacun tente de briller plus que l’autre, ou que tous les autres par un jeu de pseudo-arguments, mais bien plutôt comme un entrelacs de questions qui permettrait à chaque intervenant de construire son propre cheminement, et par son questionnement infini permettrait aux autres de se construire.

            Aussi peut-on penser qu’il y a une fécondité de la discussion à visée philosophique à l’école, car le dialogue ainsi instauré peut être entrevu comme une modalité grâce à laquelle l’enfant pourra se construire son identité d’homme. En effet si, dans une certaine tradition, oral et philosophie sont incompatibles, nous sommes de ceux qui pensent que la philosophie n’est pas que solitaire méditation, mais aussi discussion productrice de sens rendant plus consistante l’existence.

            Si l’enseignement de la philosophie en France vise à former des citoyens capables de s’impliquer dans la vie démocratique et de l’évaluer pour la faire évoluer vers plus de droit et de justice, alors toute personne, l’enfant également, en tant qu’elle se pose la question du sens de son existence dans le monde, est en droit de bénéficier de cet enseignement, d’une formation à la pensée philosophique. Et si la discussion à visée philosophique permet cette co-construction des interlocuteurs, elle a toute sa place à l’école.

            Reste à tenter de définir le ou les rôles que peut ou doit tenir le pédagogue pour prétendre permettre à l'enfant de se former à travers la discussion à visée philosophique.

            D’une part il a en charge la mise en place de la situation et le choix ou l’élaboration d’un dispositif qui lui semble le plus à même de satisfaire aux finalités qu’il a fixées à la discussion à visée philosophique dans sa classe. Dans ce cadre-là il doit être attentif aux effets que peut produire tel ou tel type de dispositif.

            D’autre part, dans le cadre de la discussion à visée philosophique, le maître devrait permettre à l’enfant :

                        - de reconsidérer de manière réflexive son vécu immédiat et d’en approcher la complexité à travers les propositions de ses pairs et l’étayage de l’enseignant (choix de modalités ou attitudes existentielles) ;

                        - d’utiliser son imagination et sa pensée critique pour confronter ses représentations à d'autres visions du monde, d'autres valeurs et les mettre en crise ;

                        - de se projeter vers son avenir à travers une démarche réflexive menée en groupe ;

            Pour ce faire, l’enseignant doit tenir compte :

                        - de la charge affective que l’enfant investit dans son vécu immédiat, que l’on peut facilement mettre en évidence dans la discussion, par la tendance à ressasser les mêmes exemples et à ne pouvoir s’en extraire pour faire évoluer son point de vue, car l’enfant croit être dans le vrai. Ici le rôle du maître consiste à prendre en compte le questionnement de l’enfant dans sa dimension affective, et à veiller à ce que la confrontation des points de vue aboutisse à un sens plus riche, à ce que s’élabore peu à peu une pensée plus universelle, moins tournée sur soi, sans que pour autant cela blesse l'enfant dans son identité ;

                        - du désir de l’enfant d’apprendre et de comprendre. C’est sur ce versant cognitif que le maître doit offrir à l’enfant l’étayage qui le guidera pas à pas vers une exigence réflexive propre à la démarche philosophique. Il vise la formation de la pensée réflexive de l’enfant. Le maître doit permettre aux élèves de faire émerger leurs représentations qui sous-tendent telle ou telle position dans la discussion, de les analyser et de les expliciter en guidant la discussion : demander de préciser des termes, de poursuivre un raisonnement, proposer une définition, soulever des contradictions. Il peut aussi reprendre ou reformuler ce qui a été énoncé pour en faire la synthèse, pour permettre la conceptualisation ;

                        - de ce qui se joue pour la classe ou le groupe lors d’une discussion à visée philosophique. Selon nous, dans la discussion à visée philosophique devrait se construire progressivement un corpus de définitions, de notions et de valeurs communes, qui constituerait le terreau de la vie du groupe. Ce corpus serait le reflet de la co-construction d’une mémoire réflexive commune, comme une histoire de la pensée en cheminement à laquelle chaque interlocuteur a contribué et dans laquelle il peut se reconnaître. L’enfant se saisirait alors pleinement comme membre de la communauté.

            Concrètement lors de la discussion à visée philosophique, partant d’une question d’enfant, le maître se doit d’amener les interlocuteurs à interroger les opinions énoncées, pour que se construise progressivement une attitude qui permette à l'enfant de temporiser son adhésion. L'enseignant met en évidence les contradictions à l’aide des opinions énoncées et ce afin de conduire les élèves à clarifier les notions utilisées pour élaborer un corpus notionnel commun à partir duquel chacun sachant ce dont il est question pourra construire dans la discussion une argumentation qui lui est propre, dans laquelle il exerce sa pensée réflexive. Construisant un sens, dans la discussion par la réflexion, l'enfant voit son existence prendre consistance. Nous pouvons penser que l’enfant sera à même de faire des choix réfléchis et autonomes pour lui-même (cf. Michel Tozzi, Penser par soi-même. Initiation à la philosophie, Chronique Sociale, Lyon, 1996)

            Nous pourrions donc dire que dans son rôle éducatif le maître est ici un guide qui permet à l'enfant d'avancer sur la voie périlleuse de l'autonomie en mettant en oeuvre sa pensée rationnelle et critique et en se référant aux valeurs construites dans la discussion. Pour ce faire l'enseignant devrait, lors de discussion à visée philosophique, avoir en vue les 3 pôles suivants de formation :

                                                    

            Et l’on saisit alors toute la dimensions formatrice pour l'enfant de la discussion à visée philosophique à l’école.

            Partant de ces réflexions, il devient apparent que tenir un tel rôle n'a pas été sans mettre en crise pour nous une certaine conception de l'enseignant véhiculée dans la profession. En effet il nous semble que dans une telle démarche ce qui est en jeu c'est la pensée même de l'enfant, sa construction. Enseigner n'est plus dire à l'élève ce qu'il doit penser ou faire, ce n'est plus apporter des réponses, sans quoi il ne s'agit plus de formation ou d'éducation, mais bien d'endoctrinement, et il ne serait plus possible de parler d'autonomie, mais bien plutôt d'aliénation de la pensée. En aucune manière le maître ne peut être celui qui apporte à  lui seul des solutions. Et, pour citer O. Reboul, le seul garant contre le risque d'endoctriner les élèves est "dans une éducation qui, pleinement respectueuse de la liberté et de la pensée des individus, réponde à leur besoin de communauté, de vérité, de sens" (in, L'endoctrinement, Paris, PUF, 1977).         

            Il semble que cette attention particulière de l'enseignant contre le risque d'endoctriner, ne s'arrête pas à la seule pratique dans la classe. En effet, refuser d'endoctriner est un choix existentiel et éthique, une certaine manière de concevoir la relation à l'autre et par extension la relation pédagogique, mais aussi de concevoir sa propre existence qui, pour ce qui nous concerne, a précédé le choix même d'enseigner. En effet, c'est de cette tension entre un choix existentiel et les exigences institutionnelles qu'est née cette réflexion sur ma pratique pédagogique. Faire le choix de la réflexion, transforme l'existence propre, la relation à l'autre et à terme la relation à l'institution. C'est une exigence qualitative pour son existence qui déconstruit  les préconceptions et vise des contenus de sens toujours plus riches, plus vrais par le biais de la réflexion philosophique. Cet acte donne consistance à l'existence et procure une joie d'être.          

            La quête de tout homme est le bonheur, non un bonheur fugace, mais un bonheur en tant que "Préférable absolu", dans lequel l'existence acquiert son sens le plus plein, comme expression d'une liberté qui se projette dans le futur proche par l'action. Cette action est une manière d'être dans le monde et avec les autres délibérément choisie, elle est une modalité, une attitude existentielle, "une détermination qualitative de la conscience" pour reprendre les propres termes de R. Misrahi (in Les actes de la joie, Paris,  PUF, 1987, p. 12). Or, se projeter dans le futur proche c'est viser au-delà du présent, un avenir non encore existant, c'est choisir entre plusieurs avenirs possibles, c'est exercer pleinement sa liberté créatrice d'existant autonome. Cette action nous constitue comme être sensé et présent à soi-même, réfléchissant, dans un retour permanent évoquant une spirale ascendante. Ce qui se renouvelle c'est le choix de la réflexion, et c'est de ce choix réitéré que découlera le bonheur. La vie sera faite de tous ces actes de pensées permettant de réinterpréter les vécus immédiats et de sortir de l'opinion : "anticipation, interprétation, construction, imagination sont les conditions de l'existence heureuse" (R. Misrahi, ibid., p. 47), et il en va de même du savoir qui procure la joie de connaître. Ainsi quête du bonheur et quête de vérité sont liées. Cette quête pour soi, si elle n'est pas présomptueuse, se transforme en désir de voir éprouver le bonheur par les autres et avec les autres.

            Cette joie ressentie dans l'acte fondateur de l'existence et de la pensée transforme les relations qu'un enseignant entretient avec ses élèves. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’action d’étayage du maître. Par sa rigueur dans la pensée et dans la discussion, l’enseignant offre à ses élèves un modèle de pensée critique et de comportement qui leur permet de saisir l’enrichissment apporté par l’écoute et l’échange d’idées avec des pairs. Voir les élèves cheminer vers une pensée réfléchie et ainsi donner sens à leur existence, les voir ressentir du plaisir à la découverte, à la construction de la connaissance comme acte fondateur d'une validité, procure aussi une joie à l'enseignant. Sans vouloir faire de l'enfant un adulte avant l'heure, lui donner la possibilité de construire sa réflexion à travers la discussion à visée philosophique c'est lui permettre de questionner le monde et de se questionner, de penser par soi-même et de ressentir la joie d'exister et de connaître : "La joie épistémologique de connaître rejoint, ou symbolise, la joie existentielle de créer. Fonder l'objet dans sa vérité, c'est se fonder soi-même dans l'être." (R. Misrahi, ibid, p. 49). Dans une telle conception, le maître n'est plus un simple agent de l'institution, il exerce sa capacité d'analyse et fait le choix d'une pédagogie permettant  au mieux à l'élève de construire son propre parcours. Autrement dit des choix éthiques et théoriques entraînent des décisions praxéologiques et pédagogiques s'inscrivant dans la vie même de la classe.

Date de création : 09 mars 2003
Date de révision :
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