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Dialogues et agoras sur internetJean-François
Chazerans Format rtf (34 ko) - Format zip (9 ko) Contrairement à la communication verticale propre aux principaux médias, c'est bien une communication horizontale et facile d'accès qu'offre internet à la plupart des citoyens. Outils d'échanges réciproques sous la forme de courriers, dialogues ou forums à l'échelle de la planète, l'agora électronique peut-elle cependant prétendre aux mêmes qualités qu'un débat en vis à vis ? En premier lieu, pour ce qui est des principaux médias, s'agit-il vraiment de communication verticale ? Ne s'agit-il pas plutôt d'information ? car, contrairement à la communication où chaque récepteur peut devenir à son tour émetteur, dans l'information n'est-il pas plutôt question de diffusion, c'est-à-dire qu'un seul émetteur diffuse de l'information à un ensemble de récepteurs ? Par exemple avec la presse écrite, la radio ou la télévision, ou même lorsqu'on écrit un livre, il n'y a pas d'échange puisque les récepteurs ne peuvent pas répondre à l'émetteur. Outre cette information de masse, verticale et unilatérale, il existe des formes d'information en présentiel qui peuvent se révéler être un pas vers une communication toutefois verticale. Il s'agit du discours suivi, par exemple le discours d'un homme politique dans une réunion électorale ou à l'assemblée nationale ou une conférence ou même un cours magistral : dans un même lieu, un seul émetteur parle à plusieurs récepteurs. Contrairement à ce qui se passe dans l'information et puisqu'il y a co-présence de l'émetteur et des récepteurs, ces discours suivis unilatéraux et verticaux de haut en bas peuvent être suivis le plus souvent de questions, mais aussi de réponses, d'un récepteur vers l'émetteur et, très rarement, de débats : un récepteur répondant ou posant une question non plus à l'émetteur principal (conférencier, enseignant.) mais à l'un des récepteurs qui est devenu émetteur. Malgré les apparences ces relations en restent toujours, dans le meilleur des cas, à une succession d'échanges à deux. J'ai participé par exemple il y a quelques jours à la réunion associative d'un comité de quartier dans laquelle la présidente avait le rôle principal : elle nous informait de certaines choses, il y avait quelquefois des retours et même des échanges mais c'était toujours un échange à deux seulement. Ce n'est pas tout, nous avons tous aussi à notre disposition un certain nombre de moyens d'échange plus personnels. Il s'agit ici de communication horizontale : l'émetteur et le récepteur, étant sur le même niveau, peuvent alternativement se répondre. Dans certains, comme le courrier postal, il s'agit le plus souvent d'un seul émetteur écrivant à un seul récepteur qui ne sont pas co-présents. Contrairement à la presse écrite par exemple, le récepteur est individualisé et identifié sinon connu et peut à son tour devenir émetteur. Dans d'autres comme le téléphone, il s'agit le plus souvent d'un seul émetteur parlant à un seul récepteur qui ne sont pas présents spatialement l'un à l'autre mais qui le sont temporellement. Les protagonistes sont toujours individualisés et le plus souvent identifiés mais, contrairement au courrier postal, l'échange est immédiat, l'émetteur peut répondre alternativement à l'intérieur d'un seul échange. En dernier lieu, nous pouvons évoquer la conversation entre amis, le plus souvent c'est un entre deux proche du téléphone où le récepteur devient à son tour émetteur et réciproquement, la différence étant que les interlocuteurs sont co-présents. Pourra-t-on trouver de la communication horizontale en vis à vis à plusieurs, c'est-à-dire un véritable débat ? Sauf peut-être dans certains cafés-philo, nous n'avons nulle part affaire à un réel débat collectif sous forme de véritable dialogue[1]. Car, nous pensons premièrement que ce dernier ne peut apparaître que dans des groupes démocratiques et égalitaires[2] et donc n'est pas possible avec l'information ou la communication verticale. Et deuxièmement, contrairement à tous les autres moyens utilisant la communication horizontale que nous venons de voir, chacun des participants se considérant à la fois comme émetteur et récepteur, l'échange est vraiment à plusieurs et non pas successivement à deux. C'est, nous pensons, la spécificité des débats de cafés-philo : construire ensemble, à 20, 50 ou plus, dans un groupe où personne ne domine les autres, des dialogues collectifs. C'est cela pour nous proprement philosopher : penser par soi-même et avec les autres.[3] Qu'en est-il maintenant de l'agora électronique ? Comment se situe-t-elle par rapport à l'information, aux communications verticale et horizontale et au débat en vis à vis dont nous venons de parler ? En 1997, après un an et demi de fructueux cafés-philo au Gil bar à Poitiers, nous avons observé une désaffection des participants. Ne sachant pas que c'était ponctuel, j'ai pensé que les poitevins n'étaient peut-être pas si sensibles qu'ils paraissaient à la philosophie et j'ai décidé de tenter ma chance sur le web. Je supposais à l'époque que cela aurait comme avantage de regrouper les gens intéressés par les cafés-philo et par le débat qui étaient dispersés un peu partout. Très rapidement j'ai dû déchanter ou du moins remettre ce projet à plus tard. D'abord à l'époque la communication balbutiait, ou peut-être j'en ignorais toutes les subtilités, et l'information prédominait. En effet, il était courant de créer son site, ce que j'ai fait[4], et d'échanger par email[5] de façon assez restreinte, en prenant modèle sur le courrier postal. Très vite toutefois l'habitude de l'email a dépassé l'usage du courrier postal. Les dizaines de mels que je recevais commençaient à créer un espace de communication plurielle, assez restreint au début, mais qui se développait de plus en plus au fil des semaines. Puis j'ai découvert les News ou Forums, en particulier fr.sci.philo, fr.soc.politique et fr.sci.sociologie.[6]. Et je savais à l'époque que les listes de diffusion existaient, en particulier la philoliste[7] mais, comme elle était réservée aux professeurs de philosophie et que j'étais maître-auxiliaire au chômage, je pensais que je n'y avais pas accès. D'autant plus que ces listes étaient surtout utilisées par les universitaires et les chercheurs et que pas grand monde à l'époque n'avait mesuré l'intérêt de ce média et le développement qu'il aurait[8]. Et puis quelques mois plus tard, j'ai découvert l'IRC (Internet Chat relay)[9]. C'était au plus fort de la répression du Mouvement des chômeurs de Noël 1997, et de la propagande médiatique gouvernementale pour dénier ces luttes. Pour contourner l'écueil du muselage de la presse, les chômeurs avaient créé le canal #antennassedic sur IRC. C'était un « chat » c'est-à-dire un espace de dialogue en direct où on pouvait s'informer et surtout communiquer. Ca n'a pas vraiment bien fonctionné, mais ça m'a donné l'idée de créer un cyber-café-philo par chat, qui n'a pas non plus marché. Par contre l'idée était présente et, techniquement, tous ces protocoles différents ont rapidement été disponibles directement sur le web, forums et chats un peu partout, chaque site proposant les siens et surtout sites web spécialisés dans les chats, particulièrement avec Caramail[10]. C'est en novembre 1999 que j'ai découvert ces sites. C'était plus des espaces de rencontres et de relations virtuelles pour adolescents que de réels outils d'échange et de débat. Nous avons quand même fait quelques débats et tenté de faire un cyber cours de philo à l'ensemble de nos élèves avec un collègue belge. Comme ce sont des dialogues en direct en communauté, il est difficile de faire un débat tel que nous le connaissons au café-philo. Certes, c'est en direct, mais il manque l'unité d'espace-temps et surtout la présence physique qui permet de s'accorder dans la prise de parole, ce qui fait que les discussions dérivent vite vers des conversations privées en tête à tête. Le but n'étant pas de debattre mais de papoter, il s'agit le plus souvent d'un joyeux chaos[11]. Internet pourrait permettre aisément de communiquer horizontalement et pluriellement en direct avec des personnes qui sont parfois très éloignées mais, comme cela se déroule par écrit et que tout le monde peut écrire en même temps, cela n'est pas vraiment possible. C'est à peu près un an après que j'ai créé ma première liste de diffusion[12]. Ca faisait plus de deux ans que j'étais adhérent de la Philoliste et, suite au second colloque international de café-philo à Castres en novembre 2000, j'ai décidé de continuer les discussions commencées en vis à vis par des débats permanents sur internet.Ca a moyennement marché au début et il a fallu quelques temps pour arriver à quelque chose de conséquent. Ce fût surtout la création de la liste Pratiques-philosophiques[13] et du site internet joint[14] qui a permis de mettre en pratique un groupe (communauté) d'échange ou de recherche et d'analyser son fonctionnement. J'arrivais enfin à ce que j'avais souhaité : regrouper les gens intéressés par certains sujets qui étaient dispersés un peu partout pour débattre par écrit. Ces listes utilisent le mail et ont une interface web par laquelle on peut consulter ou non, ça dépend du paramétrage, les archives, la liste des membres, des fichiers et un agenda partagés. Elles peuvent aussi être paramétrées pour fonctionner de différentes façons. Elles peuvent d'abord être libres d'accès ou à adhésion restreinte, le créateur ou un modérateur acceptant ou refusant les demandes d'inscriptions et pouvant exclure les abonnés qui ne respectent pas la charte. Il peut aussi s'agir d'une pure liste de diffusion, seul l'émetteur pouvant poster, ou d'une liste de discussion tout les abonnés sont à la fois émetteurs et récepteurs. Les listes de discussion peuvent être modérées a priori, tous les messages étant lus et acceptés par le ou les modérateurs, ou modérées a posteriori, l'émetteur et le ou les modérateurs pouvant effacer un message inacceptable[15]. Ce qui fait que toutes les relations réelles, information, communication verticale et horizontale, débat. y sont présentes. La communication par internet est donc actuellement essentiellement par écrit en direct (simultané) : chat ou en différé (email, forums, listes), en conversations (à 2) ou en discussions ou débats (à plusieurs) et, si on la compare avec la communication classique, se situe pour l'instant seulement au niveau du courrier postal qu'elle a érigé au rang de rencontre ou réunion téléphonique voire de débat de café-philo. Arrive-t-on à la qualité d'un débat en vis à vis du type café-philo ? Disons d'abord que si on veut atteindre au moins le niveau d'un débat philosophique de café, les échanges doivent être le plus libre et horizontal possible : libre d'accès, pas d'exclusions, non modéré... Mais cela suffit-il ? Le fait que ce soit par écrit ne dévalorise-t-il pas les échanges sur le web ? Car pour qu'il y ai réellement dialogue en simultané, ne faut-il pas se voir et s'entendre ? Par contre les protagonistes des listes de discussion et des forums gardent des traces et même la totalité des échanges passés. Ils peuvent citer ce qui a été écrit et même répondre à l'intérieur de la citation. L'intérêt de tels outils de communication est donc qu'ils créent un dialogue collectif écrit continuel, leur faiblesse c'est la facilité avec laquelle le dialogue peut retomber dans la conversation ou le bavardage. N'est-on pas alors en présence d'une évolution parallèle : autant les listes de discussion complexifient-elles les échanges écrits jusqu'à en arriver à en faire un dialogue virtuel permanent, autant les débats de café-philo complexifient-ils les échanges oraux jusqu'à en arriver au dialogue en présentiel ? La prochaine étape sera-t-elle d'ajouter le son et la vidéo et de faire de véritables cyber cafés-philo ? Lors du réveillon de Noël 1997, nous avions invité quelques couples d'amis et nous plaisantions en imaginant que dans le futur avec des webcams, chacun resterait réveillonner chez lui et nous pourrions avoir l'impression de réveillonner ensemble. Cela n'est pas arrivé et je doute aujourd'hui que je le souhaite vraiment. Par contre des amis partis à l'autre bout du monde peuvent quand même être présents avec nous grâce à ces outils. De même qu'il ne s'agit peut-être pas que le dialogue par écrit remplace le dialogue oral mais que les deux soient complémentaires : l'écrit étant plus adapté lorsqu'on n'est pas présent temporellement et spatialement, le cyber débat ne pourra-t-il pas trouver une place lorsque le débat réel ne sera pas possible, par exemple lorsque les interlocuteurs seront éloignés les uns des autres ? [1] Voir l'article écrit avec Jean-Pierre Seulin : Philosophe-t-on vraiment dans un café-philo ? www.cafephiloweb.net/cpwt/contrib/debat10.htm . Article paru dans Comprendre le phénomène café-philo - Les raisons d'un succès mondial en 30 questions, ouvrage collectif sous la direction de Yannis Youlountas, préface d'Edgar Morin, La Gouttière, 2002. [2] Voir l'article écrit avec Jean-Pierre Seulin : A quoi peut bien servir un animateur dans un café-philo ? www.cafephiloweb.net/cpwt/contrib/chazseu.htm . Article à paraître dans Diotime/l'Agora. [3] Voir l'article écrit avec Jean-Pierre Seulin : Tout le monde peut-il philosopher ? www.cafephiloweb.net/cpwt/contrib/debat09.htm . Article paru dans Comprendre le phénomène café-philo - Les raisons d'un succès mondial en 30 questions, ouvrage collectif sous la direction de Yannis Youlountas, préface d'Edgar Morin, La Gouttière, 2002. [5] Pour des explications sur le courrier électronique voir le guide de Gilles Maire qui date un peu mais qui est toujours aussi fiable : : http://guide.ungi.net/email.htm [6] « Les News sont des forums fédérés par thème, où, pendant une durée de temps donnée, tous les courriers envoyés sont conservés. Ainsi sur un forum traitant d'un sujet donné, les questions des uns sont envoyées sous forme de message et quelques heures plus tard les réponses des autres trouvent leur place . Les News sont de formidables réservoirs d'informations vivantes sur un sujet » Guide de Gilles Maire http://guide.ungi.net/news.htm [7] Adresse actuelle : http://fr.yahogroups.com/group/philoliste [8] Même Gilles Maire ne consacre que quelques lignes à ce phénomène dans son guide : listes de distribution http://guide.ungi.net/email.htm#_3 et listservs http://guide.ungi.net/email.htm#_4. [9] L'IRC se rapproche de la communication par téléphone mais, contrairement à lui, se déroule par écrit. Cela ressemble quand même bien plus à une réunion téléphonique étant donné qu'il peut aussi y avoir plusieurs récepteurs. Par contre, si dans une réunion téléphonique on peut seulement commencer à parler en même temps, dans un chat on peut tout à fait écrire en même temps, ce qui rend l'échange très difficile et discontinu, surtout lorsqu'on est nombreux. [11] Les chats fonctionnent parfaitement lorsqu'il s'agit de conversations par exemple avec les logiciels ICQ ou le Messenger de Yahoo. [15] Cela ne peut se faire que sur l'interface web, il n'est évidement pas possible d'effacer le courrier qu'un particulier a reçu par mail.
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