DEBAT DEMOCRATIQUE, DEBAT PHILOSOPHIQUE

par Nicolas Go

docteur en philosophie

professeur de philosophie à l'IUFM de Nice-Draguignan

Où l'on clarifie, pour éviter la confusion des genres.

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Le non usage des textes philosophiques constitue le principal obstacle à la détermination d'une pratique philosophique à l'école primaire et au collège, et plus généralement dans toute classe où la maîtrise de l'écrit fait défaut ; ajoutons dans les " cafés-philo " et les divers lieux où s'expérimente une philosophie dans l'oralité. Savoir constituant plutôt que savoir constitué, la philosophie n'existe de fait que dans les ouvres de la tradition philosophique, qui constituent en un sens le seul trésor accumulé de cette discipline, le lieu où se trouvent rassemblées ses exigences constitutives et qui, comme telles, déterminent tout geste philosophique ; les ouvres et les outils conceptuels qu'elles portent sont, selon le mot de Desanti, " l'argent du jeu ", que la pratique philosophique remet perpétuellement " sur le tapis ". Et sans argent, semble-t-il, on ne saurait jouer.

Une seconde difficulté, elle est de taille, tient au fait que, n'étant que la simple idée d'une science possible, n'étant donnée nulle part in concreto, comme dit Kant dans sa première Critique, on ne peut apprendre, selon sa formule consacrée et si souvent évoquée, aucune philosophie mais seulement à philosopher ; c'est-à-dire qu'aucune transposition didactique du savoir n'est possible - tout au plus celle d'une histoire de la philosophie et contre laquelle, en France, nous nous accordons à résister -. On ne lira pas mieux Epicure que Hegel à l'école primaire, car pas plus celui-ci que celui-là ne souffriraient le moindre simplisme, malgré le semblant plus abordable du premier. Faute d'accéder aux philosophies en lesquelles s'est historiquement développée l'idée de la philosophie, à partir desquelles on pourrait exercer de façon critique le talent de la raison, l'idée d'un enseignement précoce présente des difficultés. Nous savons tous, professeurs, combien précieuse et nécessaire est la méditation exigeante des grands textes fondateurs, aussi bien en université que dans les classes terminales. Dès lors, la question se poserait ainsi : l'idée d'une pratique philosophique sans texte est-elle contradictoire en soi ? Ce qui revient à demander si la lecture des textes de la tradition est une importante condition du philosopher, ou si plus radicalement elle en définit l'essence. 

Puisqu'en la matière tout est affaire d'argumentation, posons l'hypothèse selon laquelle il est raisonnable de distinguer une exercice savant de la philosophie que seul, et non sans raison, nombre de nos confrères reconnaissent, et un exercice disons simple, élémentaire, ou modeste  (" ignorant " n'est pas le seul antonyme de savant) de cette discipline. La deuxième possibilité, qui seule fait problème, impose, si on l'admet, de préciser sous quelles conditions l'activité réflexive pourra être dite " philosophique ". En somme, ceci revient à définir la philosophie, ou du moins, les conditions de possibilité de son exercice. L'importance de cet effort ne se réduit pas à une préoccupation polémique, qui consisterait à contredire les arguments d'un " camp opposé " : il n'y a en effet pas de camp, mais une communauté pensante de professeurs et de philosophes qui s'interrogent de manière rationnelle et contradictoire sur leur pratique. L'importance de cet effort doit engager tout particulièrement ceux qui défendent la possibilité d'une philosophie élémentaire, de sorte qu'ils s'assurent de la conformité de leur action à l'exigence proprement philosophique, contre le risque d'une dérive possible vers des discours sophistiques ou d'opinion : l'autre de la philosophie. Il convient de se prémunir de l'écueil en quoi consisterait, au non de la philosophie, de nier la philosophie.

La logique exigerait qu'ici, je définisse la philosophie, mais j'aimerais plutôt montrer sans plus attendre en quoi le " conseil d'enfants " (que C. Freinet nommait " le conseil de coopérative ") ne relève pas nécessairement d'une entreprise philosophique, comme on a pu l'entendre affirmer.

Le conseil d'enfants

Le conseil est, au sein de la classe, une instance, une institution dirait-on en didactique ; sa fonction, centrale dans une classe coopérative, consiste à donner lieu à un débat démocratique et besogneux à l'occasion duquel les enfants s'approprient la construction sociale et l'organisation du travail. Courantes sont les objections à ce qui est qualifié par beaucoup d'utopie : la capacité des enfants à l'autodétermination, à l'autonomie, à cette " majorité " en quoi consiste la possibilité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui, et dont Kant affirme qu'elle fait défaut, pour cause de paresse et de lâcheté, à un si grand nombre d'hommes. Paresse et lâcheté, sans doute, mais pour beaucoup déterminées, sûrement : faut-il croire à la fatalité d'une servitude qui pèserait, comme par péché originel, sur l'humanité ? Freinet répond sans ambiguïté :

Quand nous considérons avec humilité notre propre impuissance à nous gouverner avec un minimum de sagesse ; quand nous voyons les hommes et les femmes de notre temps jeter sous les pieds de leurs dictateurs les embryons d'autonomie que des siècles de lutte leur ont acquis, nous sommes mal venus à juger avec sévérité l'aptitude à l'autodétermination des générations qui viennent.

Notre propre expérience nous montre au contraire que les enfants dégagés de bonne heure de tout l'appareil de servitude dont on les accable, nous donnent bien souvent des leçons de dignité sociale, de conscience politique et de courage civique dont nous devrions nous inspirer, et que la société gagnerait à ce que soient reconsidérées les conditions d'autodétermination des jeunes d'aujourd'hui, les hommes de demain[1].

L'enfant n'est pas comme une machine que l'on monte pièce par pièce et qui est susceptible de fonctionner seulement lorsque le dernier boulon est vissé ; à trop attendre, l'autonomie ne se conquiert jamais. Et l'amour du savoir peut bien se convertir, fort précocement d'ailleurs, en haine de la raison. L'école doit veiller à ce que, au nom du savoir bien transmis, elle ne se comporte pas en cet appareil de servitude dont parle l'auteur. Convenons de dépasser le mauvais infini de l'opposition surannée entre les " conservateurs " et les " pédagogues " : l'école est indiscutablement le lieu de la transmission et de la conservation du savoir ; mais à quelles conditions de possibilité ? Comment s'assurer en premier lieu que, contre la reproduction des inégalités, tous les enfants y participent, en second lieu que, contre l'instrumentalisation du savoir, la connaissance garantisse l'émancipation intellectuelle en quoi consistent la construction des valeurs et l'universalité de la raison ? En somme, contre toute forme d'aliénation (et les enfants ne sont pas moins que les adultes menacés par le travail aliéné), comment réaliser effectivement cette finalité de l'éducation qu'est la conquête de la liberté ? Plus qu'une intention pédagogique, il faut à cela l'organisation concrète d'une pratique de classe par le travail, dont tous les aspects satisfont aux exigences d'une telle finalité, et sans quoi l'on retrouve cette insistante rupture entre le discours et la réalité : ouvrant à former des hommes libres, on crée des esclaves. La classe coopérative constitue un possible modèle - que l'expérience confirme- de ce projet : " la sortie de l'homme de sa Minorité ". Le conseil d'enfants, comme institution centrale d'une telle classe, y participe.

 On le comprend, il existe un lien étroit entre d'une part le conseil de coopérative et d'autre part la préoccupation philosophique à laquelle il se rapporte. La confusion, dont la dénonciation fait l'objet de cet article, me paraît maintenant plus clairement exprimée, et tient à une simple erreur de logique : de la corrélation de droit entre le projet philosophique de l'éducateur et le conseil d'enfants qu'il institue dans sa classe en tant qu'il contribue à sa réalisation, on conclue abusivement que les débats qui s'y déroulent sont, de fait, de nature philosophique ; et que donc, débattre au sein d'un conseil (pour peu que de surcroît on y parle de la justice ou de la mort par exemple), c'est faire à coup sûr de la philosophie. Le passage de l'affirmation d'une telle thèse (toujours possible) à sa démonstration (vraisemblablement scabreuse) est précisément ce qui me paraît faire défaut. Il convient d'en examiner rapidement les raisons.

Débat coopératif et entretien philosophique

Elles tiennent à la nature même des échanges et des enjeux du discours, et nous contraignent à distinguer le débat coopératif (que l'on peut qualifier de débat " démocratique " en ce qu'il touche au champ du pouvoir dans la classe) de l'entretien philosophique.

Le débat coopératif, tel que Freinet et ses compagnons l'ont élaboré, implique doublement, et dans un rapport dialectique, la construction sociale (dans le lien à la loi), et l'émancipation intellectuelle (dans le lien au savoir). Il participe de la construction sociale en ce que sont discutés, dans un effort de dépassement de la spontanéité passionnelle et d'exercice de jugements de raison, les conflits inévitables qui ne manquent pas de surgir de la vie en commun ; la régulation du vivre-ensemble s'effectue comme pratique sociale institutionnalisée au moyen du conseil, dont la fonction est explicitement perçue par ses membres comme telle : il substitue à la violence le droit, à l'acte la parole, à la vengeance la justice ; il invite à différer le règlement d'un différent entre deux enfants : à la menace du " tu vas voir ta gueule à la récré ", il oppose la promesse du " je le dirai au conseil de coopé ", promesse de discussion contradictoire, d'examen des opinions, de juste règlement et de responsabilité assumée des actes commis ou des paroles proférées. Mais mieux encore : le conseil est le lieu de la construction de loi, de l'élaboration des responsabilités, de l'appropriation des rapports sociaux dans la recherche désirée du bien commun, de l'éducation des désirs particuliers ; il est le lieu privilégié de l'éducation morale et politique, le laboratoire de la citoyenneté éclairée. J'ai précisé qu'il impliquait également et corrélativement l'émancipation intellectuelle : l'ensemble de l'activité d'apprentissage y est en effet discutée. On y fait les bilans du travail réalisé, on y projette et on y organise les travaux à venir collectifs (recherches, exposés, enquêtes.) et individuels (plan de travail, exercices personnels, brevets, remédiations.), on y  évalue (auto-évaluations, co-évaluations) les connaissances acquises, on y présente des savoirs conquis, on y discute les erreurs et on y propose des pistes de solutions.

Le conseil formalise ce caractère si précieux de la classe comme milieu d'une communauté d'esprits qui ouvre dans l'exigence laborieuse de la rationalité, en laquelle tous se reconnaissent par delà la multitude des stratégies individuelles en acte. Il institue un temps didactique - contre les pratiques communes d'un présent subi et jamais maîtrisé (les séquences et la progression imposées de l'enseignant, l'exécution de tâches commandées par des consignes jamais interrogées.) -, par l'appropriation des actes passés (le retour réflexif sur les travaux réalisés) et des actes à venir (élaboration des projets individuels et collectifs) ; son incidence sur la chronogénèse de la classe est ainsi remarquable. Mais on ne saurait pour autant qualifier cela de nécessairement philosophique.

Il y a entre le débat coopératif et l'entretien philosophique la même différence de nature que l'on trouve entre la politique et la philosophie politique, entre la science et l'épistémologie, entre l'art et l'esthétique. Le conseil permet de gérer, réguler, organiser l'action, y compris par des moyens réflexifs. S'il est vrai que toute philosophie est réflexive, toute réflexion n'est à l'inverse pas nécessairement philosophique. Sans doute l'éducation, et le mode propre de l'enseignement tel que Freinet le concevait, relèvent-ils en propre d'un effort philosophique, d'un projet, même, de philosophie politique ; peut-être même est-on en droit d'affirmer qu'une éducation digne d'être donnée (au sens où Platon évoquait " une vie digne d'être vécue ") se doit d'être philosophique. Car on se tromperait à mon sens en réduisant la philosophie, si elle est possible pour des enfants, à des séquences de philosophie comme on réalise, dans l'enseignement communément prodigué, des séquences de mathématique, d'histoire ou d'EPS. C'est même le principal reproche que je ferais à la méthode de Lipman : elle s'intègre tout à fait dans une pédagogie de type traditionnel. La classe coopérative présente l'avantage que, dès lors qu'il y a philosophie, elle l'implique de manière fonctionnelle et réflexive dans l'ensemble des pratiques. Mais, c'est ce que je m'efforce de montrer, il lui faut une exigence philosophique délibérée, qui présente des caractères distinctifs. La classe a beau être coopérative, elle n'est pas pour autant de facto philosophique.

Je vois se dégager une sorte de juste milieu, entre d'une part la confusion indifférenciée selon laquelle tout serait (à bon compte) philosophie dès lors que s'instaure un débat réflexif, et d'autre part la scolarisation rigide du philosopher, circonscrit dans les limites étroites de séquences programmées (à terme stériles), et coupé du vécu existentiel de la classe. Si place il y a pour une philosophie élémentaire et véritablement formatrice de la pensée critique qui, par le travail de la rationalité, tend vers la recherche de l'universel, du bien et du vrai - et l'on sait combien les élèves de terminale gagneraient à une telle préparation -, c'est, je crois, au cour de ce juste milieu (dont la nature reste à définir).

Appliquée au conseil d'enfants, la distinction entre discours d'opinion et discours philosophique est aisée à illustrée, tant abondent, depuis Socrate, les arguments à ce sujet. Imaginons une situation des plus communes : la résolution collective d'un conflit d'intérêts entre deux enfants. Une fois exposés les griefs, et défendus les points de vue, une fois pesés les arguments en présence, le temps est venu de porter un jugement, et de prendre une décision juste ; " qu'est-ce qui est le plus juste selon vous ? " pourra demander l'enseignant : ceci ou cela ? convient-il de décider telle chose plutôt que telle autre ? Parmi la multiplicité des solutions proposées, laquelle s'approche au plus près d'une décision de justice, qui satisfait les parties en présence, qui répare le préjudice, et qui soit en même temps édifiante pour tous ? Certes, il faut bien trancher et convenir d'une issue qui restaure la cohésion du vivre-ensemble ; si l'on en reste là, il y aura bien eu effort de justice, éducation citoyenne, même, (contre l'arbitraire d'une décision sans débat contradictoire, qui souvent en de pareils cas aboutit à une punition infligée d'autorité), et de toute évidence coopération. Mais pas de philosophie, car, nonobstant une louable préoccupation de justice, le débat aura porté sur la seule multiplicité, et le jugement aura toutes les raisons de procéder d'un ensemble de représentations pré-jugées. " Qu'est-ce qui est juste ? ", aura-t-on demandé (à l'instar par exemple d'Hippias qui s'entête à rechercher ce qui est beau là où Socrate l'interroge sur ce qu'est le beau), sans jamais saisir l'importance décisive de la question philosophique : qu'est-ce que la justice ? L'urgence en de pareils cas réclame certes une solution de fait, et qui doit être apportée ; mais philosopher exige en outre d'interroger le sens et les conditions de la pratique, laquelle interrogation ne saurait trouver de meilleur objet que cette pratique elle-même, en acte, et dans l'ordre du vécu puisque les textes font défaut.

A : Participer ensemble et en concertation à l'action, c'est être coopérateur ; B : interroger le sens et les conditions de possibilités de cette action à laquelle on participe, c'est philosopher. A sans B risque l'institutionnalisme, voire le ritualisme, ou encore la simple imitation de modèles adultes ou étatiques, sinon d'interminables conflits d'opinion et qui renforcent la confusion ; B sans A risque le formalisme, des séquences de discours qui procèdent plus de la philodoxie que de la philosophie, sans incidence efficiente sur la formation de la pensée.

Mettre en ouvre un travail philosophique exigeant (que je n'ai pas défini ici faute de place, mais que je présuppose possible avec les enfants) qui s'inscrit dans une praxis de la classe coopérative (dont, pour la même raison, je suppose la spécificité connue) me paraît constituer une hypothèse de travail prometteuse. Elle nous permettrait de mieux préciser - car elle résout certaines difficultés auxquelles ne manque pas de conduire un simple exercice scolaire (Freinet aurait dit scolastique) de la philosophie - en quoi une philosophie " élémentaire " avec des enfants, que d'ailleurs Montaigne appelait de ses voux, est possible ; en quoi, dans ce cas, elle participe de l'enjeu propre de l'éducation : créer les conditions d'une pensée libre, critique et instruite. Peut-être alors, enfin, pourrait-on mieux expérimenter et saisir en quoi toute éducation bien comprise se doit de manifester, comme je le crois en dernière analyse, sa nature proprement philosophique, en ce qu'elle vise à convertir nos classes, selon le mot de Marcel Conche, en autant de " sociétés universelles[2] ". Mais cette visée exige que soit toujours mieux mis en chantier un effort théorique qui, par delà les passions qui d'ordinaire s'affrontent, interroge à nouveau et en toute rigueur philosophique, le sens même de la philosophie.



[1] Célestin Freinet, dans la revue L'Educateur du 15 novembre 1960.

[2] Marcel Conche, Analyse de l'amour, PUF, 1997, " La tolérance ", pp. 68-78. Voir aussi du même auteur Vivre et philosopher, PUF, 1992, p. 191.

Date de création : 28 janvier 2003
Date de révision :