PHILOSOPHER EN SEGPA ?

J-C. Pettier. Professeur de philosophie, IUFM de Créteil. Docteur en Sciences de l'Education.

Publié dans la Revue du CERFOP (Cercle d'Etudes et de Recherches sur la Formation Professionnelle, Paris) n°16 (décembre 2001).

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Devrait-on faire pratiquer des activités à visée philosophiques dans les classes de SEGPA ? La question peut paraître de prime abord surprenante. L'enseignement philosophique se situe en principe en classe de terminale, et encore.Les élèves des baccalauréats professionnels n'ont pas cet enseignement. Pourquoi vouloir élargir alors ? Nous n'allons pas reprendre ici tous les éléments d'une thèse[1] qui, légitimant le droit à la philosophie, montre comment il peut se traduire en SEGPA.

Retenons pour le moment seulement qu'il y a de fait des pratiques philosophiques en SEGPA.

I/ Des pratiques philosophiques en SEGPA : pourquoi, comment ?

L'apparition de ces pratiques s'explique en partie par une situation institutionnelle favorable dans l'enseignement, dès l'école primaire. Après avoir placé l'élève « au centre du système éducatif » par la Loi d'orientation du 10 juillet 1989, l'école s'intéresse au développement d'un travail visant la réflexion de l'élève. La consultation nationale (Bulletin Officiel de l'Education Nationale du 23 août 1999) concernant l'accompagnement des programmes de 1995 décrit pour la première fois les conditions d'une instruction civique qui devrait permettre à l'élève à terme de remettre en cause la société : « c'est au nom d'un idéal que l'on critique le réel et que l'on projette de le transformer ». Ce travail passe par des interrogations complexes : « à quelles conditions l'inégalité des richesses est-elle compatible avec l'équité ? », « pourquoi certaines transgressions sont-elles moins graves que d'autres ? ». À ces questions difficiles l'enseignant ne doit pas fournir « une » réponse, l'essentiel du travail demandé étant plutôt d'établir la nature problématique de la réflexion.

Cela s'inscrit dans une perspective politique plus large. Depuis 1992 en effet, chaque citoyen d'un pays européen a la possibilité de saisir la Cour européenne de Strasbourg et porter plainte contre son Etat, s'il estime que la loi ou son application ne sont pas conformes aux principes des droits de l'homme. En permettant cette saisine, l'Etat fait de chaque citoyen le garant de son action, une nouvelle forme de responsabilité que chacun doit assumer. La citoyenneté trouve là une nouvelle dimension : une citoyenneté « philosophique » capable de penser, d'évaluer et d'être jugée à un niveau élevé d'abstraction. L'élève sortant de SEGPA devra l'assumer comme les autres.

Ces nouveaux statuts accordés à l'élève et au citoyen ont pu se traduire dans certaines classes par le développement de pédagogies qui placent l'élève dans une démarche de questionnement, d'analyse et de construction des notions d'institution, de loi[2].

La nature des questions posées a incité d'autres enseignants (les mêmes parfois.) à tenter l'expérience philosophique, d'autant plus qu'il y a en SEGPA comme dans les collèges un moment privilégié où elle peut apparaître, même si elle n'est pas au programme : l'heure de vie de classe.

Les raisons institutionnelles et politiques n'expliquent pas tout : elles se croisent avec des questionnements divers concernant ces élèves et leurs difficultés. Les rapports difficiles des élèves à la société, leur violence motivent aussi ces pratiques. La réalisation d'un débat démocratique pacifié par l'échange des idées philosophiques fait espérer un progrès. Pour d'autres enseignants se posent aussi le rapport global aux apprentissages, le travail cognitif, voire de l' « intelligence ». Peut-on voir dans la pratique philosophique articulée aux apprentissages une « métacognition transversale », comme Pierre Belmas, responsable du secteur AIS de Créteil, le suggère (2001). « Philosopher rend-il intelligent ? » se questionne un enseignant d'Institut Médico Educatif (Bour, 2001).

Autant de raisons qui expliquent une grande variété dans les travaux.

Le hasard des cursus personnels ou des centres d'intérêts de quelques enseignants spécialisés[3] a fait tenter l'expérience de la philosophie. Certains professeurs des écoles spécialisés, munis par ailleurs d'un diplôme universitaire en philosophie ou simplement intéressés par la discipline, voient dans leurs connaissances l'occasion de répondre aux questions posées par les élèves, directement ou par la nature problématique de leur présence à l'école. Ces adolescents se questionnent et questionnent l'école : « A quoi cela sert-il de faire cette activité ? Pourquoi cela est-il interdit ? Pourquoi nous oblige t-on à venir à l'école ? Pourquoi ne pouvons-nous pas travailler et gagner de l'argent ? C'est quoi, mourir ? »

Quand les élèves n'interrogent pas verbalement, leurs comportements interpellent pourtant leurs professeurs. Méconnaissance des limites, confusion entre l'affectif et le rationnel, rapports de force, centration sur soi. Autant d'éléments qui, s'ajoutant aux difficultés scolaires, rendent difficile l'enseignement. L'enseignant voit dans sa formation l'occasion de permettre aux élèves de construire une réponse rationnelle à ces questions. 

L'originalité de chaque essai par son côté expérimental explique qu'aucun véritable développement didactique ne s'en soit dégagé, même si certaines tentatives peuvent constituer le support de mémoires de formation professionnelle (Juret, 1998), ou de cassette particulièrement éclairante sur le travail possible dans les situations difficiles des Instituts Médico-Educatifs (Bour, 2000).

Certains enseignants (très peu en SEGPA) se sont intéressés à des programmes d'enseignement « philosophique » développés dans d'autres pays pour tous les élèves de l'école. D'abord le programme de philosophie pour enfants de M. Lipman (1995), qui s'appuie sur la lecture problématisée de romans philosophiques. Les élèves sont organisés en communauté de recherche, et échangent rationnellement, pour tenter d'élaborer des réponses aux problèmes posés dans les romans.

Ces romans ont été traduits en français par des enseignants québécois. Ils sont gradués en fonction de l'âge des élèves, sans qu'aucun soit spécifiquement adapté aux adolescents en difficulté scolaire. Ils ont des accompagnements pédagogiques qui aideront les enseignants dans les mises en ouvre. L'avantage est ici qu'une association de philosophie pour enfants existe, avec un site internet qui permet de dialoguer avec d'autres praticiens.

Autres supports possibles en SEGPA, ceux développés dans le cadre de l'enseignement moral laïque en Belgique (Legros, 1999, 1-2). Les situations proposées, surtout des dilemmes moraux,  sont brèves, pensées pour des élèves qui vont devoir clarifier et problématiser les valeurs sur lesquelles ils s'appuient pour élaborer leur réflexion sur les questions posées.

Quelques enseignants de SEGPA commencent à s'intéresser à une forme de travail originale, élaborée en France au départ pour des élèves de maternelle et qui connaît un grand développement à tous les niveaux de scolarité : le « moment philosophie ». Au départ, cela résulte du travail d'une enseignante de maternelle, A. Pautard, qui a travaillé avec le psychanalyste J. Lévine. S'inquiétant de la difficulté des élèves à assumer une parole propre, à se construire comme sujet autonomes, ils ont tenté de développer l'idée d'un moment organisé pour permettre à cette parole d'émerger. Appuyés par un Inspecteur de l'Education Nationale, D. Senore, ils ont développé le principe d'un moment de parole privilégié dans la classe. Il s'agit de laisser les élèves s'exprimer sur un sujet philosophique pendant dix minutes, en les enregistrant, puis de leur faire écouter et commenter l'enregistrement. Ce retour sur la discussion doit leur permettre de se réinscrire dans l'acte d'une pensée qui progressivement se retravaille par l'écoute, et gagnera en qualité. Les modalités de travail qu'ils inventent ont touché progressivement d'autres niveaux scolaires, convaincu d'autres professionnels. Les enseignants concernés échangent lors de réunions spécifiques leurs expériences, dans le cadre de recherches et d'analyses (Pautard, Lévine, Senore, 2001). Il ne s'agit pour autant pas stricto sensu d'une expérience d'enseignement, visant la transmission par l'adulte d'un savoir ni même l'organisation d'un dispositif pour favoriser sa construction par l'élève. On peut comprendre qu'elle intéresse pourtant un enseignement centré sur l'élève, pour lui permettre de se développer.

Autre entrée des SEGPA dans la philosophie, son aspect culturel. En interrogeant toutes les pratiques culturelles, la Fondation 93 en vient à promouvoir ce qui peut paraître le plus paradoxal : l'activité culturellement la plus « marquée » est confrontée aux élèves scolairement étiquettés comme difficiles. Situation unique en France et dans le monde, des professeurs de philosophie « classiques » interviennent dans le cadre de l'action culturelle « Carré de nature-carré de culture » quatre fois par an dans plus de vingt SEGPA en Seine Saint-Denis, sur un thème nouveau chaque année.

L'expérience, plus large que précédemment, n'est pas non plus pensée dans un cadre didactique qui permettrait à terme de fixer des bases théoriques d'interventions possibles. Elle traduit la diversité de modes d'approches de chaque professeur libre de moduler ses interventions à sa guise. Formés au travail du texte, certains persistent dans cette voie (Zarader, 2000), d'autres vont inventer de nouvelles façons de travailler les textes ou des les rendre « parlants » (Nevoux, 2000), la discussion étant souvent privilégiée. Les moyens de cette expérience sont importants, mais sa nature culturelle explique qu'elle commence seulement à faire l'objet d'analyses plus précises vers une théorisation didactique.

Ces pratiques sont en rupture avec la conception française classique de l'enseignement philosophique. Nous allons en quelques lignes décrire ce modèle et les interrogations qu'il suscite.

II/ Le modèle classique français d'enseignement philosophique.

On considère dans notre pays que la place terminale de cet enseignement se justifie par sa nature. Enseigner la philosophie se réalise dans le cours magistral. Un professeur fait une leçon devant ses élèves. Partant d'une question philosophique, il va développer une problématisation, en articulant la lecture de textes philosophiques classiques aux questions qu'ils soulèvent.

Dans l'idéal, nul besoin de compétences pédagogiques : la clarté de la pensée permettra aux élèves de suivre le professeur dans son cheminement. La philosophie est à elle même sa propre pédagogie. Plus tard, les élèves pourront à leur tour développer une réflexion dans un écrit « philosophique », la dissertation.

La place de l'enseignement philosophique en terminale a été sujette à polémiques. Dans les années soixante-dix, le Groupe de Recherche sur l'Enseignement Philosophique (GREPH) interroge l'institution scolaire : cette place, la nature de cet enseignement et ses modes de mise en ouvre ne révèlent-ils pas que l'enseignement philosophique est non seulement élitaire, mais élitiste ? Il serait une des traductions scolaires de la mainmise sur la société de la bourgeoisie, qui en cantonnant l'enseignement à certaines terminales, selon les modalités spécifiques d'un enseignement magistral référé à la culture classique, ne permettrait en réalité qu'à ses enfants d'y réussir. Il s'agit alors pour le GREPH de montrer que d'autres formes d'enseignement, dans des conditions différentes, sont possibles.

Quelques essais ont été tentés, par exemple dans des classes de sixième et de cinquième, puis rapportés au milieu de textes plus théoriques dans ce qui deviendra le manifeste même du GREPH : Qui a peur de la philosophie ? (1977).

Ces expériences ont été abandonnées par la suite, sans être théorisées didactiquement d'une part, et élargies vers d'autres publics.

Les réflexions concernant cet enseignement en France se sont depuis situées dans le cadre institutionnel où il opère : le lycée. Elles émergent lorsque, l'accès au lycée s'élargissant, les modalités classiques de la transmission par le cours magistral semblent de plus en plus inopérantes, et conduisent des mouvements pédagogiques (le Groupe Français d'Education Nouvelle, secteur philosophie) ou des chercheurs (sous l'impulsion forte de M. Tozzi (1995)) à tenter une didactisation de cet enseignement. L'urgence de la situation, confrontant des enseignants formés selon une culture classique à des publics aux références diverses, commandait la nature des recherches. Elles ont permis de clarifier la nature du philosopher sous forme de l'articulation constante de trois processus de pensée : conceptualiser, problématiser, argumenter.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, les expériences de philosophie en SEGPA ont alors une autre dimension. Elles sont peut-être le moyen pour l'enseignement classique de voir émerger de nouvelles façons d'enseigner. Confronter la philosophie à la difficulté scolaire, c'est tenter d'élaborer les conditions d'une pratique philosophique pour tous. Comme souvent, le secteur spécialisé se trouve à la pointe d'une réflexion pédagogique de qualité, qui vise l'excellence pour tous.

III/ Points d'appuis théoriques.

Ces points d'appuis sont encore relativement empiriques, au sens où aucune recherche didactique de grande ampleur n'a encore été menée. Ils se sont progressivement construits par l'analyse d'une pratique dans plusieurs classes de SEGPA, croisée avec les référents théoriques des différentes mises en ouvre que nous venons de décrire. Il ne faudrait donc pas réduire la réflexion, et définir un modèle unique d'intervention en SEGPA.

1/ Varier les modalités.

Il nous semble qu'il faut des pratiques diversifiées dans une même classe.

Des moments institutionnalisés, qui permettent d'inscrire la réflexion des élèves comme un moment « à part ». Cette réflexion pourra, dans l'optique du « moment philosophie », n'être qu'organisée par l'enseignant, ou bien à d'autres moments le voir aider les élèves à progresser en les confrontant aux problèmes soulevés par leurs propos, en leur proposant des concepts « classiques », en sollicitant ou synthétisant leurs arguments. On comprend bien que ces moments seront rares, au sens où il nécessite une préparation construite. L'enseignant devra s'être renseigné sur les aspects philosophiques des questions qu'il souhaite aborder, pour aider les élèves en leur proposant de quoi alimenter la réflexion à un niveau juste supérieur à celui où ils se situant spontanément, selon la conception familière en éducation spécialisée du travail dans la Zone Proximale de Développement (Vygotski, 1985).

À d'autres moments, l'enseignant va davantage réagir dans l'instant aux difficultés posées par la vie de la classe, en posant la question du sens, pour permettre aux élèves d'exprimer en mots ce qu'ils ressentent et expriment affectivement. On comprendra bien que ces moments affectivement marqués ne pourront pas être purement philosophiques, mais de simples occasions de « passage ».

Les activités scolaires peuvent aussi être l'occasion d'un détour philosophique. En questionnant l'histoire, les mathématiques, le français du point de vue du sens et de la valeurs qu'ils peuvent avoir pour chacun, on leur permet sans doute d'être mieux saisis. Attention pourtant : il ne s'agit pas de mélanger tout : le moment de réflexion philosophique doit être décrit comme tel. On ne fait plus de l'histoire, des mathématiques, du français, mais on s'interroge sur ces disciplines. Là encore, l'improvisation est risquée, car les élèves soulèvent de vrais problèmes et il ne s'agirait pas simplement, vues leurs difficultés, de les déstabiliser sans leur permettre de progresser.

Il s'agit donc que la philosophie en SEGPA soit pensée dans le cadre d'une véritable stratégie d'enseignement, qui organise la cohérence des enseignement au niveau du sens et de la valeur de l'action.

2/ Comment procéder ?

 

Nous nous intéresserons dans ce qui suit aux moments spécifiques dans lesquels l'enseignant cherche à aider les élèves à progresser. Les éléments qui suivent sont des indications résultant des quelques pratiques existantes. Elles devront être développées et structurées par des recherches plus audacieuses qui s'organisent actuellement : analyse de l'opération menée par la fondation 93, mise en recherche des étudiants des CAPSAIS E et F de l'Académie de Créteil, et autres.

 

L'organisation globale du travail. L'expérience a progressivement permis de montrer l'intérêt lors des séances « conceptuelles » de préparations extrêmement structurées[4]. Elles prévoiront (quitte à en relativiser l'utilisation ensuite) des concepts formulés simplement, des problématiques articulées à des exemples concrets, des arguments parlants. Des préparations générales sont ainsi faites sur des dilemmes moraux travaillés en Belgique.

Mais préparation structurée ne signifie pas fermeture à l'élève. Il y a nécessité de prise en compte de ses représentations, qu'il faut organiser dans la stratégie globale d'un cours donnant les moyens de penser les problèmes posés, et recensant les sujets d'intérêts. On a développé l'idée de communauté de travail, c'est-à-dire d'une structure collective de réflexion des élèves, qui se fixe comme but la communauté de recherche telle qu'elle est présente dans la philosophie pour enfants de M. Lipman. La communauté de recherche postule que les échanges verbaux soient pacifiés entre les élèves. Elle est difficile à mettre en ouvre d'emblée en SEGPA compte tenu des difficultés relationnelles des élèves. Le professeur y joue un grand rôle, non seulement dans l'animation, mais aussi comme personne-ressource, capable d'apporter les aides conceptuelles élaborées par la tradition philosophique.

Il faut penser le travail en terme de séquences plutôt que de séances. Cela permet aux élèves de se familiariser avec certains concepts, de les formuler et les reformuler, de les employer dans des conditions différentes pensées comme telles. On objectivera les différences pour moduler la réflexion. Ainsi la question de la justice pourra être abordée d'abord sous l'angle de la justice lorsqu'on partage des biens, puis sous l'angle de la conception des lois (« Il y a eu un naufrage et il faut vivre en société : quelles règles allons nous nous donner ? »).

La diversité des entrées et le réemploi des concepts semblent favoriser des progrès effectifs dans la qualité de la réflexion. En même temps, la fatigabilité des élèves et leurs méconnaissances conceptuelles contraindront à abandonner parfois un sujet sans l'avoir vraiment traité à plusieurs reprises.

La comparaison du travail de différentes classes semble confirmer l'importance à accorder aux "moments" des interventions. La nature de l'activité intellectuelle implique pour des élèves aux facultés de concentration intellectuelle parfois brèves que le moment du travail se situe lorsque l'élève est au maximum de ses capacités, moins touché par la fatigue, en milieu de matinée (ce qu'il faudrait confirmer par des études de grande ampleur).

Le travail des élèves. Utiliser des textes brefs qui génèrent des problèmes et la réflexion conséquente paraît prometteur. Ces textes, avec quelque effort, sont en fin de compte accessibles et mettent en ouvre des réflexions fournissant matière à échange. Les textes utilisés peuvent être de natures diverses.

Soit ils présentent une situation qui d'elle-même génère le débat, en le plaçant dans des perspectives susceptibles d'amener la réflexion à utiliser des concepts, arguments, problèmes philosophiques. Ce sera le cas des dilemmes moraux, ou de situations telles que : « Pour bâtir un même mur, en s'appliquant pour bien le faire, Jean met dix heures et Hervé onze heures. Faut-il payer plus Jean, payer plus Hervé, payer les deux de la même façon, ou une autre solution ? » Les éléments philosophiques utilisables (ici les concepts de justice, de travail, etc) auront été, autant que possible, répertoriés lors de la préparation, pour pouvoir ensuite les utiliser adéquatement pendant la discussion. On le voit dans l'exemple, la situation sera aussi l'occasion de préciser les positions sociales (comment on détermine un salaire dans notre société, la différence entre salaire « à la tâche » ou « à l'heure », etc).

Mais ces textes peuvent aussi se présenter sous formes de situations-problèmes, organisées pour nécessiter une réflexion selon les "nouds problématiques" classiques de la réflexion philosophique. Lors d'une situation de partage dans une famille, les différents enfants interviendront pour chacun défendre un type de position « classique » : partage égalitaire, partage proportionnel au mérite, droit de la force, etc.Le professeur aura dans ce cas l'avantage de travailler « sur son terrain », la discussion sera moins libre. Il pourra guider la réflexion commune.

Utiliser l'image comme support semble par contre plus difficile lorsqu'elle est trop abstraite, en générant d'autres types de difficultés[5]. Mais pourquoi ne pas réfléchir sur la représentation de la justice (le glaive et la balance.). Là encore, la diversité ne peut donc être si rapidement condamnée, l'objectif étant que les élèves se mettent au travail.

 On va employer des procédures qui permettront aux élèves d'interroger leurs convictions. Cela  contraindra parfois à utiliser des stratégies de détour, comme « ne pas douter pour mieux douter ». Il s'agit, plutôt que de remettre en cause brutalement les convictions des élèves (ce qui est extrêmement difficile à gérer pour un élève déjà perturbé dans sa construction intellectuelle), de le laisser les affirmer, avec comme postulat affirmé qu'elles ne seront pas remises en cause par la réflexion du groupe. Rassuré sur ce point, l'élève envisagera les questionnements proposés avec plus de sérénité, ce qui pourra alors le conduire, de lui-même, à interroger ses convictions. Cela véhicule le risque d'encourager des prises de position « indéfendables » dans une école démocratique, d'où une utilisation à mesurer. Pourrait-on laisser penser à l'élève, même en étant convaincu que cela ne sera que provisoire,  qu'une position raciste pourrait être confirmée par la réflexion ?

La réflexion en commun à l'oral semble enfin nécessaire. Elle va permettre l'échange des réflexions, le dépassement des opinions parfois superficielles. Elle nécessitera une mise en ouvre qui permette un échange réel, avec les règles d'un débat rationnel : chacun a droit à la parole ; celui qui n'a jamais parlé a priorité de parole ; toute opinion doit être argumentée ; et surtout l'interdiction de se moquer.

Le souci de la réflexion commune motive l'intérêt de la réflexion sur l'emploi du tableau : comme support d'inscription des paroles individuelles, comme support de construction d'une pensée collective[6] par le retour réflexif sur ce qui est inscrit.

La forme de l'activité. Le travail semble gagner en qualité lorsqu'il alterne phase de production et phase de réflexion, pensée abstraite et pensée liée au concret. Le travail d'abstraction doit se penser davantage dans le cadre d'un mouvement de réflexion que comme une réalité immédiate. D'où l'intérêt de travaux passant progressivement d'une réflexion appuyée sur l'expérience de l'individu, vers une généralisation de plus en plus importante, à visée universalisante. On passe alors par la formulation des règles sous-jacentes aux réflexions (« Lorsque tu dis cela, à quelle règle cela correspond-il ? »),  la détermination de leurs limites,  l' interrogation sur leur pertinence à une échelle de plus en plus importante. Ce mouvement constant "concret-abstrait" peut même être mis en évidence dans des phases réflexives, à la fin du cours.

Il est important aussi de développer la logique, qui permettra de construire une réflexion critique en lui fournissant des éléments formels de base (induction, déduction, etc). Une façon de procéder consiste à proposer des situations concrètes où l'illogisme est flagrant, et heurte les élèves : « Quelqu'un m'a dit un jour : « Tous les noirs sont sales. La preuve, mon voisin est noir et il est sale ». Qu'en pensez-vous ? » Après avoir analysé en classe ces situations (« Ce n'est pas parce qu'un noir est sale que tous les noirs le sont. » ; « Je suis noir et je ne suis pas sale », dira un élève). D'où l'idée qu'on ne peut pas fonder une règle sur un exemple, mais par contre qu'on peut invalider une règle seulement avec un exemple. On pourra s'y référer de façon parlante avec les élèves lorsque leurs discours reprendront les mêmes types d'erreurs logiques : « Lorsque tu me dis cela, c'est comme lorsque je te dis que tous les noirs sont sales.. ».

Concernant le rôle du professeur. Les perspectives que nous venons d'indiquer permettent de comprendre la complexité du rôle de l'enseignant, selon des points de vue pédagogiques, philosophiques, psychologiques ou simplement d'animation. Sans reprendre une description complète de ces rôles, on peut s'interroger. Si le professeur est d'abord là pour permettre aux élèves de philosopher, alors les interventions effectuées par des non-spécialistes posent problème. Pourtant, comment faire autrement, puisqu'il paraît utopique de penser voir un jour des spécialistes intervenir devant toutes les classes ? Cela serait-il d'ailleurs adéquat dans l'enseignement spécialisé, s'ils n'ont pas les formations requises ?

Il s'agira donc plutôt de développer des formations initiales et continues adéquates pour les personnels spécialisés concernant certains sujets "prioritaires", avec la construction de préparations, incluant une réflexion sur les modalités d'organisation d'une discussion en classe.

Les perspectives ouvertes par un enseignement philosophique en SEGPA sont nombreuses et enthousiasmantes. Elles nécessitent, en plus d'une formation, la mise en place de recherches soutenues par une véritable volonté ministérielle. Pour le moment, leur développement ne dépend que de la bonne volonté de quelques enseignants, directeurs de SEGPA ou responsables de formations au CAPSAIS. Souhaitons que cet article les encourage à franchir le pas.

                                                            Bibliographie

Belmas, P.                   Lettre de l'AIS, IUFM, Créteil, décembre 2000.

Bour, T.                                  « Philosopher rend-il intelligent ? », revue Diotime. L'agora n°10, éd CRDP Languedoc Roussillon / Alcofribas Nasier, Paris, Juin 2001.

                                  

                                   Petit atelier de philosophie en classe d'IM Pro, cassette vidéo à paraître, CNDP, 2002.

GREPH.                                  Qui a peur de la philosophie ?, coll Champs, éd Flammarion, Paris, 1977.

Juret, J-M.                   Philosopher en classe de SEGPA, mémoire de CAPSAIS, IUFM des pays de la Loire, 1998. 

Legros, C.                   « Des situations proposées en classe pour réfléchir sur la morale », revue Diotime ; L'agora n°1, éd CRDP Languedoc Roussillon / Alcofribas Nasier N°1, Paris, Mars 1999.

« La pédagogie des dilemmes moraux dans l'enseignement de l'éthique », revue Diotime ; L'agora n°1, éd CRDP Languedoc Roussillon / Alcofribas Nasier N°2, Paris, Juin 1999.

Lipman, M.                             A l'école de la pensée, trad N. decostre, éd De boeck université, Bruxelles, 1995.    

Ministère de l'Education Nationale

                                    Loi  d'orientation du 10 juillet 1989.

Nevoux, M-C.                        « Apprentis philosophes en SEGPA », revue Diotime ; L'agora n°9, éd CRDP Languedoc Roussillon / Alcofribas Nasier N°2, Paris, Mars 2001.

 

Pautard, D, Lévine, J, Senore D.

« L'atelier philosophie AGSAS », revue Je est un autre, numéro Hors série, Paris, 2001.`

Pettier, J_C.                « Le tableau comme médiateur », revue du GFEN secteur philosophie Pratiques de la philosophie n°7, Ivry, Juillet 1999.

                        La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ?, thèse de doctorat NR sous la direction de F. Galichet, Université M. Bloch, Strasbourg, 2000.

                                   « Renouveler l'école pour tous par.le droit à la philosophie pour tous », revue VEI enjeux n°127, CNDP, Paris, Décembre 2001.

Tozzi, M.                     Penser par soi-même, éd chroniques sociales, Lyon, 1995.

Vygotski, L-S.             Pensée et langage, trad F. Sève, éd Messidor éditions sociales, Paris, 1985.

Zarader, J-P.               « Un agrégé de philo en SEGPA », revue Diotime ; L'agora n°1, éd CRDP Languedoc Roussillon / Alcofribas Nasier N°9, Paris, Mars 2001.



[1] La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ?, sous la direction de F. Galichet, Université M. Bloch, Strasbourg, 2000. Ceux qu'une perspective plus générale intéresserait pourront consulter l'article « Renouveler l'école pour tous par.le droit à la philosophie pour tous. », revue V.E.I enjeux n°127 , CNDP, Paris, Décembre 2001.

[2] Cela constitue l'un des objets du travail de F. Imbert et du Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle.

[3] On appellera enseignant spécialisé celui qui enseigne dans les classes de l'Adaptation et de l'Intégration Scolaires, poste ouvert par l'obtention, en sus de la formation initiale, du Certificat d'aptitude aux Actions Pédagogiques de Suivi, d'Adaptation et d'Intégration Scolaires (CAPSAIS). Le professeur de philosophie étant lui qualifié de « spécialiste » de sa discipline.

[4] On trouvera ce type de préparation dans la troisième partie de ma thèse, qui peut être mise à disposition de qui veut photocopier.

[5] Sans pour autant que l'on puisse condamner sans appel ce mode de travail, au regard d'une étude si brève. On pourrait d'ailleurs voir dans cette difficulté d'emploi de l'image le signe d'une difficulté de l'enseignant plus que des élèves, et postuler qu'elle ne saurait être partagée par tous.

[6] L'utilisation possible du tableau est développée dans l'article « Le tableau comme médiateur » (1999)

Date de création : 13 octobre 2002
Date de révision :