PRATIQUER LA PHILOSOPHIE AVEC DES ELEVES EN GRANDE DIFFICULTE SCOLAIRE ?

J-C. Pettier Professeur de philosophie, Docteur en Sciences de l'Education, IUFM de Créteil, France.

Article publié dans Entre-vues (Revue des professeurs de morale laïque, Bruxelles, Belgique) n°51 (décembre 2001).

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On pourrait ne voir la réflexion concernant la philosophie avec des élèves en grande difficulté scolaire que comme une simple question pratique : est-ce possible ?

Dépassant l'anecdotique, il s'agit plutôt d'évaluer si elle est légitimement et pratiquement fondée. Trois questions logiquement ordonnées dans la thèse La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ? (J-C. Pettier, 2000) permettront de le préciser :

-y a-t-il un droit à la philosophie ? ;

-quelle est la nature de l'enseignement philosophique qui lui correspond ? ;

-Comment penser l'enseignement pour les élèves en grande difficulté ?

Ces trois questions nous permettront dans un quatrième temps de mieux saisir ce qui peut se pratiquer en classe, à travers un exemple.

I/ Y a-t-il un droit à la philosophie ?

Poser cette question, c'est accepter de se placer dans la perspective des droits de l'homme, et signifier implicitement qu'ils sont incomplets.

Les droits de l'homme: la concrétisation d'une réflexion sur l'homme.

Quelques principes les sous-tendent :

-il y a une nature humaine, une essence identique en chacun ;

-cette essence humaine c'est la liberté présentée essentiellement comme liberté de conscience, supposant un homme rationnel ;

-le fait humain est un fait social, la société devant permettre de conserver les droits naturels de l'homme.

Il s'agit alors d'exprimer les conditions de possibilité de la liberté, d'où la liste des droits qu'indique la première déclaration.

Une telle déclaration correspond à une exigence éthique : l'identité d'essence fonde la dignité de chacun. Diversité et identité se rejoignent dans l'idée d'une raison qui permet la liberté humaine, quant l'animal est guidé par l'instinct. Une société qui veut la réalisation de l'homme s'organise à partir de cette référence.

Au fondement des droits de l'homme : la raison.

Les déclarations des droits de l'homme véhiculent une caractérisation de la raison bâtie à l'origine sur les analyses cartésiennes. Comme faculté de conceptualisation, la raison est spécifiquement humaine. Elle se réfère à la vérité. Elle fixe l'objectif de connaissance et structure les moyens d'y parvenir, d'où sa capacité d'organiser l'activité. Par là, on peut la considérer comme une fin idéale, universellement établie par concepts,  qui se construit plus qu'elle n'est donnée. Elle se place dans une logique de l'universalité, qui s'établit par une suite d'étapes : de l'individuel au collectif, au général, à l'universel ; du subjectif à l'intersubjectif  à l'objectif. Cette hiérarchie se traduit dans l'homme en tant qu'il pense le monde, d'une pensée des relations de causalité simples par répétition,, à la généralisation par induction, à l'abstraction conceptuelle[1].

La raison confère à l'homme un statut particulier. Il dégage par la dynamique de réflexion des objectifs propres (la connaissance et toute fin jugée bonne) dont le monde est un moyen. Elle change le rapport de l'homme à lui-même. Organiser le monde selon ses passions les fait rentrer dans le cadre de la rationalité et les réduit. Par la raison, l'homme acquiert donc le pouvoir de dominer, de se dominer, donc d'être libre. La possibilité de choix, amène la raison à s'interroger sur leur validité, leur intérêt. Il tranchera dans les problèmes que lui pose cette liberté au nom de valeurs  jugées dans leur essence la plus haute.

On décrit là les caractéristiques de l'entendement. H. Arendt (1996) nous rappelle que la réflexion kantienne se situe à un autre niveau, celui d'une raison pure se visant elle-même, résultant d'un besoin de penser. Cette faculté, détachée de l'utilité, jouerait pourtant un rôle fondamental. Revenant sur le procès d'Eichmann, elle nous montre que de l'exercice d'une exigence de pensée résulterait ultérieurement la possibilité de se positionner face au mal.

La raison, comme entendement et pensée, caractérise l'humanité. Lui est-elle naturelle ?

Trois indicateurs peuvent aider à le penser :

-L'étude des enfants sauvages montre leur extrême difficulté pour intégrer une éducation. L'environnement social semblerait donc jouer un grand rôle pour le développement intellectuel..

-La psychologie génétique (Piaget (1998), Vygotski (1985) montre l'importance du langage. Il permet le développement de la pensée au sens psychologique du terme[2], comme faculté d'assimiler, d'élaborer, de structurer et d'utiliser la connaissance.

- Le développement de la connaissance du cerveau[3] le fait envisager comme un ensemble de structures neuronales susceptibles, à la naissance, d'être activées, permettant potentiellement à l'intelligence (donc concernant notre propos, à la faculté de raison qui s'appuie sur elle) de se développer. Le développement humain se situerait entre nature dans les potentialités, et culture dans les développements.

 

La raison n'est donc pas naturellement donnée à l'homme, d'où l'absence possible d'exigence de pensée caractéristique selon H. Arendt d'Eichmann. Cette exigence ne pourra se produire selon nous que par la rencontre, la confrontation (et non l'affrontement) à Autrui, dans un cadre social.

Il y a alors nécessité d'organiser l'apprentissage, d'où l'idée classique que l'information et l'éducation sont des droits de l'homme.

L'exigence d'un droit supplémentaire.

Elle résulte de réponses négatives aux deux questions suivantes : l'information et l'éducation sont-elles suffisantes pour se prononcer sur les valeurs ouvertes par l'exercice d'une conscience éclairée? La réflexion critique sur les valeurs résulte t-elle  nécessairement d'une éducation familiale ?

L'étude du cas Eichmann suffirait à montrer qu'il n'en est rien. Sans aller vers ce cas extrême, on peut penser que, dans le meilleur des cas, la famille transmettra un système de valeurs, non pas qu'elle permettra à ses enfants de l'interroger. L'enseignement démocratique ne peut donc se contenter de la transmission de savoirs, qui reste cependant une nécessité. Il doit s'investir dans le domaine de la réflexion raisonnée universalisante, conceptualisante, problématisante concernant les valeurs : celui du philosopher.

Il lui faut de plus s'investir dans le domaine de l'émergence d'une pensée, du dialogue avec soi-même, engendrée par la rencontre organisée de l'altérité radicale et irréductible.

Par là, il nous semble que s'ouvre le champ de revendication d'un droit à la philosophie au nom de l'humanité de chacun, de son droit de réaliser, autant qu'il est socialement possible pour tous, son essence dans la société et par rapport à lui-même. Ce droit est légitimement exigible pour tous les élèves, en difficulté scolaire ou non

Tout enseignement philosophique permet-il de rendre compte du droit ?

II/ Quel enseignement philosophique pour le droit ?

Y a t-il des critères pour évaluer, du point de vue du droit à la philosophie, un enseignement ?

Il lui faudra rendre compte légitimement de ce qui le fonde et de la façon dont il se fonde : le fond et la forme. Cinq critères vont rendre compte des exigences du droit.

Par nature, il faut que cet enseignement soit philosophique (Philosophicité : critère 1).

Légitimer la philosophie comme un droit implique d'en situer l'enseignement à un niveau où tous les élèves sont concernés, y compris l'élève le plus en difficulté à l'école. Il ne peut pas non plus être uniquement formulé sur la base de réquisits d'excellence scolaire.

Cette capacité de s'adresser à tous constituera un second critère pour une réflexion sur l'enseignement (Universalité : critère 2).

Les droits de l'homme sont  une reconnaissance de l'irréductible originalité de chacun, de sa « normativité » : sa capacité à se fixer des normes. La reconnaissance de la capacité potentielle de fonder rationnellement ses normes impliquera que l'enseignement vise cette réalisation pour chacun. Cela justifiera éthiquement une pensée de l'Ecole fondée sur le respect absolu de chaque élève comme sujet potentiel de raison. (Normativité : critère 3).

Il s'agit aussi pour cet enseignement de reconnaître qu'il y a des systèmes de raisons, des originalités irréductibles de l'être et des êtres à reconnaître, évaluer, hiérarchiser selon la référence à l'universel. L'autre est à la fois semblable en raison et pourtant différent par son système des raisons, d'autres intérêts, une autre sensibilité ( Altérité : critère 4).

Enfin, il faudra permettre l'organisation des "normativités" entre elles, dans la recherche d'une organisation pédagogique qui en rende compte. La coexistence raisonnée permet de construire ce qui proprement constitue un objet commun, dépassant la somme des intérêts particuliers : une nouvelle richesse construite sur la base de l'échange (Organisation : critère 5).

Evaluer les modèles d'enseignement.

Une étude détaillée nous montrerait que l'enseignement magistral, tel qu'il est classiquement pratiqué en France par exemple pour les élèves de terminale (dix-huit ans) est questionné extérieurement par la référence au droit à la philosophie et intérieurement dans la logique de ses principes. Sans nier qu'il s'organise autour de la référence à la philosophie, on ne peut qu'y remarquer l'absence d'une position universaliste, le rejet d'une quelconque normativité, à développer chez l'élève. Il n'y a pas organisation d'une confrontation à

l'altérité dans la classe (sauf à appeler confrontation ce qui en réalité est un débat interne, aussi bien dans la leçon que dans la dissertation).

La référence aux cinq critères du droit nous montre que la perspective didactique se constitue en son nom. Elle se fixe comme point de départ tout élève en formation, et à penser l'enseignement selon cette perspective (universalité). Ce souci de l'élève la conduit à faire appel à toute connaissance susceptible de lui fournir des modes de compréhension et d'aide de celui-ci.  Or les Sciences de l'Education, spécifiquement attachées à la question des apprentissages, permettent d'interroger la discipline en elle-même (philosophicité) pour en définir les spécificités. Philosopher, c'est articuler trois processus de pensée (problématiser, argumenter, conceptualiser) pour répondre rationnellement aux questions posées par l'homme sur le sens de sa présence au monde. Les Sciences de l'Education pourront formuler les objectifs de sa mise en ouvre à l'Ecole (universalisation). Elles proposent des modèles constructivistes de l'apprentissage, où l'élève progresse à partir de ses représentations (normativité) et construit son savoir. Revendiquant une certaine conception de l'Ecole comme lieu de l'apprentissage du débat démocratique rationnel, de l'échange (altérité), elles s'interrogent sur l'intérêt de l'oral, et en particulier de la discussion philosophique (organisation) comme facteur de construction des savoirs et de la pensée et en fin de compte de la citoyenneté.

Pour autant, le modèle didactique, s'il semble correspondre au droit, est-il philosophique? L'enseignement magistral se présente comme un parcours intellectuel construit devant l'élève, "balisé" par la logique interne du raisonnement : un produit fini dont la présentation rendrait actif l'élève. La présence de la philosophie dans l'enseignement se justifie pourtant par le fait qu'il y a un apprentissage à faire.

Ne faut-il pas alors voir l'enseignement comme la mise en ouvre progressive d'un processus qui vise un "philosopher"pleinement réalisé ? Le droit à la philosophie se comprendrait alors comme le droit de pratiquer ce cheminement.

Si l'on admet que le modèle d'enseignement classique est le modèle épuré de la transmission  (sans pédagogie) et que le développement d'une réflexion pédagogique ne se justifie que par les difficultés que rencontre ce modèle dans les faits ; il semble possible d'admettre un principe qui proportionnerait la nature et l'importance d'une stratégie didactique au défaut du modèle transmissif : la transmission du philosopher autant que possible, sa didactisation autant que nécessaire.

Le modèle didactique, sous cette condition, nous semble légitime et nécessaire, philosophiquement validé. Comment l'appliquer aux élèves en grande difficulté scolaire ?

III/ Un enseignement philosophique pour les élèves en difficulté.

On va ici brièvement préciser le cadre général théorique de ce travail, qui pourrait être ultérieurement précisé par la présentation d'éléments pratiques présents dans la thèse. L'ensemble s'est constitué en croisant l'analyse théorique de supports existants (la philosophie pour enfants de M. Lipman, le travail avec les dilemmes moraux) avec l'analyse de quelques expériences, plus la mise en ouvre dans deux classes d'adolescents en difficulté scolaire. Quels sont les éléments de ce cadre ?

Concernant la mise en ouvre des élèves, au regard des cinq critères d'un enseignement correspondant au droit.

Utiliser des textes  brefs ou des situations  proches de la réalité, qui génèrent des problèmes amenant rapidement la nécessité de la réflexion, paraît prometteur. Ces supports, avec quelque effort, sont en fin de compte accessibles aux élèves et mettent en ouvre leurs réflexions personnelles (normativité), fournissant matière à échange (altérité, organisation). Quelques supports ont été conçus comme sources d'une discussion ou d'une démarche progressive d'entrée dans le concept. Les nouds problématiques sont induits par la forme de l'exercice. L'adaptation de supports existants est possible, notamment les dilemmes moraux (Revue Entre-vues, 1990) travaillés en Belgique, ou la philosophie pour enfants de M. Lipman (1995).

Permettre aux élèves d'interroger leurs convictions (normativité) oblige parfois à utiliser des stratégies de détour (par exemple confirmer les opinions des élèves pour les rassurer, tout en leur fournissant les moyens de les questionner par la suite(J-C. Pettier, 1998, 84 sqq).

La réflexion doit être pensée en organisant les élèves en communauté de recherche, qui rend possible un travail à l'oral, le progrès par l'échange des réflexions (altérité, organisation) et de dépassements8 des opinions parfois superficielles. Ce travail peut s'analyser comme la possibilité pour une éthique communicationnelle (J. Habermas, 1992) de s'exercer et se développer. Mais les  difficultés des élèves notamment dans le rapport aux autres feront de la communauté de recherche un objectif en soi du travail avec ces élèves. Ils formeront davantage une communauté de travail où la part du professeur est importante, son aide devant favoriser la constitution du travail en communauté.

Concernant l'organisation globale du travail.

L'expérience a progressivement permis de montrer l'intérêt de préparations extrêmement structurées prévoyant,( quitte à en relativiser l'utilisation ensuite), des concepts philosophiques formulés simplement, des problématiques articulées à des exemples concrets, des arguments parlants.

Elles s'appuient sur la prise en compte du cheminement individuel, par le développement de discussions pour faire émerger puis organiser les représentations des élèves.

On a intérêt  à travailler sur des temps longs, à organiser le travail dans une stratégie globale de l'initiation et du réemploi conceptuels . Avoir abordé un concept ne suffit pas, on doit penser qu'il va s'agir de proposer d'autres occasions de travail d'abord proches de la situation de découverte initiale, puis de plus en plus distantes (le concept s'appliquant dans un champ plus large) pour le réemployer, au lieu de n'en rester, comme trop souvent à l'école, qu'à sa découverte. La phase de réemploi étant souvent vécue comme un moment où l'on ne fait rien, sous entendu "rien de nouveau". Cela permettra aux élèves de se familiariser avec les éléments philosophiques, de les formuler et les reformuler, les employer dans des conditions différentes pensées comme telles : on objectivera les différences pour moduler la réflexion.

L'emploi du tableau s'intègre dans ces stratégies , pour permettre à la Communauté de Recherche de s'établir comme un lieu d'échange. Il permet de dépasser l'assimilation entre l'idée et celui qui la véhicule. La parole de chacun existe « matériellement » en étant notée. Elle est reconnue. Le tableau constitue de fait la référence de l'analyse, on examinera "ce qui est marqué", et non pas directement « ce que dit un tel ». On établit ainsi un espace de discussion possible. S'il y figure les moments clés de la discussion à l'ouvre, ils pourront de temps en temps être examinés par la communauté pour l'obliger à les prendre en compte et en tirer une base possible de problématisation, de conceptualisation, manifester la nécessité d'une argumentation.

Chacun pourra, en face de chaque idée, remarquer le nom de qui l'a émise, et commencer à pouvoir envisager l'autre par ce qu'il dit et ce qu'il est. Il pourra constater par la cohabitation « géographique » des points de vue leur diversité. On cherchera alors à s'en abstraire pour passer au général (ce qui est vrai pour les élèves de la communauté), puis si possible à l'universel. En constituant le groupe, c'est aussi chacun que l'on reconnaît alors, avec sa

propre parole. C'est la première fois pour beaucoup qu'elle acquiert cette importance, ce qui les encouragera à y faire attention Le travail en groupe peut donc avoir une fonction restructurante en termes d'image de soi pour certains. L'utilisation du tableau, source d'une reprise critique, induit du strict point de vue du travail philosophique l'idée que penser, c'est travailler une parole, y revenir, s'y confronter pour l'éclaircir et parvenir non seulement à dire ce que l'on pense, mais aussi sans doute à penser lorsque l'on est obligé de dire.

Enfin, il permet aussi de faire place à l'exigence fondamentale de la diversité des modes de présentation des données fournies, au regard de la diversité des parcours cognitifs possibles des élèves (J-P. Astolfi, 1998, 188).

L'exigence institutionnelle du programme rejoint le souci de cohérence, pour placer la philosophie en corrélation avec les compétences à travailler par ailleurs dans les classes spécialisées. Les compétences du français à l'oral sont d'emblée à retenir, ainsi que celles

liées à l'instruction civique.

Concernant la forme de l'activité.

Le travail semble gagner en qualité lorsqu'il alterne phase de production et phase de réflexion, pensée abstraite et pensée liée au concret. Le travail d'abstraction se pense davantage dans le cadre d'un mouvement que comme une réalité immédiate, d'où l'intérêt de travaux passant progressivement d'une réflexion appuyée sur l'expérience de l'individu (normativité), vers une généralisation de plus en plus importante, à visée universalisante. On fera formuler aux élèves les règles sous-jacentes à leurs réflexions, déterminer leurs limites de validité, les interroger à une échelle de plus en plus importante.

Il faut développer l'emploi de la logique formelle, notamment en ce qui concerne le recours à l'exemple qui ne peut fonder une règle, mais suffit pour la remettre en cause. Il permettra de construire en classe une réflexion critique et lui fournira des éléments de base : induction, déduction, etc.

Concernant le rôle du professeur.

Il permet au groupe de se constituer, en organisant la réflexion, il aide à la formulation des concepts, renvoyant au groupe sa pensée en la questionnant.

Utiliser le tableau demande au moins la volonté de le constituer comme instrument d'une stratégie d'apprentissage. Cette stratégie doit être mûrement réfléchie, en ce qu'elle est sélective. Le professeur n'inscrit pas tout ce qui est dit et, même si on peut imaginer qu'il écrive sous contrôle des élèves, c'est quand même lui qui formule, qui sélectionne ce qui sera retenu. Il devra reconnaître, dans l'expression parfois approximative des élèves, les  éléments conceptuels, problématiques, argumentatifs qui permettront de faire progresser la pensée, ou de la raccrocher à des perspectives classiques qui pourront par exemple être présentées à cette occasion.

Il déterminera l'organisation du tableau. Il pourra penser l'espace pour manifester les contradictions entre les idées en faisant voisiner par exemple les éléments problématiques pour qu'ils "sautent aux yeux". Il pourra traduire la progression de la réflexion, pour en hiérarchiser les éléments. Il choisira de "personnaliser" les paroles inscrites en marquant le nom des élèves, ou préférera l'anonymat.

Enfin, si l'on considère le tableau comme support différent d'accès au cours, permettant d'en véhiculer les idées autrement que dans la linéarité de la parole, il s'agira alors pour le professeur de prévoir une traduction synthétique de cette parole, la plus proche possible de l'original. Un des rôles du professeur sera donc dès le moment de préparation du cours d'en imaginer aussi des représentations possibles (en s'inspirant de P-P. Burkard, P. Kunzman, F. Wiedmann, 1993).

IV. Une situation pour travailler avec des élèves en difficulté 

Objectifs  :       -différencier la thèse et l'argument (argument inadéquat par rapport à la thèse),

                        -effectuer un choix, le défendre et le critiquer,

                        -développer une réflexion commune d'analyse.

Situation :

À Noël, quelqu'un a donné une grosse somme d'argent aux parents de la famille GUSTARD pour qu'ils la partagent entre leurs quatre enfants. Mais comment partager? Les parents veulent que cela soit le plus juste possible. Ils en discutent en famille, chacun des enfants donne son avis :

-"Moi", dit l'aîné, "je pense qu'il est plus juste que l'on partage l'argent selon nos besoins, quand on est plus âgé, on a besoin de plus de choses par exemple pour l'école, donc il faudrait que ce soit moi qui ait le plus, puis chacun un peu moins selon son âge"(Choix n°1)

-"Non; on devrait répartir en fonction de nos qualités", dit le second, "par exemple celui qui travaille le mieux à l'école devrait avoir plus, et ainsi de suite." (Choix n°2)

-"C'est simple", dit le troisième, "il n'y a qu'à regarder ce que dit la loi : quand il y a un héritage dans une famille, on doit partager également entre les enfants, c'est ce que nous devons faire, parce que la loi dit toujours ce qui est juste."(Choix N°3)

-"Moi, je crois que c'est plus simple encore que cela", dit le quatrième," je suis le plus fort, donc je dois tout avoir, c'est comme cela dans la nature, chez les animaux, c'est le plus fort qui gagne, vous devez tout me donner, sinon..." (Choix N°4)

Déroulement.

1/Lecture de la situation dans la classe, avec explication des termes. Les élèves, dont certains ont des difficultés de lecture, comprennent bien de quoi il est question.

Chaque position sera exprimée sous la forme d'une règle plus simple, trouvée par les élèves (en reformulant, on cherche à les faire comprendre ce qui est dit, et l'on se situe aussi davantage dans l'abstraction) :

-"il faut partager selon les besoins"(n°1);

-"il faut partager selon les qualités (n°2)";

-"il faut suivre la loi" (n°3);

-"il faut faire comme dans la nature(N°4)".

2/ Choix a priori par chaque élève de la position qui lui convient le mieux et de celle qu'il rejette a priori (il note les numéros correspondants). Il devra tenter d'expliquer pourquoi il fait ces choix. Cela le force à clarifier une position de départ, à tenter de la justifier. Cela l' implique aussi dans le problème : il s'agit de voir ce qu'il pense. Cela aura d'autant plus d'importance qu'il sera interrogé ensuite.

3/ Mise en commun : chacun propose son choix et peut donner des arguments s'il en a (on s'intéresse à ce qu'il dit).

4/ Etude en commun des différentes solutions proposées.

Dans un premier temps, on va essayer d'étudier la pertinence des arguments proposés par les quatre intervenants dans la situation-problème, au regard de la règle qu'ils revendiquent. Ainsi, par exemple, répartir selon les qualités signifie t-il nécessairement que celui qui a les meilleurs résultats scolaires devrait avoir plus? On cherchera d'autres qualités qui pourraient présider à la répartition.

Dans un second temps, on va essayer de déterminer les "avantages" et les "inconvénients" de chaque solution proposée. Ces termes sont à comprendre aussi bien d'un point de vue matériel (comment évaluer la "quantité" d'une "qualité", par exemple ?), que d'un point de vue plus abstrait (est-on toujours responsable de ses qualités, est-il alors juste de donner plus à qui n'"y est pour rien"?). Ces avantages et inconvénients seront inscrits au tableau, dans le cadre d'un tableau à double entrée.

Dans un troisième temps (en réalité simultané au second), on mettra en relation les différentes positions : les "avantages" de l'une pouvant être les "inconvénients" de l'autre (relations matérialisées par des flèches au tableau) . Ainsi, une position peut être facile à mettre en oeuvre (répartir également entre chacun), tout en ne comblant pas nécessairement chacun en ne permettant pas de subvenir à ses besoins.

Sollicités par l'enseignant, les élèves doivent tenter de justifier leurs prises de positions. la classe devra évaluer les limites de validité de ce que chacun dit (est-ce valable pour cette classe, dans l'école, en France, etc), éventuellement proposer des règles avec des domaines de validité plus importants. L'enseignant sera là pour aider les formulations, pour proposer des contre-exemples si aucun élève n'en trouve, pour proposer des modes de résolutions "classiques". Il sera aussi garant de la logique des propositions effectuées par chacun, quitte à enfermer l'élève dans ses contradictions. On en profitera aussi pour établir les positions "sociales" sur la question, et pour développer des "ponts" entre ce qui est dit et d'autres situations scolaires ou sociales.

5/ Retour sur la démarche globale effectuée : "qu'a t-on fait, comment s'y est-on pris?" On cherche à établir ce qu'il y a eu d'important et de nouveau, concernant les progrès conceptuels comme la mise en oeuvre dans la démarche. Ce retour s'effectue par oral, avec éventuellement des discussions, concernant l'importance à accorder à tel ou tel élément.

On notera un résumé (élaboré par les élèves, ou par l'enseignant sur propositions des élèves, ou avec leur accord a posteriori).

Enfin, on demandera à chacun si sa position a évolué, par rapport à ce qu'elle était au début (il est rare que la position "bouge", mais les élèves sont capables de reconnaître qu'il y a des arguments auxquels ils n'avaient pas pensé, de les établir).

En légitimant le droit à la philosophie, puis en montrant que le modèle classique d'enseignement philosophique n'y correspond pas nécessairement, on disqualifie une réflexion qui s'appuierait sur la nature nécessairement culturelle et littéraire de cet enseignement pour rejeter sa généralisation. Le travail avec les élèves en difficulté nous montre qu'elle  semble possible. Les possibilités réelles d'enseignement passeront par le développement des réflexions didactiques, dans la lignée ouverte par les analyses du philosopher. Il faut pourtant que  la formation initiale et continue des enseignants spécialisés lui fasse place.  L'académie de Créteil, en France, semble se placer à la pointe de cet effort, qui n'en est qu'à ses débuts, en permettant que tous les stagiaires « spécialisés », futurs enseignants avec des élèves en grande difficulté scolaire, connaissent ces perspectives, et puissent tenter de les appliquer.

Reste à les développer, qualitativement et quantitativement, à les structurer. Sachons que la nature et l'ampleur de la réponse que l'institution scolaire voudra donner à cette question, aussi bien en France qu'en Belgique, rendra compte de la pertinence qu'elle lui accorde. Interroger l'enseignement des élèves les plus en difficulté, c'est interroger les fondements de la société. Quelle valeur notre démocratie  accorde t-elle  à chacun?

 

                                               Bibliographie

Arendt H,                                Considérations morales, Trad M. Ducassou, D. Maes, coll Rivages poche , éd Payot, Paris, 1996.

Astolfi, J-P.                 L'école pour apprendre, coll Pédagogies,  5e éd ESF, Paris, 1998.

Burkard, F-P, Kunzmann, P,  Wiedmann , F.

Atlas de la philosophie Coll Encyclopédies d'aujourd'hui, La pochotèque, éd Le livre de poche, Paris, 1993.

Changeux, J-P.            L'homme neuronal, éd Hachette, Paris,1994.

Derrida, J.                   Du droit à la philosophie, éd Galilée, Paris 1990.

Descartes, R.              Discours de la méthode, éd classiques Hachette, Paris 1997.

Habermas, J.               De l'éthique de la discussion, trad M. Hunyadi, éd du Cerf, Paris 1992.

Lipman, M.                  À l'école de la pensée (trad N. Decostre), éd De Boeck Université, Bruxelles, 1995.

Piaget, J.                      La psychologie de l'enfant, coll QSJ, éd PUF, Paris 1998.  

Pettier J-C,                  « Un problème philosophique en SEGPA : « il faut être raciste, alors ?  » », revue Entre-vues n°39-40, Bruxelles, déc 1998, p84 sqq            La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ?, Thèse de doctorat NR, sous la direction de F. Galichet, Université M. Bloch, Strasbourg, 2000.

« Une formation philosophique pour les enseignants de l'éducation adaptée », revue Diotime l'Agora , n°7, Paris, 2000.

Revue Entre-vues       n°1990-5, « Les dilemmes moraux », Bruxelles, 1990.

Tozzi, M.                     Penser par soi même, éd chroniques sociales, Lyon, 19

                                   Eléments pour une didactique de l'apprentissage du philosopher, HDR, Université Lumière Lyon II, 1998.                     

Vygotski L-S,              Pensée et langage, trad F. Sève, éd Chroniques sociales, Paris,1985.



[1]Il s'agit dans toutes ces énumérations de fixer quelques points de repère, sans postuler qu'il s'agit là des degrés du développement intellectuel de l'enfant tels que les décrirait la psychologie cognitive par exemple.

[2]D'où le rôle crucial de la médiation pour la structuration des fonctions cognitives de l'enfant.

[3] Voir les travaux de J-P. Changeux, depuis L'homme neuronal (1994)

 

Date de création : 13 octobre 2002
Date de révision :