Juger Heinz : une activité "à visée philosophique" ?

Par J-C. Pettier Professeur de Philosophie IUFM de Créteil, France

Article publié dans Entre-vues (Revue des professeurs de morale laïque, Bruxelles,Belgique) n°52 (mars 2002).

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Qui a pratiqué dans les classes les exercices de clarification des valeurs et les dilemmes moraux connaît bien le cas de Heinz. Son problème : il se trouve placé dans la situation soit de devoir cambrioler une pharmacie pour sauver sa femme malade du cancer, soit de la laisser mourir faute d'argent et de compréhension du pharmacien. "Que doit faire Heinz ?", demande t-on aux élèves ?

L'étude d'un emploi original de ce dilemme va nous permettre de décrire une forme de travail de classe, pour favoriser une réflexion "à visée philosophique" : la mise en procès.

I/ Juger Heinz ?

Reprenant le cas de Heinz (voir Entrevues n° spécial dilemmes moraux, 1990 ), pour le faire travailler dans sa classe à des adolescents en difficulté scolaire, C. Gilles[1], une enseignante française en Section d'Enseignement Général et Professionnel Adapté, a décidé de prolonger l'exercice de réflexion qu'il avait engendré en soumettant la situation suivante à ses élèves : Heinz a cambriolé la pharmacie. Le pharmacien a porté plainte, Heinz a été arrêté et doit maintenant être jugé.

Il va s'agir dans un premier temps de clarifier la façon dont un procès est organisé : un jury, un président du tribunal, les défenseurs de l'accusé, les défenseurs de la partie civile (l'accusation), etc.On va ensuite établir comment dans les faits se déroule un procès : les éléments d'accusation sont traités l'un après l'autre, par exemple, d'abord par les défenseurs de la partie civile, puis par ceux de l'accusé. Un réquisitoire, rappelant les éléments de l'accusation et proposant, au regard de la loi, la peine requise, est établi.

La défense s'exprime en dernier, pour établir les éléments de doute, de remise en cause de l'accusation.

Une fois ces éléments clarifiés, les élèves se répartissent les différents rôles : défense, ministère public, quitte à ne pas nécessairement défendre la position qui est personnellement la leur. Ils vont établir les éléments de défense ou d'accusation sur lesquels s'appuiera le procès. Certains (ceux qui sont le plus hésitants ) vont constituer le jury. Le reste des élèves constituera le public. Il faudra nommer un président (éventuellement l'enseignant).

L'espace de la classe est ensuite organisé, en s'inspirant d'une salle de tribunal. Le procès va être mené, à l'issue duquel le jury se prononcera sur la culpabilité de Heinz, sur d'éventuelles circonstances atténuantes, sur une peine de prison.

Trois intérêts au moins se dégagent donc de cette forme de travail :

-elle permet de réemployer des éléments du travail effectué lors de l'échange sur le cas de Heinz, en les concrétisant ;

-ces questions peuvent s'élargir : il s'agit d'établir ici la vérité et la justice dans une recherche commune, alors que les dilemmes moraux permettent plutôt de travailler le rapport de chacun aux valeurs qui guident son action ;

-c'est l'occasion de se confronter à l'organisation du système de la justice dans une démocratie : les principes et les lois qui cherchent à en rendre compte fixent le cadre du procès ; une organisation tente de les concrétiser.

Il s'agit là d'un premier niveau de travail possible lorsqu'on organise un procès en classe . Il permet de transmettre un mode de fonctionnement social, son cadre et ses principes. L'interrogation philosophique peut surgir lors de cette transmission, sans qu'elle y soit nécessairement présente et travaillée comme telle. En effet, connaître et avoir assimilé les principes et modalités d'un fonctionnement social ne conduit pas nécessairement à s'interroger sur sa pertinence.

On peut développer et enrichir ce travail dans un souci pédagogique ou directement philosophique.

II/ Travail complémentaire. Variante

1/ Développer la finesse de jugement de chacun dans la classe

Le rapport de chacun à son jugement peut être prolongé par un travail complémentaire à l'occasion du procès. Sans respecter à la lettre la forme du procès, on gardera l'idée d'un débat contradictoire pour établir une vérité, tout en adoptant une forme de travail qui obligera chacun à se positionner par rapport à la nature des échanges, leur pertinence et leur impact.

Plutôt que de laisser des élèves assister passivement aux échanges, on peut imaginer de créer dans la classe trois "zones", correspondant chacune à un jugement différent sur la peine à infliger à l'accusé :

-la zone correspondant au souhait d'une peine maximale. Elle sera symboliquement proche de l'accusation ;

-une zone proche de la défense, correspondant au souhait de la peine minimale, voire de la relaxe ;

-une zone intermédiaire (appelée métaphoriquement "marais" par un enseignant qui pratique ce travail), dans laquelle se positionnent les élèves indécis.

Lors des échanges, chacun pourra passer, après chaque argument, d'une zone à l'autre pour peu que l'argument le décide à le faire.

A la fin du procès, après jugement, on confrontera les élèves :

-a/ Chacun de ceux qui ont bougé pourra expliquer ce qui a motivé son évolution. Ce sera l'objet alors d'un échange entre les élèves, notamment concernant la pertinence de l'argument évoqué, sa validité, sa logique.

On peut aussi imaginer de confronter les élèves d'une même zone : y sont-ils présents pour les mêmes raisons ? Le principe de cette spatialisation du jugement peut être affiné en proposant davantage de zones, avec des intermédiaires entre les trois positions de base. Elles rendront mieux compte des nuances possibles du jugement et permettront d'affiner la débat qui suit le procès. Il s'agit donc bien de poursuivre, approfondir un travail sur le jugement déjà élaboré dans le cadre de la réflexion sur les dilemmes ;

b/ L'aspect philosophique s'affirme dans le second temps par la réinterrogation des critères du jugement individuel, concernant l'évaluation de la valeur, de la pertinence, de la logique d'un argument.

2/ Développer la capacité de se décentrer

Les élèves jeunes qui fréquentent l'école primaire ont tendance à confondre idées et personnes.. Cette confusion est bien illustrée dans le film Les enfants de l'année blanche, où l'on voit les enfants accuser leur enseignant J. Duez d'être un pédophile parce qu'il refuse de vouloir tuer les pédophiles.

Plus largement, concernant des adultes, on peut légitimement se demander à écouter les réactions à un procès si beaucoup d'entre nous ne confondent pas souvent un avocat avec sa cause. Défendre un accusé serait nécessairement être d'accord avec. Or, la présence d'un avocat à un procès correspond à l'exigence de justice, la simple reconnaissance du droit de chacun à être défendu. Peut-être y aurait-il là matière à apprentissage de ce qu'il faudrait savoir pour mieux comprendre le fonctionnement de la justice en démocratie.

Faire un procès peut en être l'occasion, combinée à une perspective encore plus directement pédagogique : l'apprentissage du décentrement.

Après avoir formulé les éléments du procès, on peut demander à chaque élève de se positionner : aurait-il plutôt tendance à condamner ou défendre le prévenu ? On va ensuite inverser les rôles : quelques élèves prêts spontanément à défendre le prévenu vont défendre le ministère public, ceux qui auraient tendance à le condamner vont devoir le défendre.

C'est un exercice difficile, nécessaire pour des enfants dont les arguments sont souvent d'abord centrés sur eux-mêmes. Une journée de formation avec des professeurs de morale nous a montré combien cela pouvait être difficile aussi pour des adultes placés dans cette position : nombre de défenseurs tenaient à préciser leur désaccord avec leurs propos, leur difficulté pour défendre ce qu'ils condamnaient par ailleurs.

En décidant d'inverser les rôles, on cherche à permettre aux élèves de rentrer dans la cohérence d'une position adverse, au lieu comme souvent de la déconstruire sans réelle logique. Lors de reprise réfléchie de l'exercice, il n'est pas rare que les interlocuteurs du procès, sans changer radicalement de position, reconnaissent pourtant avoir été pour une part surpris par la qualité de la position qu'ils ont dû défendre, et désormais contraint de mieux penser la leur, à trouver des arguments de meilleure qualité ou évoluer.

Il y a pourtant un risque inhérent à cette inversion des positions : conduire au relativisme : tout pourrait se défendre, aurait même valeur.Certains ne verront dans cette inversion que l'occasion d'un exercice de rhétorique, à l'inverse du souci de vérité qui caractérise la philosophie depuis Socrate. Sans assimiler philosophie et rhétorique, force nous est bien de constater quel formidable rhéteur aussi a pu être Socrate, qualité qu'il mettait au service de son questionnement dans le dialogue.

Il s'agira, pour pallier les inconvénients d'une rhétorique formelle, d'effectuer toujours les moments d'échange sur le fond du procès que nous évoquions précédemment : niveau de validité des arguments. Cela va d'un argument seulement valable pour celui qui le formule parce qu'il ne fait référence qu'à son expérience personnelle, à un argument plus général, une  règle qui s'avère applicable au niveau de la classe, pour passer progressivement à des arguments plus généraux encore (à l'échelle du pays, du monde), voire abstraits  et universels (qui s'appuient par exemple sur une recherche de définitions). L'enseignant pourra provoquer cet élargissement progressif par ses interventions, en situant son questionnement à un niveau immédiatement supérieur à celui du débat[2]. Il pourra aussi profiter de certaines interventions des élèves pour les assimiler à des analyses philosophiques traditionnelles auxquelles elles font échos, ou encore problématiser les propos des élèves en leur posant une question soulevée par "un" philosophe, ou "la" philosophie, concernant le point évoqué.

D'où la nécessaire préparation "philosophique" du travail : recherche préalable des définitions, des problèmes philosophiques majeurs posés par le cas jugé au procès, des arguments qui les soutiennent, susceptibles d'être utilisés pendant les échanges : une "nébuleuse" philosophique, dans laquelle puiser au besoin.. Dans le cas de Heinz elle comprendra par exemple les questions liées à la confrontation entre légitimité et légalité, la notion de "victime", etc.

On trouve ce type de point de repères dans les ouvrages destinés aux élèves plus âgés qui ont quelques heures d'enseignement philosophique chaque semaine, mais rien n'est encore prévu spécifiquement pour des enseignants confrontés à des élèves de l'école primaire[3]. Cela nécessite donc un travail d'adaptation, de reformulation important, d'autant plus que l'enseignant devra aussi trouver des exemples concrets qui en rendront compte, connues des élèves (présents dans des films, par exemple).

Mais une même préparation sera réexploitable dans des procès similaires ou situations de débat similaires : il s'agit de permettre aux élèves d'utiliser et réutiliser ce qu'ils ont appris. On pourra aussi reproduire le même procès d'une année à l'autre, permettant progressivement à l'enseignant d'assimiler les notions et de réagir avec plus de pertinence et d'à-propos.

En dehors de ses qualités pédagogiques, le procès est aussi une voie privilégiée pour entrer dans l'interrogation philosophique comme exercice d'une pensée critique, en vue d'une réflexion "à visée universelle" sur laquelle s'appuiera l'action.

III/ Varier, pour ouvrir le champ philosophique

1/ Développer l'esprit critique

Une part importante de l'éducation aux valeurs se fait implicitement, dès la toute petite enfance, par le biais de récits, contes, connus de tous. On y transmet des modèles et contre modèles d'action, de comportement, dans une vision décalée dans le merveilleux et souvent simplifiée de la vie sociale.

Ces récits ne sont souvent pas interrogés immédiatement ou réinterrogés plus tard. Peut-être que, parce qu'ils sont destinés à des enfants jeunes, on estime qu'ils ne peuvent ou ne doivent pas le faire, et peut-être aussi parce que l'on considère qu'ils n'intéressent plus les adolescents dont on souhaiterait pourtant le développement de l'esprit critique.

L'éducation vers une citoyenneté active et critique nous fait questionner ce modèle simplement transmissif. Sans penser nécessairement qu'on ne doit pas communiquer des points de repères sociaux ou moraux aux enfants, on peut estimer qu'ils seront d'autant plus valables qu'on aura permis d'en interroger la pertinence, autant qu'il est possible à chaque âge.

Mettre un modèle de comportement en procès, par le biais du jugement du héros qui l'incarne peut être le moyen de cette interrogation.

C'est d'autant plus vrai que ces modèles pourraient paraître surprenants. Prenons le cas du Petit Poucet, par exemple; Des enseignants ont décidé de proposer à des enfants la situation suivante : L'ogre a porté plainte : le Petit Poucet lui a volé ses bottes des sept lieues.Comment va t-on le juger ? Il y a bien un problème apparent, puisque explicitement, l'interdiction de voler est une base de la vie en société. Circonstance morale aggravante : dans certaines versions du conte, le Petit Poucet utilise ces bottes pour devenir le courrier du roi, et obtient la richesse, une position enviée.... Peut-on faire d'un voleur un héros, du vol la source de l'ascension et de la réussite sociales, alors le héros se caractérise souvent par la gratuité de ses actes, son dévouement ?

Mais le Petit Poucet est avant tout une victime, rétorquera t-on, légitimement conduit au vol par l'urgence, au risque sinon de mourir et d'entraîner ses frères dans la mort.Il assume la charge de ses frères en toute abnégation, il se soucie du sort de ses parents, sans doute parce qu'il a compris qu'ils étaient avant tout des victimes.Autant de valeurs positives. Ne risque t-on pas d'inverser l'échelle des valeurs en le jugeant ?

Précisément, loin de l'inverser, on va la questionner à l'occasion de ce procès : qu'appelle t-on une victime, et un coupable dans une société ? Comment la société établit-elle, puis juge t-elle la culpabilité ? En jugeant le Petit Poucet, puis en revenant lors d'un débat sur les conditions de ce procès, on permet aux élèves de saisir qu'il est avant tout un processus de reconnaissance et de détermination de la vérité d'un acte, à partir duquel on définira des responsabilités.

D'où l'idée que la culpabilité ne peut être socialement établie que par le procès, que l'accusé est d'abord présumé innocent. L'entrée dans un mode de lecture critique de notre société, où l'image d'un accusé menotté diffusée par la télévision ou les journaux ou sa simple parution au procès le fait trop souvent juger coupable a priori, "sans autre forme de procès" dit l'expression.

De la même façon, on pourra juger en classe des contre-modèles. Quelle peine infliger au loup, accusé de tentative de meurtre sur le Petit chaperon rouge? Sa situation est-elle la même que celle d'un être humain qui voudrait tuer une fillette ? On voit poindre des réflexions sur la nature, l'instinct animal, sur la conscience humaine qui met en question cet instinct et fournit les bases d'une possible liberté.

Enfin, à un dernier niveau, le travail philosophique peut s'attaquer à la forme même du procès comme acte de justice.

2/ Organiser le procès : fonder des conceptions sociales

Plutôt que d'essayer de transcrire dans la classe les formes sociales de l'acte de justice, on peut demander aux élèves d'imaginer ensemble les conditions d'un jugement équitable. Il s'agira de les justifier .

Comme précédemment, ce procès peut concerner un acte délictueux ou criminel. Les élèves, utilisant ou non leurs connaissances, devront pour l'organiser avoir clairement défini et argumenté ensemble ce que serait une justice équitable. Il s'agit donc, plus que de clarifier le rapport individuel aux valeurs, de conceptualiser, problématiser, argumenter puis concrétiser un objet commun : le procès.  On se rapproche alors davantage de la forme de travail recherchée dans la philosophie pour enfants de M. Lipman, basée sur la coopération constructrice de sens. Même si les élèves connaissent les formes démocratiques de l'acte de justice dans la société, devoir les conceptualiser et argumenter leur permettra de mieux les saisir, les comprendre, voire les mettre en question.

On peut aussi sortir des cas "classiques" du procès : délit ou crime, et proposer de passer en jugement tout autre élément. Dépassant un questionnement sur le procès, on pourra par ce biais interroger d'autres fondements de l'organisation sociale, pour mieux évaluer en quoi ils se justifient, les limites de ces justifications. Par exemple, lors de la journée de formation des professeurs de morale, on accusait un texte de ne pas être philosophique. Ce type d'accusation est-il susceptible de passer en jugement ? Pourquoi ? Dans quel cadre ce type d'évaluation est-il effectué ? Cette interrogation est perturbante et de grande ampleur. En dehors du temps, elle nécessite de la part de l'enseignant une solide réflexion préalable, sur le fond, et une grande confiance des élèves placés dans la situation de devoir tout interroger et construire, sans garantie autre que la parole de l'enseignant d'y parvenir : une radicalisation de l'acte de pensée philosophique en classe, en quelque sorte.

L'activité de classe devient ainsi, par le biais du procès potentiel, la mise en forme d'une interrogation radicale sur la société et ses fondements, dans une pédagogie institutionnalisante.

Ces quelques éléments à peine esquissés nous font comprendre que le procès peut être une source de travaux riches, aux niveaux multiples et adaptables selon les objectifs de l'enseignant, l'âge des élèves, le temps qu'il est prêt à lui consacrer. Elle sera un lieu d'articulation privilégiée d'un questionnement sur les valeurs, de la réflexion "à visée philosophique", d'une éducation à la citoyenneté, par l'étude potentiellement ludique des cas les plus divers.



[1] On trouvera la présentation globale du travail de C. Gilles dans son article "Philosopher en SEGPA", revue Diotime L'Agora, n°9, éd CRDP Montpellier / Alcofribas Nasier, Paris, mars 2001.

[2] Les  travaux sur le jugement moral effectué par L. Kohlberg (voir Entre-vues n°1990-5) permettent de décrire des niveaux, dont on peut penser qu'ils sont transposables aux autres domaines de la réflexion. Les connaître va donc permettre de "rebondir" sur un argument d'un élève en le questionnant à un niveau juste supérieur à celui de son argument (par exemple, s'il a utilisé son expérience personnelle : "ce que tu dis est-il vrai pour tous les gens de la classe ?",  en situant ainsi le débat dans ce que L-S. Vygotski appelle la Zone Proximale de Développement (ZPD), c'est a dire selon une perspective plus large que celle que l'enfant peut atteindre spontanément seul, mais dans laquelle il peut se situer en en faisant l'effort avec l'aide d'un adulte "médiateur", dont il se passera par la suite.   (sur la ZPD, voir Pensée et langage).

[3] Un ouvrage proposant entre autres des accompagnements pédagogiques et philosophiques de situations problèmes à destination des enseignants de l'école primaire devrait durant l'année 2002 paraître en France : La philosophie pour tous à l'école ?, aux éditions ESF.

 

Date de création : 13 octobre 2002
Date de révision :