CHEFS D'OUVRE ET ADOLESCENTS EN DIFFICULTE SCOLAIRE.

Jean-Charles Pettier Professeur de philosophie, IUFM de Créteil Docteur en Sciences de l'Education.

Article paru dans les Cahiers Pédagogiques n° 402 (mars 2002).

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 Je crois à la nécessité d'un enseignement philosophique pour tous les élèves, y compris les adolescents des SEGPA (Sections d'Enseignement Général et Professionnel Adapté) [1]. Ce projet progresse aujourd'hui, et il circule un Manifeste pour le droit de philosopher dans l'éducation.

  Mais ce point de vue est peu répandu encore dans les classes spécialisées où les conditions institutionnelles et matérielles, le souci d'un enseignement "efficace" et l'urgence d'une scolarité courte conduisent nombre d'enseignants à privilégier certains enseignements généraux : français, mathématique, Vie Sociale. Le travail à visée culturelle, si fortement souhaité actuellement dans l'école, est trop souvent placé en second . Dans les ateliers, l'élève travaille les premières compétences de référentiels professionnels, sans rencontrer les productions techniques les plus remarquables étudiées à d'autres niveaux du cursus. Comme s'ils n'avaient pas droit aux chefs d'ouvre ; car Le chef d'ouvre peut être de deux types : un produit artistique culturellement évalué selon les références d'une sensibilité esthétique, ou une production remarquable par la perfection d'utilisation de techniques complexes, du type du chef d'ouvre du compagnon.

  L'urgence peut-elle justifier cette double forme de "fracture" entre tous les élèves de notre école démocratique, illustrant sous une autre forme la thèse de P. Bourdieu d'une école en réalité ségrégative  ?

D'une façon générale, on considère que l'élève doit progressivement rencontrer de chefs d'ouvres de la littérature, de la musique, de la peinture, et acquérir les références d'une culture artistique, qui est l'une des bases de l'émancipation intellectuelle par le développement du goût et de l'esprit critique. Dans ces chefs d'ouvre s'exprime ce que la culture a pu produire de meilleur, une forme de perfection. Or paradoxalement cette rencontre présente un risque pour l'élève, et cela d'autant plus qu'il est en difficulté.

les risques d'une pédagogie du "génial".

Appelons "pédagogie du chef d'ouvre" une pédagogie qui considérerait que la perfection présente dans le chef d'ouvre culturel serait suffisamment parlante pour avoir effet par imprégnation. "Baigner" l'élève dans les chefs d'ouvre lui permettrait progressivement d'en saisir la perfection pour d'abord la reconnaître, puis l'imiter ou s'en inspirer (et pourquoi pas, pour les meilleurs, aller plus loin ?)

  Peu d'enseignants se reconnaîtront dans cette pédagogie, et pourtant, n'est-elle pas trop souvent présente dans nos classes implicitement, lorsque nombre d'ouvres sont présentées comme incontournables, indiscutables ?

Or, rencontrer ainsi un chef d'ouvre peut être un désastre pour les élèves, surtout s'ils sont en difficulté, et se retourner contre l'objectif même d'une culture commune.

Poser devant l'élève le chef d'ouvre comme un achèvement, c'est en faire un produit immédiatement parfait et par là-même inaccessible. Son existence en paraît "magique" : l'artiste produirait sous le coup de l'"inspiration" et l'oeuvre naîtrait comme par un miracle de son génie.

Deux éléments doivent nous faire réfléchir :

   En posant le chef d'ouvre comme le produit du génie, on renforce l'idée que la société se partage en réalité entre ceux qui ont ce génie, les "artistes inspirés, et ceux qui ne l'ont pas. Si c'est bien le cas, il apparaît clairement aux yeux de l'élève en difficulté scolaire qu'il n'appartient pas à la "classe" des génies inspirés. On disqualifie par là toute fonction intégrative de l'école, au contraire de ses objectifs mêmes. Ce sentiment d'une distance infranchissable est sensible dans les classes d'élèves en difficulté. L'année dernière, j'ai donné à analyser à différents spécialistes (linguistes, professeurs de philosophie, professeurs spécialisés, inspecteurs, etc) le compte rendu d'une discussion sur l'art, animée par un collègue en SEGPA. Nous avons observé que les élèves  mettent à distance ce monde de l'art et des artistes, en opposition avec "leur" monde. De là provient le décalage entre les remarques de l'enseignant et ce que peuvent dire les élèves, par manque de connivence culturelle. Parlant d'un dessin, par exemple, un élève dit : " .Pour les artistes ça montre quelque chose mais ça pour nous ça montre rien.". D'un côté, "notre" monde, de l'autre celui de l'artiste. On voit le renversement de point de vue : le chef d'ouvre ne sera plus une oeuvre remarquable en soi, mais simplement une réalisation d'un artiste, obéissant à un code auquel on se sent étranger ; certains artistes peuvent faire n'importe quoi, puisque toute production est égale : devant elles on ne sait exercer son esprit critique.

 

Par ailleurs, se définir comme étranger au monde du génie, génie, c'est pour l'élève en difficulté trouver des excuses à ses difficultés et par là à justifier la paresse et le renoncement. Pourquoi travailler si tout n'est affaire que de génie ? Cela rappellera aux collègues de l'enseignement spécialisé des moments difficiles : quand on propose un travail plus exigeant, plus culturel et qu'on entend les élèves dire : "Ce n'est pas la peine de faire cela, vous savez, nous, on est des gogols. Alors."

Ce serait faire insulte aux enseignants, quel que soit leur niveau d'enseignement, de penser qu'ils se contentent de placer les élèves devant des chefs d'ouvre. Dans les domaines artistiques ou techniques, la présentation du chef d'ouvre consiste pour à faire saisir le processus de travail qui a permis de le constituer. Mais cela expose à d'autres difficultés.

Les risques d'une insistance sur le travail de l'artiste

Étudier le chef d'ouvre comme produit d'un travail consiste souvent à montrer comment un certain nombre de techniques ont été mises en oeuvre. On s'inscrit alors dans une logique de projet dont le chef d'ouvre est l'aboutissement. Toutes les actions du créateur semblent concorder pour aboutir au chef d'ouvre (si cette description est peut-être vraie pour le chef d'ouvre technique, elle est plus discutable concernant le chef d'ouvre artistique). Ce travail  de l'artiste est décrit uniquement comme une suite d'actions organisées vers un but. Une nouvelle fois, l'élève en difficulté se sent exclu : il a souvent le plus grand mal à projeter, à ordonner ses actions vers une fin, il rencontre quotidiennement les pires difficultés qui lui demandent des retours en arrière.

Or, si Mozart offre un exemple déconcertant de facilité à créer, reste que Mozart était dans un milieu qui savait reconnaître et encourager d'éventuelles aptitudes musicales. Nombre d'exemples nous rappellent qu'un chef d'ouvre ne s'est pas nécessairement construit linéairement. Qui soupçonnerait, s'il n'y avait son brouillon pour en témoigner, les difficultés qu'a pu connaître Descartes pour écrire le Discours de la méthode ? Face aux ouvres de Van Gogh, qui imaginerait le sentiment d'échec, patent dans les Lettres à Théo, auquel il s'est confronté toute sa vie ?

Comment faire ?

Tous les élèves sont en droit de rencontrer les ouvres majeures. Mais dans les classes d'élèves en difficulté, cette rencontre doit passer aussi  (surtout ?) par deux formes de travail.

D'abord, on devra privilégier les éléments qui nous permettront de mesurer les difficultés qu'a rencontrées l'artiste. Ainsi, paradoxalement, travailler sur le chef d'ouvre d'un artiste consistera peut-être d'abord à en étudier les essais, échec, erreurs, recommencement, et abandon. C'est une pédagogie risquée : l'élève, une nouvelle fois, pourrait s'en estimer disqualifié. Sa confiance en soi est faible. Il faut donc recourir à une pédagogie de la médiation. Le parcours intellectuel de l'élève sera progressivement comparé, grâce aux interventions de l'enseignant, aux difficultés du créateur. Ses réussites seront mises en évidence, analysées, reconnues comme autant d'éléments sur lesquels l'élève pourra s'appuyer pour se risquer d'avantage à créer. Si l'élève se sent en confiance avec son enseignant, il prendra peut-être le risque d'aller plus loin.

Cela doit s'inscrire dans un projet global que l'enseignant construit avec l'élève, à la fois centré sur ses difficultés et pourtant dirigé vers les objectifs les plus élevés et les plus difficiles.

 Ensuite, à sa mesure, l'élève doit pouvoir construire des chefs d'ouvre. Autrement dit, on doit lui proposer des travaux avec des objectifs élevés, qui nécessiteront un dépassement, ne l'enfermeront pas dans sa condition. Ainsi, M-C. Nevoux, enseignante spécialisée en Seine Saint Denis, a t-elle réalisé avec ses élèves de SEGPA un projet global : ils construisaient un "chef d'ouvre", un bateau qui leur a demandé des efforts, du travail. Et par ailleurs on leur proposait des moments de réflexion de nature philosophique[2], grâce à un intervenant professeur de philosophie[3], dans le cadre du projet Carré de nature-Carré de culture Ces moments ont été l'occasion de s'interroger sur des extraits de textes classiques, comme le mythe de la caverne, de Platon, de mettre en scène des mythes, comme celui de Majnûn et Layla Autant d'éléments différents, mais complémentaires qui loin du misérabilisme, veulent inscrire l'élève dans une pédagogie exigeante et riche sans nier pour autant ses difficultés.

Et, lorsqu'en fin d'année, on proposera aux élèves de choisir le spectacle qu'ils iront voir, ils achèteront l'Officiel des spectacles et choisiront d'aller.à l'Opéra de Paris! Cela ressemble à un conte de fée ? C'est surtout le fruit d'un travail ambitieux, exigeant, porteur d'envie de se dépasser.

Pédagogie du gadget ? L'essentiel ici n'est pas dans la construction du bateau, mais bien plutôt dans le tissu éthique et pédagogique qui le comprend comme un moyen possible.

Ce qui doit se jouer à l'école pour tous les élèves, c'est la prise de conscience par chacun qu'il est ce chef d'ouvre à réaliser, l'objet même du travail grâce auquel il se construit dans l'effort.



[1] Je l'ai défendu dans une thèse.

[2] Les éléments philosophiques de ce travail sont présentés dans M-C. Nevoux, "Apprentis philosophes en SEGPA", revue Diotime. L'Agora n°9, mars 2001. Ce travail a fait apr ailleurs l'objet d'un mémoire professionnel de CAPSAIS, option F, soutenu en Juin 2001.

[3] Dans le cadre du Projet Carré de nature-Carré de culture, animé par la Fondation 93 (sur cette fondation, consulter les Cahiers pédagogiques n°391, février 2001.

 

Date de création : 13 octobre 2002
Date de révision :