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PRATIQUER LA PHILOSOPHIE,AVEC DES ELEVES EN GRANDE DIFFICULTEJ-C Pettier Professeur de philosophie Docteur en Sciences de l'Education Institut Universitaire de Formation des Maîtres, Créteil, France. Version française d'un article "Practicar la Filosofia con alumnos con grandes dificultades" publié dans Apprender a pensar (revue espagnole de philosophie pour enfants, Madrid, Espagne n°25 (1er semestre 2002) Format rtf (25 ko) - Format zip (9 ko) L'enseignement dans les situations les plus difficiles est souvent source de progrès, ou tout au moins d'une réflexion, en ce qu'il contraint à formuler l'essence même d'une discipline dans les formes les plus claires possibles. En France, l'école étant obligatoire jusqu'à seize ans, les adolescents en échec scolaire (avec souvent des problèmes relationnels, psychologiques, sociaux) sont placés dans des structures qui cherchent à adapter les modalités d'enseignement à leurs difficultés. Depuis quelques années, certains enseignants, notamment au regard d'un "droit à la philosophie", ont tenté d'élaborer théoriquement et pratiquement les conditions d'un enseignement philosophique avec ces élèves. Après avoir décrit rapidement ces élèves, on présentera quelques-uns des points d'appuis théoriques qui ont pu être élaborés pour leur enseigner la philosophie, puis on proposera une traduction pratique. I/ Qui sont ces élèves ? Les élèves dont il est question ici sont des adolescents qu'on a longtemps qualifiés, au regard de leursdifficultés à l'école et d'un quotient intellectuel légèrement inférieur à la moyenne, de " débiles légers ". Mais cette notion est remise en cause par l'Organisation Mondiale de la Santé. On ne peut pas assimiler échec scolaire, quotient intellectuel légèrement inférieur à la moyenne, et handicap définitif. La mesure de quotient intellectuel est au mieux ponctuelle, sans réelle valeur prédictive. Ces élèves sont en échec scolaire, ce qui signifie qu'ils ont un niveau faible dans les disciplines enseignées à l'école, en particulier concernant la lecture et l'écriture. Cela s'ajoute souvent à des difficultés sociales (milieux sociaux " difficiles ", situation de mise à l'écart de la société, méconnaissance des valeurs sociales de référence), familiales (relations aux parents perturbées), relationnelles (passagesà l'acte pour certains, difficultés d'expression souvent), psychologiques (instabilité, rigidité mentale), culturelles (peu voire pas de pratiques culturelles). Un tableau difficile, qui explique qu'un enseignement philosophique pour tous, même s'il est légitime (ce qui est loin d'être une évidence, au moins en France), demande des modes de réalisation tout à fait particuliers et originaux. On va en décrire rapidement quelques éléments théoriques, avant d'en proposer une traduction pratique.. II/ Points de repère théoriques On va les présenter ici sous forme d'une liste, dont chacun des éléments mériterait en soi un développement plus long. Il s'agit, avec ces élèves : - deprivilégier l'idée de communauté de recherche . Cette idée découle directement des travaux de M. Lipman en philosophie pour enfants. Elle consiste à organiser la classe comme un groupe de recherche, qui tente d'élaborer une solution à un problème posé, au plus haut niveau de rationalité possible, par l'échange argumenté et conceptualisé entre les différents participants. Quatre règles président à l'échange : - interdiction de se moquer; - chacun a droit à la parole ; - celui qui n'a jamais parlé a priorité de parole ; - toute prise de position doit être argumentée. Ce mode de travail s'impose ici, en ce qu'il privilégie l'oral, et permet de construire entre les élèves un rapport de l'ordre de la rationalité plutôt que le rapport de force ou d'échange d'opinions qui leur est plus habituel. La communauté de recherche est le moyen d'une élaboration rationnelle, mais elle est en même temps un objectif du travail avec les élèves en difficulté, notamment relationnelle . Il s'agit de leur permettre de fonctionner ainsi. Le rôle du professeur consistera alors à trouver des biais pour parvenir à cette construction, comme d'utiliser le tableau de façon très spécifique( voir ci-après) ; - de sauvegarder cependant les aspects individuels du travail de classe, pour personnaliser davantage les travaux, les différencier en fonction de difficultés propres de chacun ou de sa façon de structurer sa connaissance. Les Sciences de l'Education nous montrent que tous les élèves n'ont pas la même façon de structurer leur rapport à la connaissance, qu'il n'est pas une rationalité qui se bâtirait selon l'ordre des raisons. Il s'agit alors de permettre à chacun de progresser, sans privilégier un mode de travail et donc un type d'élève ( par exemple celui qui est capable d'opérer des synthèses à partir de ce qu'il a entendu dans la discussion). Là encore, le tableau pourra jouer le rôle d'un support visuel, où pourront être présentés de façon synthétique les éléments de la discussion. Les exercices de réemploi pourront également être l'occasion d'approches variées (par exemple, après un travail sur la loi, on pourra demander aux élèves de décrire une situation dans laquelle le rapport à la loi est problématique au regard de la légitimité, puis d'expliquer les raisons de cette difficulté, ou bien ils pourront présenter cela sous forme de schéma, ou d'une liste de mots qu'ils auront à commenter après, ou sous forme d'un dessin qu'ils devront expliquer par oral, etc.) -de penser le travail sur l'écrit à partir de textes brefs, permettant d'entrer rapidement dans des situations susceptibles de discussions argumentées(voir l' exemple choisi dans la troisième partie), ou proposant des choix multiples correspondant aux grandes options philosophiques; - devarier les supports de travail pour permettre à chacun, à travers son mode de structuration cognitive, de s'y retrouver (passer par le dessin, la schématisation, l'écriture de textes brefs, voire la simple liste de mots à expliquer ensuite) ; -de prévoir des répertoires d'activités dans lesquelles puiser quand le cas se présente plutôt qu'un programme, pour se centrer sur l'élève plutôt que le conformer à un déroulement dans lequel il ne se reconnaîtrait pas. Pour fonctionner dans ces conditions difficiles, il faut plus qu'ailleurs que l'enseignant s'adapte au départ aux " situations porteuses d'intérêt, pour mieux s'en extraire ensuite ; -d'articuler les problématiques philosophiques à des problèmes concrets que les élèves rencontrent quotidiennement, qui leur donneront un sens immédiat, tout en visant à s'en extraire. Toute la dynamique du cours repos sur cet aller et retour entre concret et abstrait, les élèves ayant des difficultés à rester dans l'abstrait. Une des façons d'effectuer ce passage consiste à demander aux élèves d'énoncer la règle implicite à laquelle ils se réfèrent lorsqu'ils donnent une opinion, puis d'étudier les limites de validité de cette règle (" ta règle est-elle valable pour la classe, pour l'école, dans tout le pays, dans le monde, universellement ? ") - ne pas pour autant renoncer à des éclaircissements purement philosophiques, en les situant précisément par rapport à leurs auteurs (permettant ainsi de tisser des liens avec une "culture" générale, de créer des liens généraux de sens), allant jusqu'à envisager la confrontation avec des textes philosophiques d'un accès plus immédiat. C'est là un point qui habituellement n'est pas pratiqué dans la philosophie pour enfants. Il nous semble pourtant que l'apport non-seulement peut aider à mieux penser un problème, mais qu'il constitue aussi une façon pour ces élèves trop souvent à l'écart culturellement de s'inscrire dans le patrimoine commun de l'humanité, et de tisser progressivement des liens de sens leur permettant de mieux saisir le monde qui les entoure ; -de travailler dans l'inter relation entre activité philosophique et autres disciplines d'enseignement, pour amoindrir les difficultés de ces élèves à donner un sens global aux activités scolaires. On s'appuiera sur des exemples pris dans d'autres travaux, on réemploiera le travail effectué lors de ces séances pour mieux penser d'autres moments de la vie de la classe ; -d'utiliser des exercices spécifiques au besoin, pour aider la mise en place de concepts, problèmes, arguments au regard d'une problématique travaillée par ailleurs. M.Tozzi en France à développé des exercices de ce type (dans Apprendre à philosopher dans les lycées d'aujourd'hui, en collaboration avec P. Baranger, M. Benoit, C. Vincent), dont voici un exemple : dans le cadre d'un travail sur la justice, on va demander aux élèves de remplir un tableau sous la forme d'un jeu : " si c'était. ". L'élève doit préciser comment ce concept se représenterait s'il était une couleur, un arbre, un animal, etc. Puis il précisera les qualités ainsi mises en évidence. Cela l'obligera non seulement à préciser ses représentations spontanées sur la question, mais à les interroger, à les évaluer, à sa constituer un répertoire de termes pour qualifier ce concept, puis d'utiliser le répertoire ainsi formulé pour essayer de proposer une analyse de la justice ; -d'utiliser le tableau mural comme support privilégié de la constitution de la classe en communauté, comme support d'examen de la parole de l'autre (et donc possibilité d'examen de cette parole dégagée de son contexte relationnel parfois difficile), comme support d'une progression philosophique possible, en en faisant le lieu de la parole commune du groupe, avec ses incohérences qu'il permettra de rendre visible, de retravailler, -d' utiliser les tableaux, comme support des représentations individuelles, origine d'un "conflit socio-cognitif", source d'un élaboration plus développée, d'un passage, par le biais du "général", à "l'universel" ; - de ne pas chercher nécessairement à destabiliser les élèves trop brusquement dans leurs croyances (au regard des difficultés psychologiques que cela peut entraîner chez eux). Il ne s'agit pas de faire de la thérapie, mais on ne peut pas ne pas tenir compte des difficultés importantes des élèves. L'expérience montre combien la crainte de perdre leurs repères les inquiète. Ils ont souvent des constructions intellectuelles fragiles, dans lesquelles ils s'installent quitte à manifester une grande rigidité intellectuelle. Leur permettre plus de plasticité consistera alors à instaurer une relation de confiance, véhiculant implicitement (et parfois même explicitement) l'idée que ce que l'on va penser ne remettra pas en cause ce qu'ils pensent. Paradoxalement alors, cette assurance permet des examens plus sérieux en classe, au terme desquels ils en viendront à interroger leurs convictions. Il s'agira là d'un progrès interne, mieux vécu apparemment qu'une remise en cause venue de l'extérieur, ce qui se traduit par un climat plus serein en classe. Ces attendus se traduisent dans quelques situations, dont voici un exemple (on ne donnera ici que les situations données aux élèves, sachant que les accompagnements pédagogiques, philosophiques existent). III/ Une situation pour travailler avec des élèves en difficulté Objectifs : -différencier la thèse et l'argument (argument inadéquat par rapport à la thèse), -effectuer un choix, le défendre et le critiquer, -développer une réflexion commune d'analyse. Situation : A Noël, quelqu'un a donné une grosse somme d'argent aux parents de la famille GUSTARD pour qu'ils la partagent entre leurs quatre enfants. Mais comment partager? Les parents veulent que cela soit le plus juste possible. Ils en discutent en famille, chacun des enfants donne son avis : -"Moi", dit l'ainé, "je pense qu'il est plus juste que l'on partage l'argent selon nos besoins, quand on est plus âgé, on a besoin de plus de choses par exemple pour l'école, donc il faudrait que ce soit moi qui ait le plus, puis chacun un peu moins selon son âge"(Choix n°1) -"Non; on devrait répartir en fonction de nos qualités", dit le second, "par exemple celui qui travaille le mieux à l'école devrait avoir plus, et ainsi de suite." (Choix n°2) -"C'est simple", dit le troisième, "il n'y a qu'à regarder ce que dit la loi : quand il y a un héritage dans une famille, on doit partager également entre les enfants, c'est ce que nous devons faire, parce que la loi dit toujours ce qui est juste"(Choix N°3) -"Moi, je crois que c'est plus simple encore que cela", dit le quatrième," je suis le plus fort, donc je dois tout avoir, c'est comme cela dans la nature, chez les animaux, c'est le plus fort qui gagne, vous devez tout me donner, sinon..." (Choix N°4) Déroulement. 1/Lecture de la situation dans la classe, avec explication des termes. Il s'agit que les élèves, qui pour certains ont des difficultés de lecture, comprennent bien de quoi il est question. Chaque position sera exprimée sous la forme d'une règle plus simple, trouvée par les élèves (en reformulant, on cherche à les faire comprendre ce qui est dit, et l'on se situe aussi davantage dans l'abstraction) : -"il faut partager selon les besoins"(n°1); -"il faut partager selon les qualités (n°2)"; -"il faut suivre la loi" (n°3); -"il faut faire comme dans la nature(N°4)". 2/ Choix a priori par chaque élève de la position qui lui convient le mieux et de celle qu'il rejette a priori(il note les numéros correspondants). Il devra tenter d'expliquer pourquoi il fait ces choix. Cela le force à clarifier une position de départ, à tenter de la justifier. Cela l' implique aussi dans le problème : il s'agit de voir ce qu'il pense. Cela aura d'autant plus d'importance qu'il sera interrogé ensuite. 3/ Mise en commun : chacun propose son choix et peut donner des arguments s'il en a (on s'intéresse à ce qu'il dit). 4/ Etude en commun des différentes solutions proposées. Dans un premier temps, on va essayer d'étudier la pertinence des arguments proposés par les quatre intervenants dans la situation-problème, au regard de la règle qu'ils revendiquent. Ainsi, par exemple, répartir selon les qualités signifie t-il nécessairement que celui qui a les meilleurs résultats scolaires devrait avoir plus? On cherchera d'autres qualités qui pourraient présider à la répartition. Dans un second temps, on va essayer de déterminer les "avantages" et les "inconvénients" de chaque solution proposée. Ces termes sont à comprendre aussi bien d'un point de vue matériel (comment évaluer la "quantité" d'une "qualité", par exemple ?), que d'un point de vue plus abstrait (est-on toujours responsable de ses qualités, est-il alors juste de donner plus à qui n'"y est pour rien"?). Ces avantages et inconvénients seront inscrits au tableau, dans le cadre d'un tableau à double entrée. Dans un troisième temps (en réalité simultané au second), on mettra en relation les différentes positions : les "avantages" de l'une pouvant être les "inconvénients" de l'autre (matérialisé par des flèches au tableau) . Ainsi, une position peut être facile à mettre en oeuvre (répartir également entre chacun), tout en ne comblant pas nécessairement chacun en ne permettant pas de subvenir à ses besoins. Sollicités par l'enseignant, les élèves doivent tenter de justifier leurs prises de positions. la classe devra évaluer les limites de validité de ce que chacun dit (est-ce valable pour cette classe, dans l'école, en France, etc), éventuellement proposer des règles avec des domaines de validité plus importants. L'enseignant sera là pour aider les formulations, pour proposer des contre-exemples si aucun élève n'en trouve, pour proposer des modes de résolutions "classiques". Il sera aussi garant de la logique des propositions effectuées par chacun, quitte à enfermer l'élève dans ses contradictions. On en profitera aussi pour établir les positions "sociales" sur la question, et pour développer des "ponts" entre ce qui est dit et d'autres situations scolaires ou sociales. 5/ Retour sur la démarche globale effectuée : "qu'a t-on fait, comment s'y est-on pris?"On cherche à établir ce qu'il y a eu d'important et de nouveau, concernant les progrès conceptuels comme la mise en oeuvre dans la démarche. Ce retour s'effectue par oral, avec éventuellement des discussions, concernant l'importance à accorder à tel ou tel élément. On notera un résumé (élaboré par les élèves, ou par l'enseignant sur propositions des élèves, ou avec leur accord a posteriori). Enfin, on demandera à chacun si sa position a évolué, par rapport à ce qu'elle était au début (il est rare que la position "bouge", mais les élèves sont capables de reconnaître qu'il y a des arguments auxquels ils n'avaient pas pensé, de les établir). La réflexion n'en est qu'à ses débuts. Elle fait l'objet d'une thèse : la philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ? (sous la direction de F. Galichet, université de Strasbourg, France, octobre 2000). Cette réflexion doit se développer, au nom de la dignité de ces élèves, et sans doute aussi parce qu'à travers elle, c'est l'ensemble de l'enseignement philosophique qui est ; C' est son rôle même qu'une telle réflexion interroge, ce sont ses modalités qu'elle force à penser. |