6ème biennale internationale des chercheurs et des praticiens de l'éducation et de la formation - Paris 2002

La pratique de la philosophie avec les enfants : vers une éducation à la paix ?

Présenté par Alexandre Herriger et Camille Vasseur

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1. Introduction

A travers cette contribution, nous souhaiterions examiner comment le programme de philosophie avec les enfants peut être ou non considéré comme un moyen adéquat pour mettre en place et maintenir la paix. Pour cela, nous expliquerons ici en quoi consiste la pratique de la philosophie en communauté de recherche avec des enfants, puis nous pointerons les éléments précis qui nous semblent contribuer à cet objectif.

La pratique de la philosophie avec les enfants est une tentative d'éduquer les plus jeunes à penser de plus en plus par et pour eux-mêmes, de manière plus critique et plus créative. Dans les faits, l'exercice philosophique avec les enfants et les adolescents ne consiste pas à refaire avec eux le chemin réflexif des grands auteurs de la philosophie, mais plutôt de les inviter à s'engager dans une aventure intellectuelle où ils pourront eux-mêmes faire leur propre chemin réflexif, construire leur propre raisonnement et développer leur argumentation.

Par la mise en place d'un dialogue argumenté entre les jeunes, il se construit une recherche commune, un espace d'investigation dans lequel les enfants et les adolescents pratiquent ensemble des habiletés cognitives et affectives qui méritent notre attention. En effet, par l'exercice de l'oral réflexif, les jeunes développent des compétences telles que l'habileté à rechercher, à définir, à analyser ou à raisonner. En filigrane de cette formation intellectuelle, se dévoilent aussi des enjeux qui ont trait directement à la formation morale des jeunes. En effet, par la transformation d'une classe ordinaire en une communauté de recherche philosophique, les jeunes apprennent à s'écouter, à se respecter, à coopérer et deviennent de plus en plus tolérant face à la différence. Le dialogue philosophique qui caractérise ce groupe de recherche devient alors un instrument pour la construction et l'appropriation du savoir, pour l'apprentissage d'un savoir-faire dans la communication par le dialogue et l'investigation commune et enfin pour le développement d'un savoir être de plus en plus raisonnable. Or, ces bases ne permettraient-elles pas de contrer la croissance de l'incivilité, d'inverser l'effet crescendo de la violence et de construire une paix durable ?

2. Éduquer à la paix.

En 1998, au Québec, Gilles Vignault introduisait une conférence de presses en disant : «Le problème de la violence, c'est un manque de vocabulaire!»[1] En effet, la violence n'aime pas les mots : nous avons recours à la violence lorsque nous ne sommes plus capables d'exprimer ce que nous pensons et ressentons. Introduire le dialogue en éducation c'est permettre aux enfants d'apprivoiser les mots et d'acquérir peu à peu un mode de communication pacifique.

Mais prévenir la violence et éduquer à la paix dans les écoles peut prendre plusieurs directions différentes. Nous estimons qu'un travail éducatif orienté vers la paix constitue un effort civilisateur dans lequel se développent les conditions nécessaires à une organisation sociale démocratique toujours plus respectueuse de la dignité humaine. Ainsi, éduquer à la paix reviendrait à donner aux jeunes les moyens de devenir d'une part des individus plus tolérants, plus solidaires, plus justes, plus critiques, plus autocritiques et, d'autre part, des citoyens responsables socialement, respectueux des autres et non violents.

Mais quels moyens employer pour aboutir à de telles fins ? Il nous semble que quand les moyens utilisés sont à l'image de nos objectifs, les résultats sont des plus probants. Ainsi, une éducation à la paix qui revendique la formation d'êtres respectueux, justes, tolérants, critiques et solidaires devrait permettre aux jeunes de participer à la création d'une organisation sociale démocratique, d'exercer la tolérance, d'être activement engagés dans un processus critique et, surtout, de pratiquer le dialogue.

Autrement dit, une telle éducation devrait être un exercice permanent de l'agir raisonnable, c'est-à-dire un exercice qui donne notamment l'occasion d'examiner patiemment une question sous plusieurs angles, d'évaluer ce qui est juste de ce qui ne l'est pas, d'ajuster les moyens aux fins et de délibérer seul ou avec d'autres à propos de l'issue de nos actions. L'approche que nous suggérons pour cette contribution nous semble permettre le développement de ces compétences. Mais qu'en est-il au juste ?

3.      Qu'est-ce que la pratique de la philosophie avec les enfants ?

Parmi la diversité des pratiques philosophiques avec les jeunes, nous avons retenu celle initiée par Matthew Lipman[2].  Son approche se caractérise par trois moments distincts :

1)      une lecture collective à tour de rôle d'un roman philosophique,

2)      le recueil des questions qui seront abordées,

3)      le dialogue philosophique.

Chaque moment constitue une étape vers la création d'une communauté de recherche philosophique et une brève analyse de cette notion apparaît être fondamentale. Plusieurs points seront ici discutés : la formule de la communauté de recherche, le rôle de l'animateur dans ce programme, la formation d'un savoir-faire intellectuel et l'apprentissage d'un savoir être raisonnable.

 A - Qu'est-ce qu'une communauté de recherche ?

            Dans les faits, une communauté de recherche est un groupe de personnes qui discutent ensemble autour d'une question qui les intéresse. Ces personnes, enfants, adolescents ou adultes, sont invités à proposer des hypothèses, à partager leurs idées et à les argumenter. Les participants ont alors l'occasion d'entendre des points de vue qui divergent des leur et, en écoutant les arguments des autres, ils travaillent en commun à une meilleure compréhension des sujets qu'ils discutent.

Dans ce « parler-ensemble », alimenté par une multiplicité de points de vue, les participants sont assistés par un animateur, dont le rôle est de créer les conditions favorables pour que chacun puisse exercer son jugement en approfondissant avec le groupe la question choisie. Les participants sont alors appelés notamment à définir les termes qu'ils emploient, à donner des raisons, à chercher des exemples et des contre-exemples, à comparer, à dégager certains présupposés, à identifier les implications des propos soutenus, à poser des questions, etc. Ce moment d'investigation entre pairs est une véritable pratique de l'oral réflexif et l'installation de telles communautés de recherche dès l'école maternelle jusque dans les cours d'université permettrait aux participants de cultiver des habitudes de réflexion, d'écoute et d'expression.

Parce qu'elle est un lieu de recherche et un moment de questionnement, la communauté de recherche philosophique donne aux participants l'occasion d'exprimer leur point de vue et de participer à un examen commun des hypothèses avancées pendant le dialogue. Au fil des discussions, les participants emploient progressivement des expressions telles que celles-ci : « On pourrait peut-être penser que. », « Peux-tu expliquer pourquoi tu dis cela ? » ou « Je ne suis pas d'accord avec l'idée de. parce que .», « Est-ce que tu peux ré expliquer ce que tu viens de dire ? », « Quand nous disons cela, ne présupposons-nous pas que. ? », « Vers quoi nous mène cette idée ? », « Qu'est-ce que tu entends par .? » Ces expressions sont simples et elles sont de plus en plus utilisées comme des outils pour progresser dans la compréhension du sujet discuté et des différents points de vue adoptables sur ce sujet. Mais dans cet échange, quel est le rôle de l'enseignant ?

B- Le rôle de l'animateur.

Le rôle de l'animateur est de permettre la progression du dialogue et de garantir un contexte qui accorde une importance primordiale à la justice, au droit de chacun d'être entendu, au respect de ce droit, à l'équité, à la liberté. Plus précisément, son mandat n'est pas de vendre des connaissances fragmentaires, mais d'intervenir de façon significative et judicieuse, le plus souvent sous forme de questions telles que : « Que veux-tu dire par.? » ou « Est-ce que tu présupposes que.? » ou encore « Pourquoi dis-tu cela? ». Ces questions visent essentiellement l'installation d'une procédure régulatrice d'un discours philosophique qui tend, de manière générale, vers le développement critique et créatif d'une idée. Pour l'animateur, ces questions sont autant d'instruments afin qu'il puisse susciter chez ses élèves la pratique du jugement articulé. Dans ces conditions, il faut remarquer que l'enseignant doit opérer un véritable renversement dans son enseignement, puisque la transformation d'une classe en une communauté de recherche philosophique suppose qu'il renonce à la formule pédagogique magistrale de la réponse au nom d'une pédagogie dialogique de la question, de l'interrogation, de l'investigation. C'est lorsque l'animateur accepte ce rôle que le groupe peut se transformer en une communauté et le dialogue en une recherche.

C - L'apprentissage d'un savoir-faire ou la formation d'habiletés intellectuelles.

Le programme « Philosophie avec les enfants » a plusieurs objectifs éducatifs, notamment de permettre aux enfants de devenir des libres penseurs, c'est-à-dire de leur apprendre à penser de plus en plus par et pour eux-mêmes. Mais penser par et pour soi-même c'est aussi savoir penser avec les autres, savoir entrer en dialogue. Ce mode de penser, toujours lié à ce que les autres pensent, est le mode de penser critique. Sous l'angle intellectuel, la formation de la pensée critique est l'objectif principal de l'approche de Lipman. Elle se caractérise essentiellement par trois compétences, soit 1) l'habileté à rechercher des critères, 2) la sensibilité au contexte et 3) la capacité à s'autocorriger.

À ces trois grandes compétences s'ajoutent l'apprentissage de plusieurs habiletés de penser et le développement de dispositions intellectuelles. Les habiletés de penser sont des compétences cognitives qui se résument à des actes mentaux comme par exemple les habiletés à distinguer, à définir, à entrevoir les conséquences, à dégager les présupposés. Ann Margaret Sharp, principale collaboratrice de Lipman, témoigne que « les élèves apprennent à s'objecter aux raisonnements qui manquent de solidité, à tracer des inférences valides, à hypothétiser, à généraliser, à poser de bonnes questions, à utiliser et reconnaître des critères, à se servir de bonnes analogies, à apporter des alternatives, etc. »[3] Par contraste, les dispositions intellectuelles qui sont développées par cette approche peuvent se résumer à des états mentaux comme par exemple l'étonnement, la curiosité, le doute, la recherche, l'incertitude, la perplexité. Ces dispositions sont les cellules de bases de la connaissance et leur apprivoisement favorise un meilleur apprentissage, plus intelligent et plus constructif. 

Ces compétences d'ordre intellectuel ont pour fin l'organisation de la pensée. Elles sont comme des outils dont le mandat est de permettre aux jeunes de juger de manière plus critique et plus créative, de discerner avec lucidité ce qui vrai de ce qui ne l'est pas, ce qui est juste de ce qui est injuste, etc. De manière générale, cette formation du jugement s'inscrit dans la pratique des différentes habiletés de penser, dans l'exercice du jugement lui-même et de celui de la délibération critique avec autrui.

D - Le développement d'un savoir être ou la formation de l'agir raisonnable.

            En plus de cette formation intellectuelle, la pratique de la philosophie en communauté de recherche et le dialogue qui la structure offrent des instruments pour une formation morale des jeunes. En effet, dans une communauté de recherche, chacun est invité à donner son avis, à partager son opinion et donc de rentrer en relation avec les autres. L'approche de Lipman favorise cette formation relationnelle qui a comme résultat que les jeunes apprennent de plus en plus à se connaître les uns les autres en tant que personne, à dialoguer en acceptant le fait qu'ils doivent prendre le temps de s'écouter, de respecter une procédure acceptable lors d'une discussion pour enfin constater que la collaboration intellectuelle est un moyen efficace pour progresser dans l'identification des équivoques et dans la compréhension de la vérité. De plus, le dialogue propose un mode de discussion qui développe chez les jeunes le sentiment de reconnaissance, de justice et d'équité.

La manière d'agir qui répond à ces dispositions morales essentielles pour la réalisation d'une structure durable de la paix est l'agir raisonnable. Mais qu'est-ce qu'être raisonnable ? Pour Lipman, « l'attitude raisonnable est, de manière générale, le rationnel nuancé par le jugement »[4]. Par conséquent, c'est la formation du jugement qui apparaît être l'étape fondamentale dans le processus de formation de cet agir raisonnable, puisqu'il est, selon Lipman, la pierre de touche de cette attitude, comme le moyen terme qui permet le passage entre la raison et l'action raisonnée. Ainsi, savoir-faire et savoir être sont des compétences complémentaires, l'une permettant la réalisation de l'autre dans l'accomplissement d'un nouvel art de vivre en paix.

4.      Résultats et synthèse. 

Suite à cette brève présentation du programme « Philosophie avec les enfants », prenons le temps et l'espace nécessaire afin d'examiner les résultats d'une telle démarche avec les jeunes et interrogeons ses capacités à créer les conditions nécessaires à l'existence et au maintient de la paix. Ann Margaret Sharp propose une série de compétences développées chez des jeunes ayant profité de cet enseignement. Elle témoigne :

-         qu'ils respectent les personnes

-         qu'ils posent des questions pertinentes

-         qu'ils demandent des critères d'évaluation

-         qu'ils écoutent les autres

-         qu'ils montrent de l'intérêt pour la cohérence de leur argumentation

-         qu'ils sont ouvert à de nouvelles idées

-     qu'ils sont capable de construire à partir des idées des autres[5]

À partir de cette courte liste, on observe que la pratique du philosopher en communauté de recherche avec les jeunes a comme résultat qu'ils découvrent leur intelligence par le fait qu'ils pensent de plus en plus par et pour eux-mêmes. Par cette pratique intellectuelle et morale, les enfants et les adolescents développent des habiletés qui leur permettront de poser des jugements solides, adéquats aux circonstances et fiables. Mais pourront-ils résoudre les problèmes qui sont en amont des situations conflictuels ? Seront-ils à même d'examiner les divergences de manière pacifique? L'activité  philosophique avec des jeunes est un pas de plus vers la formation d'individus de plus en plus capable de penser en commun et dans ce « penser-ensemble », ils apprennent à s'engager dans un dialogue qui accorde une importance fondamentale à ce que les autres pensent. Or, n'est-ce pas sur la base de cette reconnaissance mutuelle que siègent les plus éclatantes victoires humaines ou la réalisation d'un accord pacifique durable? Par l'apprentissage du dialogue, nous estimons que l'introduction de ce programme dans les établissements scolaires contribue à la formation de personnes de plus en plus respectueuse de la dignité humaine et plus enclins à adopter une attitude raisonnable.

 



[1] Gilles Vignault, auteur compositeur, parrain du projet de prévention contre la violence au moyen de la pratique de la philosophie avec les enfants.

[2] Matthew Lipman était professeur de philosophie au Montclair State University dans le New Jersey aux États-Unis et directeur de l'institut de recherche pour l'avancement de la philosophie avec les enfants.

[3] SHARP, Ann Margaret, La communauté de recherche : une éducation pour la démocratie, dans  « Philosophie et pensée chez l'enfant » sous la direction de Anita Caron, université du Québec à Montréal, éd. Arc, p. 86

[4] LIPMAN, Matthew, À l'école de la pensée, université De Boeck, Belgique, 1995, p. 24

[5] SHARP, Ann Margaret, Quelques présupposés sur la notion de communauté de recherche, dans « La pratique de la philosophie avec les enfants » sous la direction de Michel Sasseville, université Laval, Québec, p. 54

Date de création : 08 septembre 2002
Date de révision :