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Comment le débat argumenté peut-il contribuer à une éducation démocratique, à la fois civile et citoyenne ?Par Jean-François ChazeransFormat rtf (34ko) - Format zip (10ko)Depuis trois ans sont introduits au lycée, niveau par niveau, des cours plutôt originaux d'une discipline qui n'en est pas une, d'une trans-co-discipline : l'Education Civique Juridique et Sociale ou ECJS. Outre la continuité des savoirs étudiés qui prennent leur source dans l'éducation civique au collège, la raison invoquée par les responsables de l'éducation pour justifier l'introduction d'une telle non-matière est explicitement politique, former des citoyens autonomes et actifs : « Grâce à ce processus [l'ECJS] doit s'épanouir, à terme, un citoyen adulte, libre, autonome, exerçant sa raison critique dans une cité à laquelle il participe activement »[1]. Pour ce faire il a été introduit une autre nouveauté qui va dans ce même sens d'émancipation et dans le sens de l'ECJS comme co-trans-discipline : la mise en avant du débat argumenté comme « support pédagogique naturel » de préférence à des supports plus classiques tels que par exemple le cours magistral. Cette mise en avant du débat doit bien-sûr répondre à « la demande exprimée par les lycéens lors de la consultation de 1998 sur les savoirs, de pouvoir s'exprimer et débattre à propos de questions de société »[2] mais, ce « n'est ni concession démagogique faite aux élèves ni soumission à une mode »[3]. Surtout ce choix du débat argumenté est axé explicitement sur la promotion de l'activité et de l'autonomie du sujet. D'abord il « permet la mobilisation, et donc l'appropriation de connaissances à tirer de différents domaines disciplinaires : histoire, philosophie, littérature, biologie, géographie, sciences économiques et sociales, physique, éducation physique... notamment, mais non exclusivement. ». Ensuite « Il fait apparaître l'exigence et donc la pratique de l'argumentation. » Les précisions qui suivent : « Non seulement il s'agit d'un exercice encore trop peu présent dans notre enseignement, mais au-delà de sa technique, il doit mettre en évidence toute la différence entre arguments et préjugés, le fondement rationnel des arguments devant faire ressortir la fragilité des préjugés » orientent encore le débat argumenté vers l'activité, l'autonomie et la responsabisation de l'élève futur citoyen. Par contre les restrictions qui viennent après : « Il doit donc reposer sur des fondements scientifiquement construits, et ne jamais être improvisé mais être soigneusement préparé. Cela implique qu'il repose sur des dossiers élaborés au préalable par les élèves conseillés par leurs professeurs, ce qui induit recherche, rédaction, exposés ou prises de parole contradictoires de la part d'élèves mis en situation de responsabilité et, ensuite, rédaction de comptes rendus ou de relevés de conclusions »[4] ne vont-elles pas à l'encontre de ce qui est d'abord visé ? En bref si le choix est clair : c'est l'activité du citoyen qui est mise en avant, le texte est loin de l'être : comment le débat argumenté peut-il contribuer à une éducation démocratique, à la fois civile et citoyenne dans un cadre imposé aussi restreint et directif ? La plupart des auteurs qui se sont penchés sur la question du débat en ECJS ont commencé par le distinguer de formes qui leurs semblaient existantes. Philippe Perrenoud tente de définir ce débat comme « débat argumenté » ou « démocratique » le distinguant du débat d'opinion ou « médiatique » et dont le modèle serait le débat « scientifique »[5]. D'autres auteurs ajoutent une autre dimension qui sert de repoussoir : la discussion du café de commerce[6]. François Galichet quant à lui le distingue, nous pensons avec raison, du dialogue socratique[7]. A y regarder de plus près, si nous comprenons ce qu'est le débat médiatique c'est-à-dire le face à face télévisé, ou le dialogue socratique, nous avons des difficultés à nous représenter ce qu'est un débat scientifique et du discussion de café du commerce. D'abord l'activité collective scientifique est-elle « débat » ou « recherche » ? N'est-ce pas même parce qu'il s'agit de probable plutôt que de certitude qu'il peut y avoir « débat » ?[8] Pourquoi donc aussi le définir comme « scientifique » ?[9] Et pourquoi ne pas nommer un tel débat, débat « philosophique » ? Car, et il n'en est question nulle part, ce débat argumenté n'est-il pas en fin de compte un débat « philosophique » ? Ensuite, et cette remarque est dans la continuité de la précédente, de quoi est-il question lorsqu'on parle de « discussion de café du commerce » ? Est-ce de la discussion monologuée de deux poivrots ou du « café-philo » ou est-ce tout simplement du café-philo réduit à une discussion monologuée de poivrots ? Car enfin, et il n'en est question nulle part[10], ce débat argumenté n'est-il pas un débat « philosophique de café » ? Nous considérons que nous philosophons dans les débats que nous menons dans notre café-philo du Gil Bar à Poitiers car chacun pense par lui-même, c'est-à-dire acquière l'autonomie par rapport à ce qu'il pense et par rapport à ceux qui savent, mais aussi pense avec les autres pour s'enseigner mutuellement. Si nous prêtons vraiment attention au contenu, la plupart des débats sont des constructions collectives qui ont leur cohérence propre. Il ne s'agit pas de tout et de n'importe quoi, de propos incohérents mais bien d'un dialogue collectif qui s'auto-structure et qui a sa propre organisation[11]. Il nous semble donc qu'un réel débat d'ECJS est un débat « philosophique », ou mieux est un débat « café-philosophique », limité peut-être au domaine « politique », mais un débat philosophique au sens plein tout de même. Bien plus, entre les débats scientifique, médiatique, du café du commerce, socratique, philosophique, il nous semble qu'il manque un terme. Comment se situe le débat ECJS par rapport au débat politique des assemblées d'élus (Assemblée Nationale, Sénat, Conseil Municipal, Conseil d'administration.) ? Au fond, personne ne le précise explicitement mais le débat ECJS n'est-il pas considéré de prime abord comme débat politique des assemblées d'élus ? Par exemple, pour Jane Méjias, il y aura dans un tel débat un ou deux élèves « animateurs » et le professeur qui sera « régulateur »[12]. Pour MF Rossignol, MS Claude, C Ponsich, il y aura un président de séance, un accesseur, 4 à 8 intervenants, 2 ou 3 rapporteurs et 4 observateurs. Même Michel Tozzi distingue différents rôles dans les débats : président, synthétiseur, reformulateur, secrétaire, participants et observateurs.[13]. Toute l'ambiguïté du débat argumenté proposé par les textes et mis en ouvre en classe par les enseignants est là : s'agit-il d'éduquer le citoyen à notre système politique : la démocratie représentative en orientant les textes vers une organisation prédéfinie, ou de l'éduquer à la politique, c'est-à-dire à être « adulte, libre, autonome, exerçant sa raison critique dans une cité à laquelle il participe activement »[14] ? En théorie c'est la seconde solution qui semble visée, mais n'est-ce plutôt la première qui est mise en pratique ? Au fond, notre système politique n'est pas si « démocratique » qu'on voudrait nous le faire croire. Nous sommes citoyens dans une démocratie représentative et tout le monde semble d'accord : être citoyen c'est être élu, ou, comme l'écrivait Aristote « un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire et à une magistrature »[15]. Mais qu'en est-il des électeurs qui ne sont pas des élus ? Cette éventualité semble impensable pour un grec mais pourtant chez nous la quasi-totalité des électeurs ne sont pas des élus et nous les considérons bien comme des citoyens au sens plein. Il s'ensuit que l'on va essayer de cantonner l'éducation à la citoyenneté à cautionner notre système au lieu de le réfléchir, à apprendre aux élèves à déléguer leur pouvoir par le vote et, pour une infime minorité, à agir à la place les autres. Il y aura les élections de délégués, le conseil des délégués, le conseil de la vie lycéenne, le foyer socio-éducatif et la maison des lycéens. Comme si la démocratie représentative était le seul système valable, comme si la démocratie représentative était indépassable. Il est assez clair aussi que d'un côté la politique, et c'est le sens propre de la démocratie, est le pouvoir au peuple, qui implique égalité devant la loi (isonomie) mais aussi égalité sociale (équité) et égalité de pouvoirs (isocratie). D'un autre, et c'est ce qui existe en réalité, la politique est domination, égalité des droits, égalité devant la loi bien-sûr, mais elle repose l'inégalité sociale (injustice), l'inégalité des pouvoirs et la hiérarchie des individus et cherche à les justifier et à justifier l'ordre établi. La politique est lutte entre des partis, mais surtout entre des parties de la société, des classes ou des catégories sociales. Elle est l'art de gérer la cité mais aussi l'art de gouverner, c'est-à-dire d'imposer son pouvoir sur les autres. Il en est de même pour l'introduction de l'ECJS et la mise en avant du débat argumenté. Il y a certainement des raisons pas très avouées d'ordre public (sécurité) et avouables d'exigence démocratique (liberté et égalité) pour justifier une telle introduction. Mais de débattre a rendu les choses plus lisibles : à la lumière de cette ouverture notre démocratie se montre plus formelle que réelle. La tentation est grande d'essayer de limiter le champ de l'autonomie pour éviter que l'activité critique ne s'attaque aux fondements même du pouvoir et de la domination. Non seulement le débat a été proposé et pratiqué dans le cadre strict de la démocratie représentative, bureaucratique et hiérarchique, mais, de plus, tout à été fait pour éviter de réfléchir sur la situation de domination. Mais cela n'est pas si efficace. Le « débat » libéré est libérateur et peut être aussi une façon de rompre avec un tel système politique inégalitaire dans lequel celui qui a l'autorité ou le pouvoir ne peut que chercher à maintenir ses subordonnés dans leur minorité en pensant et agissant à leur place. Cela n'est pas possible dans un débat réellement démocratique, un débat philosophique[16], où tout le monde est à égalité du point de vue de la parole et où chacun parle pour lui-même. Lorsque nous participons à un tel débat, non seulement nous assistons en direct à la faillite de l'opinement et de la crédulité, mais aussi à la faillite de toutes les tentatives de domination. Et, c'est en cela que le débat argumenté contribue à une éducation démocratique, à la fois civile et citoyenne. Pour arriver à mettre en place un débat réellement démocratique où tout le monde est à égalité du point de vue de la parole et où chacun parle pour lui-même, pour garantir l'activité, l'autonomie, la responsabilisation et l'émancipation de chacun, en bref que chacun soit l'acteur de lui-même et de sa pensée, il faut d'abord mettre en place des moyens qui permettront la faillite de la domination et empêcheront les nouvelles tentatives, il faut ensuite favoriser la faillite de l'opinement et de la crédulité. Nous préconisons dans un premier temps et de façon transitoire, l'utilisation d'intervenants extérieurs formés à une telle manière de philosopher. Leur présence devrait permettre aux enseignants de se décentrer, de lâcher prise et de chercher à s'abstenir de transmettre quoi que ce soit et, en particulier, des savoirs et des connaissances. L'action de cet intervenant extérieur est une non-action ou plutôt un effacement progressif afin de laisser le groupe s'ériger en communauté de réflexion et de recherche, afin de laisser émerger son discours collectif. Il s'agit proprement, et pour l'intervenant, et pour l'enseignant et pour la classe de philosopher c'est-à-dire de penser par soi-même et ensemble, de dialoguer collectivement[17]. Dans un second temps nous préconisons un enseignement vraiment philosophique donné par les enseignants eux-mêmes. Pour ce faire il faudrait que le philosopher soit étendu dans l'enseignement à toutes les classes terminales y compris celles des Lycées Professionnels dans un premier temps, jusqu'à la seconde dans un deuxième temps, au collège dans un troisième temps, et à l'école dans un quatrième temps[18]. Il faudrait aussi réfléchir à son extension à l'université et dans les grandes écoles. Il faudrait arriver à ce que la philosophie ne soit plus considérée comme une discipline à part mais qu'elle soit présente au sein même de toutes les matières, que tous les enseignants soient philosophes et que tout le monde le soit. [1] Bulletin officiel du ministère de l'Éducation Nationale, HS n°6 du 31 août 2000. [2] Id. [3] Id. [4] Id. [5] Philippe Perrenoud, « le débat et la raison », Les Cahiers pédagogiques, supplément n°4, oct-nov. 1998 [6] Par exemple : « Le débat argumenté » sur le site de l'université d'Aix (http://sceco.univ-aix.fr/cerpe/debatarg.htm ) ou [7] François Galichet, « les enjeux philosophiques du débat citoyen », Les Cahiers pédagogiques, n°401, février 2002, p. 13. [8] « La nature même de la délibération et de l'argumentation s'oppose à la nécessité et à l'évidence, car on ne délibère pas là où la solution est nécessaire et l'on n'argumente pas contre l'évidence. Le domaine de l'argumentation est celui du vraisemblable , du plausible, du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul » (Ch. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l'argumentation, Editions de l'Université de Bruxelles, 1970, p. 1). [9] « Au bout du compte, les sciences de l'éducation sont aujourd'hui très largement aux mains des didacticiens et des sociologues, après avoir été dominées, à l'origine, par les psychologues » dit Philippe Meirieu dans son débat avec Denis Kambouchner, Revue Française de Pédagogie, n°137, oct-nov-déc 2001, p. 8. [10] Dans la littérature concernant le débat et l'ECJS on trouve une seule fois nommé le café-philo dans l'article de Michel Vignard, En philosophie du temps perdu ? in Les Cahiers Pédagogiques, n°401, février 2002, cela seulement pour servir d'exemple de concept bas de disputatio. [11] Pour de plus amples développements voir : Jean-françois Chazerans, Fait-on de la philosophie dans les cafés-philo ?, Diotime / l'Agora, n°3, septembre 1999, http://www.ac-montpellier.fr/ressources/agora/ag03_039.htm ; Jean-François Chazerans et Jean-Pierre Seulin, Philosophe-t-on vraiment au café-philo ? Article à paraître dans Comprendre le phénomène café-philo - Les raisons d'un succès mondial en 30 questions. Ouvrage collectif sous la direction de Yannis Youlountas. http://www.pratiques-philosophiques.net/contribu/contrib24.htm et Jean-François Chazerans et Jean-Pierre Seulin, Tout le monde peut-il philosopher ? Article à paraître dans Comprendre le phénomène café-philo - Les raisons d'un succès mondial en 30 questions. Ouvrage collectif sous la direction de Yannis Youlountas. http://www.pratiques-philosophiques.net/contribu/contrib25.htm [12] Intervention de Jane Méjias, au cours de l'université d'autome de Paris, consacrée à l'ECJS en novembre 99 http://www2.ac-lyon.fr/enseigne/ses/ecjs/argumenter.html [13] Par exemple Kristel Godefroy et Michel Tozzi, « Enseigner le débat : quelle formation ? » in Les Cahiers Pédagogiques, n°401, février 2002. [14] Bulletin officiel du ministère de l'Éducation Nationale, HS n°6 du 31 août 2000. [15] Aristote, Les Politiques, III, 1, trad. Pellegrin, Garnier-Flammarion, 1990, p. 207. [16] Effectivement le débat qui se déploie dans une démocratie représentative, qui n'est pas débat mais au mieux « face à face » télévisé et au pire dialogue de sourds et rapport de force et de domination, ne peut pas être philosophique. Seul le débat démocratique direct, où tout le monde est à égalité et où chacun ne parle pour lui même, peut l'être. [17] Pour de plus amples développements voir : Jean-françois Chazerans, La méthode de l'intervenant en philosophie par les enfants, http://www.pratiques-philosophiques.net/contribu/contrib33.htm [18] Cela doit se doubler par la mise en place d'un horaire raisonnable pour tous les élèves (au moins 4 heures par semaine). |