CM2 - SEGPA - TSTT : même philosophie ?

Par Jean-François Chazerans

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La philosophie est enseignée en France seulement en classe de terminale et si la plupart des professeurs de cette discipline acceptent de considérer que l'on pourrait commencer en classe de première voire en classe de seconde, ils ne veulent pas du tout entendre parler de commencer plus tôt, au collège ou à l'école. C'est que l'un des principaux arguments contre l'extension de l'enseignement de la philosophie avant la terminale est qu'elle est une discipline trop abstraite et difficile qui demande une certaine maturité que l'on n'acquiert pas souvent avant dix-huit ans.

Pourtant, si j'enseigne la philosophie à toutes les terminales y compris STI[1] depuis 1990, je suis aussi intervenu en 1997 au collège niveau 4°/3°, ainsi que depuis 1997 en classes de 4°/3° SEGPA[2], et même depuis 1998 en classes de CM1/CM2. J'ai l'intention l'année prochaine de commencer une expérimentation en grande section de maternelle. Toutes ces expériences sont-elles alors ce qu'on appelle de la philosophie ? Sinon que sont-elles ? Si oui, sont-elles de la philosophie comme celle qui est enseignée en classes terminales ?

Il faut d'abord préciser que la situation en terminale est loin d'être claire et homogène, et que les avis des experts et autres spécialistes ne sont pas vraiment unanimes. Beaucoup, en particulier l'inspection générale, considèrent que l'on ne fait pas vraiment de philosophie en terminale mais qu'on y dispense une initiation. D'autres considèrent que, même si ce n'est pas le cas, on devrait vraiment faire de la philosophie en terminale. Tous considèrent la philosophie comme le « couronnement » des études secondaires. Il est vrai que la quasi-totalité des élèves qui ont suivi cet enseignement n'en suivront plus jamais un, c'est leur premier et dernier contact avec cette discipline. Il est vrai aussi que pour un grand nombre d'élèves cette initiation est vécue d'une manière très douloureuse qui les en dégoûtera et qui les empêchera de continuer à en faire et de s'y replonger plus tard. Enfin certains pensent que l'on devrait proposer cet enseignement plus tôt, en seconde et même avant.

On peut aussi rajouter que la philosophie n'est pas enseignée à toutes les classes terminales des lycées techniques, ni à aucune des lycées professionnels. Ni les Bac professionnels, ni les terminales BEP et CAP[3] n'ont le privilège d'y avoir accès. Qui plus est, si la philosophie reste à l'extérieur du lycée professionnel, l'enseignement qui est dispensé dans certaines classes des lycées tehniques est pour le moins au rabais. Non seulement les horaires sont ridicules (2 h) mais les coefficients au bac sont insignifiants (2 pour la philosophie, 8 + 6 pour la spécialité en terminale STT), sans parler des conditions d'enseignement déplorables : alors qu'il faudrait consacrer deux à trois fois plus de temps aux élèves de telles classes, les professeurs peuvent avoir deux fois plus de classes qu'en lycée d'enseignement général. Personne ne veut vraiment se pencher sur ces difficultés. Il est plus valorisant de se focaliser sur le lycée d'enseignement général (en particulier les meilleurs d'entre eux !) et de faire la politique de l'autruche pour le reste.

La situation de la philosophie n'est pas facile dans l'enseignement et pourtant elle est plutôt florissante dans la société. Elle se pratique depuis quelques années dans les cafés. Ce mouvement, initialisé par Marc Sautet[4], à défaut d'avoir fait descendre la philosophie dans la rue la introduite dans les cafés. Beaucoup de ceux qui n'en avaient jamais fait ou qui n'en auraient jamais plus fait, ont eu l'occasion par ce biais de se continuer à y goûter. Mais c'est plutôt très mal vu par les « professionnels » : dévoiement de la philosophie, philosophie au rabais, discours d'opinion (il faut entendre non-philosophie).

Ce rapide tour d'horizon nous permet de comprendre que les raisons du cantonnement de l'enseignement de la philosophie aux classes terminales ne sont pas très claires et que l'argument de l'âge et de la maturité n'est qu'un faux-semblant. Au vu de ce qui se passe au lycée technique et pour le lycée professionnel, je dirais alors abruptement : est-ce vraiment une question de maturité ou n'est-ce pas plutôt un effet de la domination sociale ? Est-ce parce que les élèves sont trop jeunes qu'ils ne réussisent pas en philosophie et qu'ils n'ont pas de bons résultats (il n'y a qu'à voir les notes au bac !) ou parce que ce sont des enfants de classes sociales défavorisées ? En effet l'enseignement en général et celui de la philosophie en particulier est encore très élitiste. Pour le dire rapidement, je n'ai pas vraiment d'enfants de cadres supérieurs ou d'enseignants dans les terminales STT de mon lycée technique par contre les enfants de ces deux catégories sociales composaient en très grande majorité une terminale S d'un lycée d'enseignement général dans lequel j'ai enseigné. Pour ce qui est de l'enseignement de la philosophie la façon que l'on a de le dispenser, à coup de cours magistraux, et d'évaluer les élèves, à partir exclusivement de dissertations, est pour le moins très élitiste. Ce n'est pas n'importe quel élève qui a les bases sociales et familiales pour pouvoir suivre cet enseignement et arriver à composer une dissertation. En fait de « maturité », il s'agit plutôt de « capital culturel » et les professeurs de philosophie jouent ici un rôle qui ne leur convient certainement pas, un rôle de « chien de garde » [5] et de manipulateur.

Effectivement on échourait si on essayait d'enseigner la philosophie en classe de SEGPA ou en CM2 comme on l'enseigne à certaines classes de terminales voire de classes préparatoires aux grandes écoles. Mais n'a-t-on pas échoué à vouloir l'enseigner à tous les élèves de terminale comme on l'enseignait il y a 30 ans à l'élite de la nation ? Effectivement on ne peut pas avoir la même façon d'enseigner la philosophie en lycée d'élite et au collège ou à l'école, mais aussi en lycée « normal » et en lycée technique. Il n'y aurait donc aucune raison pour que l'on ne puisse pas l'enseigner ailleurs qu'en terminale.

Surtout que l'on peut se demander : est-ce de la « philosophie » que l'on enseigne dans les classes de terminale des lycées d'élite ? N'est-ce pas plutôt une certaine technique mimétique qui ferait tout pour ressembler à la philosophie et empêcherait la plupart d'y avoir accès ? Car, d'abord, la philosophie a-t-elle un domaine particulier ? Quel serait-il sinon de la non philosophie, métaphysique ou science particulière ? Peut-on vraiment considérer que la philosophie est une discipline comme les autres ? N'est-elle pas plutôt un droit de regard sur tout ? Est-elle d'autre part « le sytème de la science »[6] ? Dans ce cas là aussi on pourrait l'enseigner mais la spécialisation croissante des différentes sciences nous amène à abandonner cette thèse.

Ne peut-on donc pas prendre ces choses dans un autre sens ? Car si on ne peut pas vraiment enseigner la philosophie, n'est-elle pas plutôt « penser par soi-même »[7] ? Et dans ce cas-là il s'agit, non pas de l'enseigner, mais de l'apprendre. Il nous faut quitter le point de vue de l'enseignant et prendre le point de vue de l'élève (apprenant). Si on ne peut pas enseigner la philosophie, est-ce à dire qu'il ne faille pas proposer aux écoliers ou aux collégiens, et même aux lycéens, d'apprendre à philosopher ? Et enseigner la philosophie sera de proposer des conditions favorables afin que l'apprenant se mette à penser par lui même. C'est ce qui se passe pour mes « interventions » à l'école et au collège, et ce vers quoi tend mon enseignement en terminale. Il s'agit d'abandonner le modèle « hydrophile » d'enseignement, prenant appui sur ce que Socrate a répondu à Agathon : « ce serait bien si la sagesse était telle qu'elle pût s'écouler de ce qui est plein vers ce qui est vide - quand nous serions au contact les uns des autres - comme l'eau qui se trouve dans les coupes passe à travers un fil de laine de celle qui est la plus pleine vers celle qui est la plus vide »[8] et de privilégier l'activité des élèves en essayant de mettre en place une « communauté de recherche » et un dialogue collectif. Il s'agit d'éviter les relations professeur - élèves et élève - professeurs et encourager les relations élève - éleves. En ce sens l'apprentissage, partant de celui qui apprend, qu'il soit enfant ou adulte, sera toujours adapté à son niveau. De la maternelle au lycée (et même au café-philo), ce sera bien la même philosophie mais chacun la pratiquere à son niveau.

S'il y a des raisons de cantonner l'enseignement de la philosophie à la terminale, raisons pas toujours avouables, il n'y en a aucune pour ne pas commencer son apprentissage le plus tôt possible. Reste à savoir si nous voulons vraiment que tout le monde soit autonome ou s'il n'est pas plutôt intéressant pour certains que la majorité soit hétéronome.



[1] Sciences et Techniques Industrielles.

[2] Section d'Enseignement Général et Professionnel Adapté, concernant des élèves de 12 à 16 ans en difficulté scolaire

[3] Brevet d'Enseignement Professionel et Certificat d'Aptitude Professionnelle.

[4] Marc Sautet, Un café pour Socrate, Grasset, 1995.

[5] Paul Nizan, Les chiens de garde.

[6] Pour une bonne présentation de ce point de vue : Bernard Bourgeois, « La pédagogie de Hegel », in G.W.F. Hegel, Textes pédagogiques, Vrin, 1990.

[7] Voir le début de Qu'est-ce que les Lumières ? de Kant.

[8] Platon, Banquet

Date de création : 28 juin 2002
Date de révision :