FAUT-IL PRATIQUER LA PHILOSOPHIE AVEC DES ÉLÈVES EN GRANDE DIFFICULTÉ SCOLAIRE ?

  J-C Pettier

in N.Grataloup et J-J. Guinchard (coord) Enseigner la philosophie aujourd'hui : pratiques et devenirs-Actes du premier colloque de l'ACIREPH, CRDP Languedoc-Roussillon, 2001.

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Il y a peu de temps encore, cette question serait apparue aux yeux de beaucoup comme simplement provocante.

Historiquement, dès son émergence comme discipline à part entière, la philosophie semble en effet devoir être réservée à une "élite", sélectionnée par la qualité naturelle de son âme  chez Platon,  son niveau d'études et par son âge. L'éducation philosophique est ce qui couronne la formation des meilleurs.

Mais la question trouve tout son sens lorsqu'on l'envisage comme l'intersection moderne d'un questionnement sur le droit (peut-on, dans la perspective des droits de l'homme, envisager un "droit à la philosophie"?), d'un questionnement sur le fait démocratique (qu'est ce qu'être citoyen dans une démocratie moderne?, quel enseignement pour cette citoyenneté?), d'un questionnement sur la nature d'un enseignement philosophique (selon quelles références penser cet enseignement? Enseigner la philosophie, est-ce philosopher devant des élèves ? Existe t-il une didactique du philosopher ?), d'un questionnement pratique enfin (y a t-il des modalités possibles d'enseignement philosophique avec des élèves en  grande difficulté scolaire ?).

Ces différentes dimensions sont celles d'un travail de thèse : La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité? , que je prépare sous la direction de F. Galichet et M. Tozzi, université M. Bloch, Strasbourg. Il y apparaît en  conclusion que la philosophie est un droit, permettant d'articuler ensemble la perspective des droits de l'homme, les conditions générales d'émergence de la raison, et la visée de sa pleine réalisation en chacun. Ce droit ouvert à chacun concerne donc aussi les adolescents en "échec scolaire", élèves au collège dans des Sections d'Enseignement Général et Professionnel Adapté (SEGPA).

Les SEGPA accueillent, pendant la période de scolarité au collège (de 12 à 16 ans), ces élèves en grande difficulté scolaire.

Durant les deux premières années, les élèves reçoivent un enseignement général adapté : les enseignants doivent viser les objectifs des enseignements du collège, en tenant compte des difficultés des élèves. Durant les deux années suivantes, ils ont durant une moitié du temps un enseignement technologique et une initiation professionnelle, et l'autre moitié du temps des enseignements généraux. Le faible effectif par classe (16 élèves) permet de s'occuper mieux de chacun, spécifier les parcours scolaires.

Sans revenir sur l'ensemble des problèmes traités dans la thèse, on établira ici d'abord les constats liés aux rapports  a priori paradoxaux entre élèves en difficulté et philosophie: constitue t-elle un gain pour ces élèves, les difficultés de ce rapport entre la philosophie et l'"échec scolaire" ne sont-elles pas irréductibles ? On présentera dans un second temps un support de travail "philosophique" mis en ouvre à destination des élèves de SEGPA.

Cette situation permettra dans un troisième temps d'effectuer une transition vers les conclusions didactiques provisoires auxquelles mon travail aboutit.

I/Les élèves en échec peuvent-ils "faire de la philosophie" ? Une réflexion a -priori paradoxale.

a/ La philosophie: un gain pour l'éducation spécialisée?

L'enseignement philosophique est pleinement justifié par le droit. On peut considérer qu'alors sa présence se comprendrait dans le cursus scolaire des élèves de SEGPA pour les raisons qui le font figurer en terminale : la reprise critique des enseignements, l'ouverture à une citoyenneté éclairée (l'ensemble de ses enjeux étant clairement exprimé en France par A. de Monzie dans les Instructions officielles du 2 septembre 1925)

Plus spécifiquement pourtant, la nature des difficultés des élèves questionnant le  sens de leur présence au monde, leur rapport difficile à la société et à l'Ecole, la mauvaise compréhension du sens à accorder aux activités qui y sont pratiquées, font désirer pour eux plus encore que pour d'autres cet enseignement.

Il traduit la pleine reconnaissance de leur statut d'être humain et devrait leur  permettre d'avoir les moyens de mieux l'assumer.

Il s'inscrit comme une réponse au manque institutionnel concernant une réflexion globale structurant les savoirs, manque dénoncé par les enseignants spécialisés lors des  formations continues. Il permettrait de donner sens aux apprentissages scolaires.

Il s'inscrit enfin dans le projet implicite des élèves d'être pris au sérieux, de pouvoir s'inscrire dans le monde et d'y être reconnus comme sujets, eux que les autres élèves du collège qualifient souvent de "gogols"! Quelle meilleure façon de les respecter que d'accorder à leur parole la possibilité de se construire , d'avoir pour eux des exigences de cette rigueur dont ils sont demandeurs ?

Pour autant, ces gains possibles s'inscrivent aussi dans un contexte difficile, qui questionne la possibilité réelle d'un tel travail.

b/Philosophie et échec scolaire : des difficultés irréductibles?

Les exigences d'un enseignement classique suffiraient à en disqualifier les élèves en échec scolaire :

-pour des raisons proprement scolaires : faible niveau général, en particulier une  maîtrise incertaine de l'écrit (aussi bien de la lecture que de l'écriture), difficultés à l'abstraction, difficultés de concentration;

-pour des raisons sociales aussi : rejet de l'école, inadéquation des référents culturels au modèle scolaire.

S'il n'y a d'enseignement philosophique que celui qui correspond au paradigme classique, alors il faut nier la possibilité de sa généralisation notamment vers des élèves en difficulté.

Mais les éléments d'appréciation internes au modèle pédagogique véhiculé par cet enseignement nous font questionner sa réussite. En France, où il est pratiqué de façon assez massive pour des élèves à compétences scolaires pourtant élevées, les résultats (pour autant qu'ils se traduisent dans les notes !) lors des examens sont décevants, la majorité des élèves n'ayant pas la moyenne dans les conditions imposées.

Son enfermement peut aussi être interrogé.  Centré sur la matière, par le postulat de l'universalité de la raison, il néglige ou refuse de tenir compte des éléments mis en évidence par les Sciences de l'Education :             la diversité des parcours d'appropriation de la connaissance, les "types" d'élèves ( on pensera notamment aux travaux d'A. de La Garanderie), amenant l'idée de "stratégie individuelle d'apprentissage"[1]. La nature même du mécanisme d'appropriation de la connaissance devrait être considérée[2], du point de vue de ses traductions pédagogiques (les notions d'objectif-obstacle et de "situation problème").

Enfin, c'est proprement la nature de ce que devrait être un enseignement philosophique qui nous fera questionner ce modèle. Si l'on peut considérer que la philosophie est une activité qui s'est inscrite historiquement dans l'élaboration de textes de réflexion, permettant par là même à la réflexion de progresser, reste qu'à l'école, ce qui est visé plus que la connaissance exhaustive (qui pourrait y prétendre d'ailleurs ?) de ces textes, c'est la réflexion qu'ils véhiculent. Non pas pour elle-même , d'ailleurs, mais par sa supposée capacité d'entraîner une réflexion philosophique autonome chez l'élève.

Pour résumer ( sans revenir aux motifs politiques et éthiques qui ont amené la détermination d'un enseignement philosophique comme une nécessité en démocratie ), l'objectif à terme de cet enseignement est de permettre aux élèves d'être autonome intellectuellement par l'usage du philosopher.

Au regard de cet objectif, le problème posé par l'enseignement philosophique se déplace. Il n'est plus de savoir si l'enseignement philosophique classique peut être généralisable mais, sans le rejeter absolument, s'il n'existe pas d'autres moyens pour l'apprentissage du "philosopher", dont certains seraient plus adéquats aux perspectives d'un enseignement généralisé.

c/Un autre modèle d'enseignement ?

Avant de préciser un autre modèle possible, il s'agit de déterminer plus précisément l'objectif d'enseignement de la philosophie. On a vu qu'il s'agissait d'apprendre à philosopher. Qu'est ce que philosopher ?

La réponse à cette question, à l'origine d'une "didactique" du philosopher[3], permet de décrire cette activité comme l'articulation de trois processus : conceptualiser, problématiser, argumenter, mis à l'ouvre lors d'un raisonnement concernant les questions universelles posées à l'homme par sa présence dans le monde, sur le sens de son existence. On peut considérer que ces processus, articulés entre eux ou privilégiés, constituent les "objectifs-noyaux" d'un apprentissage du philosopher. On décidera de les travailler spécifiquement, ou tout au moins de les utiliser comme bases des grilles de référence et d'analyse des activités proposées, dans la mise en ouvre de l'enseignement.

D'autre part, considérer les acquis des Sciences de l'Education oblige à tenir compte des représentations de base des élèves pour y articuler les problèmes développés par la philosophie, quitte même à partir directement des problèmes des élèves pour les amener à un questionnement à visée universelle. Dans ce type de pratique, l'oral a une place prépondérante : il permettra l'émergence des représentations individuelles, le développement d'une réflexion autonome (par la confrontation aux autres élèves[4]) et la nécessité de l'argumentation rationnelle.

C'est à un renversement des perspectives de l'enseignement philosophique que l'on parvient alors, en visant sa généralisation et sa réussite. On passe d'une pédagogie basée sur la transmission de questionnements pérennisés dans un"savoir"institutionnalisé[5], à une pédagogie centrée sur l'élève, visant une élaboration interne progressive d'un questionnement et des moyens d'y répondre librement.

S'agit-il là d'une négation du travail philosophique réel ? Si la tradition de l'enseignement philosophique, notamment depuis Hegel, véhicule le paradigme d'un enseignement essentiellement magistral, reste à voir si les modèles que se donne cet enseignement le confortent. S'il est bien un modèle classique du philosophe, et une référence pour l'enseignement, c'est bien Socrate. Or une analyse approfondie du travail pédagogique de Socrate[6] dans les premiers dialogues platoniciens nous montre qu'il se situe dans un modèle d'enseignement plus proche des exigences du modèle "didactique" exposé ci-dessus que de celles d'une leçon.

 Quelles sont les conditions d'un enseignement philosophique en SEGPA? Une première approche pratique nous permettra de mieux les saisir.

II/travailler avec des élèves en échec dans l'école : une situation de départ.

Titre : "Qu'est ce qui est juste?"

Objectifs  :             -différencier la thèse et l'argument (argument inadéquat par rapport à la thèse),

                        -effectuer un choix, le défendre et le critiquer,

                        -développer une analyse commune .

Situation proposée aux élèves : A Noël, quelqu'un a donné une grosse somme d'argent aux parents de la famille GUSTARD pour qu'ils la partagent entre leurs quatre enfants. Mais comment partager? Les parents veulent que cela soit le plus juste possible. Ils en discutent en famille, chacun des enfants donne son avis :

-"Moi", dit l'aîné, "je pense qu'il est plus juste que l'on partage l'argent selon nos besoins, quand on est plus âgé, on a besoin de plus de choses par exemple pour l'école, donc il faudrait que ce soit moi qui aie le plus, puis chacun un peu moins selon son âge"(Choix n°1)

-"Non. On devrait répartir en fonction de nos qualités", dit le second, "par exemple celui qui travaille le mieux à l'école devrait avoir plus, et ainsi de suite." (Choix n°2)

-"C'est simple", dit le troisième, "il n'y a qu'à regarder ce que dit la loi : quand il y a un héritage dans une famille, on doit partager également entre les enfants, c'est ce que nous devons faire, parce que la loi dit toujours ce qui est juste"(Choix N°3)

-"Moi, je crois que c'est plus simple encore que cela", dit le quatrième," je suis le plus fort, donc je dois tout avoir, c'est comme cela dans la nature, chez les animaux, c'est le plus fort qui gagne, vous devez tout me donner, sinon..." (Choix N°4).

Déroulement.

1/Lecture de la situation dans la classe, avec explication des termes. Il s'agit que les élèves, qui pour certains ont des difficultés de lecture, comprennent bien de quoi il est question.

Chaque position sera exprimée sous la forme d'une règle plus simple, trouvée par les élèves (en reformulant, on cherche à les faire comprendre ce qui est dit, et l'on se situe aussi davantage dans l'abstraction) :

-"il faut partager selon les besoins"(n°1);

-"il faut partager selon les qualités (n°2)";

-"il faut suivre la loi" (n°3);

-"il faut faire comme dans la nature(N°4)".

2/ Choix a priori par chaque élève de la position qui lui convient le mieux et de celle qu'il rejette a priori (il note les numéros correspondant). Il devra tenter d'expliquer pourquoi il fait ces choix. Cela le force à clarifier une position de départ, à tenter de la justifier. Cela l' implique aussi dans le problème : il s'agit de voir ce qu'il pense. Cela aura d'autant plus d'importance qu'il sera interrogé ensuite.

3/ Mise en commun : chacun propose son choix et peut donner des arguments s'il en a (on s'intéresse à ce qu'il dit).

4/ Etude en commun des différentes solutions proposées.

Dans un premier temps, on va essayer d'étudier la pertinence des arguments proposés par les quatre intervenants dans la situation-problème, au regard de la règle qu'ils revendiquent. Ainsi, par exemple, répartir selon les qualités signifie t-il nécessairement que celui qui a les meilleurs résultats scolaires devrait avoir plus? On cherchera d'autres qualités qui pourraient présider à la répartition.

Dans un second temps, on va essayer de déterminer les "avantages" et les "inconvénients" de chaque solution proposée. Ces termes sont à comprendre aussi bien d'un point de vue matériel (comment évaluer la "quantité" d'une "qualité", par exemple ?), que d'un point de vue plus abstrait (est-on toujours responsable de ses qualités, est-il alors juste de donner plus à qui n'"y est pour rien"?). Ces avantages et inconvénients seront inscrits au tableau, dans le cadre d'un tableau à double entrée.

Dans un troisième temps (en réalité simultané au second), on mettra en relation les différentes positions : les "avantages" de l'une pouvant être les "inconvénients" de l'autre (matérialisé par des flèches au tableau) . Ainsi, une position peut être facile à mettre en ouvre (répartir également entre chacun), tout en ne comblant pas nécessairement chacun en ne permettant pas de subvenir à ses besoins.

Sollicités par l'enseignant, les élèves doivent tenter de justifier leurs prises de positions. la classe devra évaluer les limites de validité de ce que chacun dit (est-ce valable pour cette classe, dans l'école, en France, etc), éventuellement proposeer des règles avec des domaines de validité plus importants. L'enseignant sera là pour aider les formulations, pour proposer des contre-exemples si aucun élève n'en trouve, pour proposer des modes de résolutions "classiques". Il sera aussi garant de la logique des propositions effectuées par chacun, quitte à enfermer l'élève dans ses contradictions. On en profitera aussi pour établir les positions "sociales" sur la question, et pour développer des "ponts" entre ce qui est dit et d'autres situations scolaires ou sociales.

5/ Retour sur la démarche globale effectuée : "qu'a t-on fait, comment s'y est-on pris ?"On cherche à établir ce qu'il y a eu d'important et de nouveau, concernant les progrès conceptuels comme la mise en ouvre dans la démarche. Ce retour s'effectue par oral, avec éventuellement des discussions, concernant l'importance à accorder à tel ou tel élément.

On notera un résumé (élaboré par les élèves, ou par l'enseignant sur propositions des élèves, ou avec leur accord a posteriori).

Enfin, on demandera à chacun si sa position a évolué, par rapport à ce qu'elle était au début (il est rare que la position "bouge", mais les élèves sont capables de reconnaître qu'il y a des arguments auxquels ils n'avaient pas pensés, de les établir).

Une démarche globalement complexe et longue, qui s'inscrit dans un cadre théorique plus vaste, qui n'en est pourtant qu'au stade de l'esquisse.

III/Premières conclusions théoriques de ce travail.

 Avant de revenir aux conditions mêmes de l'enseignement , il faut signaler que mon souci de concrétisation, de généralisation et ma confrontation à l'expérience du terrain m'ont amené à tenter d'élaborer les moyens d'un enseignement réalisable par des enseignants habituels de  SEGPA., plus des interventions ponctuelles de spécialistes. Cela s'explique au regard de considérations budgétaires, mais aussi au regard de l'extrême difficulté pour l'enseignement philosophique en France d'évoluer, ne serait-ce que vers une généralisation effective en terminale (il n'y a pas actuellement d'enseignement philosophique dans les baccalauréats professionnels). Enfin et surtout parce qu'il m' a semblé, pour avoir pratiqué dans ces classes d'abord comme enseignant spécialisé dans la difficulté scolaire, avec sa classe propre, puis comme "spécialiste en philosophie" lors d'interventions ponctuelles, que dans le deuxième cas l'enseignement portait moins. Les élèves semblent avoir besoin que se tissent des liens forts entre tous les enseignements, que seul leur enseignant habituel peut leur fournir.

Quels  sont les points d'appuis théoriques qui apparaissent dans ces pratiques ?

III/ Points d'appuis théoriques.

On les développera selon deux directions, en précisant d'abord les références théoriques générales, puis en les précisant par une réflexion sur l'emploi plus spécifique du tableau.

a/ Points d'appuis théoriques généraux.

 

L'organisation globale du travail.

L'expérience a progressivement permis de montrer l'intérêt de préparations extrêmement structurées, prévoyant (quitte à en relativiser l'utilisation ensuite) des concepts formulés simplement, des problématiques articulées à des exemples concrets, des arguments parlants. On a articulé ces perspectives dans des préparations générales ou en prévoyant des accompagnements et des adaptations des dilemmes moraux travaillés en Belgique.

Mais préparation structurée ne signifie pas fermeture à l'élève. Il y a nécessité de prise en compte de ses représentations, qu'il faut organiser dans la stratégie globale d'un cours donnant les moyens de penser les problèmes posés, et recensant les sujets d'intérêts. On a développé l'idée de communauté de travail, c'est-à-dire d'une structure collective de réflexion des élèves, qui se fixe comme but la communauté de recherche telle qu'elle est présente dans philosophie pour enfants de M. Lipman, mais qui est difficile à mettre en ouvre d'emblée compte tenu des difficultés relationnelles de ces élèves. Le professeur y joue un grand rôle, non seulement dans l'animation, mais aussi comme personne-ressource, capable d'apporter  les aides conceptuelles élaborées par la tradition philosophique.

Le fait de travailler sur des temps longs, il faut penser le travail en terme de séquences plutôt que de séances. Cela permet aux élèves de se familiariser avec certains concepts, de les formuler et les reformuler, de les employer dans des conditions différentes pensées comme telles (où l'on objectivera les différences  pour moduler la réflexion). cela semble favoriser des progrès effectifs dans la qualité de la réflexion. En même temps, la fatigabilité des élèves, et leurs méconnaissances conceptuelles obligera à abandonner parfois un sujet sans l'avoir vraiment traité.

La comparaison du travail de différentes classes semble confirmer l'importance à accorder aux "moments" des interventions. La nature de l'activité intellectuelle implique pour des élèves aux facultés de concentration intellectuelle parfois brèves que le moment du travail se situe lorsque l'élève est au maximum de ses capacités, moins touché par la fatigue, donc plutôt le matin (ce qu'il faudrait confirmer par des études de grande ampleur)

Le travail des élèves .

Il s'agit que la mise en oeuvre soit rapide, par le biais d'un support accessible. Il va falloir utiliser des textes brefs, des procédures de mises en doute et travailler en commun.

  Utiliser des textes brefs qui génèrent des problèmes et la réflexion conséquente paraît prometteur. Ces textes, avec quelque effort, sont en fin de compte accessibles et mettent en oeuvre des réflexions fournissant matière à échange . Les textes utilisés peuvent être de natures diverses.

Soit ils présentent une situation qui d'elle-même génère le débat, en le plaçant dans des perspectives susceptibles d'amener la réflexion à utiliser des concepts, arguments, problèmes philosophiques. Ils auront été, autant que possible, répertoriés lors de la préparation, pour pouvoir ensuite les utiliser adéquatement pendant la discussion.

Mais ces textes peuvent aussi se présenter sous formes de situation-problèmes , organisées pour pour nécessiter une réflexion selon les "noeuds-problématiques" classiques de la réflexion philosophique (comme dans l'exemple ci-dessus). Le professeur aura dans ce cas l'avantage de travailler "sur son terrain", il pourra guider la réflexion commune.

Utiliser l'image comme support semble par contre plus difficile, en générant d'autres types de difficultés[7]. Là encore, la diversité ne peut donc être si rapidement condamnée  , l'objectif étant que les élèves se mettent au travail.

 Travailler des procédures qui permettent aux élèves d'interroger leurs convictions  obligera parfois à utiliser des stratégies de détour (ne pas douter pour mieux douter). Il s'agit, plutôt que de remettre en cause brutalement les convictions des élèves (ce qui est extrêmement difficile à gérer pour un élève déjà perturbé dans sa construction intellectuelle), de le laisser les affirmer, avec comme postulat affirmé qu'elles ne seront pas remises en cause. Rassuré sur ce point, l'élève envisagera les questionnements proposés avec plus de sérennité, ce qui pourra alors le conduire, de lui-même, à interroger ses convictions.

La réflexion en commun semble enfin nécessaire, comme possibilité du travail à l'oral, du progrès par l'échange des réflexions et dépassement des opinions parfois superficielles, avec aussi la nécessité d'une mise en ouvre qui permette un échange réel. D'où l'intérêt de la réflexion sur le tableau : comme support d'inscription des paroles individuelles, comme support de construction d'une pensée collective (La question propre de l'utilisation du tableau va être considérée ci-dessous ).

La forme de l'activité.

Le travail  semble gagner en qualité lorsqu'il alterne phase de production et phase de réflexion, pensée abstraite et pensée liée au concret. Le travail d'abstraction doit se penser davantage  dans le cadre d'un mouvement que comme une réalité immédiate, d'où l'intérêt de travaux passant progressivement d'une réflexion appuyée sur l'expérience de l'individu  , vers une généralisation de plus en plus importante, à visée universalisante. On passe alors par la formulation des règles sous-jacentes aux réflexions ("Lorsque tu dis cela, à quelle règle cela correspond-il?"),  la détermination de leurs limites,  l' interrogation sur leur pertinence à une échelle de plus en plus importante. Ce mouvement constant "concret-abstrait" peut même être mis en évidence dans des phases réflexives, à la fin du cours.

Il est important aussi de développer la logique, qui permettra de construire une réflexion critique en lui fournissant des éléments formels de base (induction, déduction, etc). Une  façon de procéder consiste à proposer des situations concrètes où l'illogisme est flagrant, et heurte les élèves. Après avoir analysé en classe ces situations, on pourra s'y référer de façon parlante avec les élèves lorsque leurs discours reprendront les mêmes types d'erreurs logiques,

Concernant le rôle du professeur

Le professeur est d'abord là pour permettre aux élèves de philosopher. Or, les interventions effectuées par des non-spécialistes posent problème. Il s'agira donc de développer des formations adéquates, sur certains sujets "prioritaires", sur certaines préparations,  ainsi que sur les modalités d'organisation d'une discussion en classe.

Le rôle du professeur est en effet de permettre au groupe de se constituer, en organisant la réflexion. C'est une personne-ressource qui aide à la formulation des concepts, un miroir de la pensée du groupe (renvoyant au groupe sa pensée en la questionnant), gérant l'emploi du tableau , développant des stratégies de médiation.

b/ La question spécifique de l'utilisation du tableau.[8]

L'utilisation du tableau constitue un apport original du travail en SEGPA. Familier aux enseignants de l'Ecole primaire, cette utilisation prend ici un sens particulier.

La philosophie, avant d'être un "produit", consiste d'abord en une démarche réflexive du discours sur lui-même qui, dans le souci d'établissement de propositions vraies, en vient à analyser et préciser le cadre conceptuel dans lequel il se place. Il est alors systématiquement interrogé et justifié.

Philosopher consiste précisément dans ce retour conceptualisant, problématisant, argumentant. Pour qui a des visées philosophiques, l'expression par l'écrit est un vecteur important du discours philosophique en ce qu'elle l'oblige à établir l'état de sa pensée à un instant donné. Elle est difficile car en forçant à employer les mots, elle oblige à les déterminer avec précision, pour ne pas trahir la pensée. Mais cette difficulté initiale présente en même temps un avantage certain : elle crée de fait un "état des lieux" de la pensée, un instantané que chacun pourra reprendre, examiner comme un objet presque extérieur à lui-même, qui lui appartient pourtant en propre, sur lequel il va pouvoir revenir en le questionnant, en le précisant, en cherchant d'autres moyens de le valider. Ce retour réflexif modifiera alors la pensée, qui pourra à nouveau s'examiner dans un processus toujours renouvelé.

  L'élève en difficulté, en échec scolaire maîtrise mal l'écrit. De fait, considérer cette maîtrise comme un préalable à la philosophie, c'est lui fermer a priori les portes de la pensée, et oublier dans le même mouvement que la maîtrise de l'écriture, comme tout apprentissage, s'effectue par le désir et la nécessité. Il faut donc trouver un biais autre pour l'émergence du processus réflexif, en faisant une impasse provisoire sur la maîtrise individuelle de l'écrit.

Or, si à terme c'est une pensée autonome qui est visée, pour autant cette pensée n'émerge pas seule, comme le fruit d'un instinct autosuffisant. Si l'homme est un être de raison, son développement est d'abord social, par le biais de médiations dont un élément clé est dans nos sociétés modernes l'école. Celle-ci constitue un moyen terme entre l'individu et la société( en se constituant comme modèle réduit de la société),entre l'individu et sa capacité de se penser comme sujet universel. La communauté de travail, et à terme la communauté de recherche (c'est à dire la classe constituée comme groupe d'échange d'idée, pour permettre par l'interaction des élaborations de plus en plus raisonnée) devient alors ce lieu idéal de transition. Elle permet progressivement d'élaborer les critères de l'universel. dans le cadre peut-être indispensable de cette transition vers l'universel que constitue la communauté de recherche. L'intérêt du tableau peut s'évaluer selon les deux angles du collectif (celui de la communauté, en recherche philosophique, que constitue la classe) et de l'individuel(l'élève dont l'autonomie par le biais de la communauté est visée à terme).

Du point de vue de la communauté en recherche, d'abord :         

-Il peut lui permettre de s'établir comme telle, c'est-à-dire comme un lieu d'échange qui servira de biais, de premier pas vers la constitution d'une pensée d'un universel qui transcende les particularités. Le tableau permettra d'abord de dépasser l'assimilation immédiate (effectuée particulièrement chez des élèves en difficulté), entre l'idée et celui qui la véhicule.  Par le tableau, du temps est donné à la parole de chacun, elle existe "matériellement, est reconnue, ne sera pas oubliée . Elle pourra être examinée plus tard, lorsque tout le monde aura parlé.

D'autre part, dans un deuxième temps le tableau se constituera de fait comme référence de l'analyse, on examinera "ce qui est marqué", et non pas directement "ce que dit untel". La parole sera examinée pour elle-même, et non pas en fonction de qui la dit. On établit ainsi un espace de discussion possible, espace (relativement) dégagé des phénomènes de groupe, on permet l'existence d'un groupe.                                                                                   

-Il peut permettre à cette communauté de se reconnaître comme individu en recherche, qui erre, évolue, progresse, et surtout peut revenir sur ce qu'il a dit pour le préciser davantage, lui donner plus de cohérence.  La difficulté d'une mise en ouvre de la philosophie par le biais de la discussion, c'est le rapport au temps. Une discussion est condamnée à progresser sans retour, ou tout au moins en ne faisant place qu'à un retour réflexif partiel (par les précisions par exemple demandés par  l'"animateur", garant des règles du débat). Le tableau peut alors jouer ce rôle de trace des moments d'une pensée, en transférant au niveau collectif les avantages que présentait le travail avec un brouillon au niveau individuel.

Ensuite, d'un point de vue individuel cette parole inscrite au tableau ne sera pas nécessairement anonyme. Chacun pourra, en face de chaque idée, remarquer le nom de qui l'a émise, et ainsi, en faisant référence à ce nom, commencer à pouvoir envisager l'autre aussi à travers ce qu'il dit et ce qu'il est.

Le tableau établira la diversité des points de vue particuliers, permettra de la constater "par un simple coup d'oeil",  leur cohabitation géographique  obligera ainsi à la prendre en compte.

En constituant le groupe, c'est aussi chacun que l'on reconnaîtra alors, avec sa propre parole . Le groupe lui renvoie une image positive de lui-même, puisque sa parole y a de l'importance : elle est notée au tableau, elle s'inscrit dans le temps relatif du travail, avant éventuellement de s'inscrire à plus long terme dans le cahier, sous la forme du résumé ou du compte-rendu de l'activité. C'est la première fois pour beaucoup que leur parole acquiert cette importance, qui les encouragera à faire attention.

Mais le travail au tableau induit peut-être plus que cela au niveau individuel, du strict point de vue du travail philosophique. Il véhicule un modèle de fonctionnement qui, en étant vécu collectivement comme efficace et pertinent (ce qui pourra être mis en évidence par des analyses de la communauté de recherche sur son travail : comment s'y est-on pris, comment avons-nous progressé ?), a une chance d'être réemployé par la suite.

Enfin, pour en finir avec l'intérêt de l'utilisation du tableau concernant le rapport individuel des élèves au cours, le tableau permet aussi de faire place à l' exigence fondamentale de la diversité des modes de présentation des données fournies, au regard de la diversité des parcours cognitif possibles des élèves. Ne pas tenir compte de cette diversité, c'est risquer à terme de faciliter la réflexion de certains (ceux qui ont tendance à "fonctionner" comme le professeur) au détriment des autres. Le tableau permettra alors de travailler une approche plus visuelle, spatiale que linéaire, grâce à des représentations schématisées, des superpositions, des confrontations d'idées écrites dans l'espace qu'il délimite.

A voir tous les arguments qui plaident pour le tableau, on aurait presque l'impression qu'il constitue une solution miracle à bon nombre des problèmes de la classe. Tout cela ne se fait pourtant pas automatiquement, par la seule présence d'un tableau dans une classe. Superposer des idées, schématiser des concepts, des problèmes suppose une maîtrise philosophique importante de la part du professeur, capable de reconnaître dans les problèmes concrets évoqués rapidement les traces de réflexions plus conséquentes qu'il s'agira de "mettre en scène". Le rôle du professeur doit donc être souligné, dans la relation spécifique qu'il entretient avec le tableau : il en fera un instrument d'une stratégie d'apprentissage, l'utilisant "géographiquement" pour souligner les contradictions, montrer les évolutions dans la réflexion du groupe par exemple, ou visuellement comme support d'une autre forme de représentation des analyses produites.

On comprend mieux maintenant comment ces formes de travail inhabituelles sont porteuses d'une vraie démarche philosophique des élèves. Mais la réflexion pour généraliser l'enseignement philosophique n'en est qu'à ses débuts. J'en ai décrit dans ma thèse quelques bases : la réflexion pour légitimer le droit à la philosophie, la justification d'une didactique du philosopher, des éléments pratiques de mise en ouvre. Elles ne sont qu'une première esquisse d'un travail réellement possible qu'il ne s'agit pas d' accepter sans réflexion, mais plutôt d'examiner critiquement, avec l'esprit ouvert.

S'y intéresser est en effet une question de dignité : dignité de l'élève, du citoyen, de l'homme en formation ; dignité de l'enseignement en démocratie républicaine qui doit lui fournir les moyens de cette réalisation ; dignité enfin des enseignants qui se doivent d'élaborer les modalités didactiques nécessaires.



[1] Voir par exemple P. Meirieu, Apprendre.oui, mais comment ?, éd ESF, Paris, 1987.

[2] Il procèderait par remise en cause des représentations initiales au regard de problèmes qu'elles n'intègrent pas, traitement de ces problèmes et élaboration de nouveaux schèmes de pensée.

[3] Les travaux initiateurs de la réflexion sont à porter au compte de M. Tozzi, Vers une didactique de l'apprentissage du philosopher, thèse de doctorat NR, sous la direction de P. Meirieu, Université Lumière Lyon II, 1995.

[4] Il s'agira là de la transposition de l'idée de « conflit socio-cognitif » (P. Meirieu) au domaine de la philosophie.

[5] Ce savoir pouvant se résumer à la détermination de l'état des problèmes, au regard des réflexions menées depuis l'Antiquité.

[6] On consultera sur ce point la seconde partie de notre thèse.

[7] Sans pour autant que l'on puisse condamner sans appel ce mode de travail, au regard d'une étude si brève. On pourrait d'ailleurs voir dans cette difficulté d'emploi de l'image le signe d'une difficulté de l'enseignant plus que des élèves, et postuler qu'elle ne saurait être partagée par tous.

[8] L'utilisation possible du tableau est développée dans « Le tableau comme médiateur », Pratiques de la philosophie n°7, Juillet 1999.

 

Date de création : 10 juin 2002
Date de révision :