En quoi et comment les nouveaux programmes de l'école élémentaire préconisent un recours aux pratiques philosophiques

par Sylvain connac

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Nombreuses aujourd'hui sont les classes où des élèves inscrits en école primaire participent à des moments dits « philosophiques. » Qu'il s'agisse d'ateliers, d'entretiens ou de séances, tous ces moments prennent la forme de discussions où les enfants sont amenés à s'interroger et interroger le monde tout en effectuant des efforts de pensée pour aboutir au geste mental[1] du philosopher.

Le plus souvent, les enseignants à l'origine de ces projets les défendent en disant qu'il s'agit d'innovations pédagogiques. En effet, nulle part dans les programmes de l'école primaire ne sont demandés ces instants de travail sur le penser philosophique et même, il se pourrait bien que ce ne soit jamais le cas ou alors pas dans un proche avenir.

Pourtant, aucun de ces enseignants ne trouve toutes ses motivations dans ce caractère innovant du processus. Beaucoup défendent l'idée que de telles occasions développent chez les enfants des capacités nécessaires et indispensables à leur avenir d'élève et à la construction de leur future citoyenneté ou simplement personnalité. Il arrive même que certains de ces enseignants osent employer comme support aux diverses inspections possibles des discussions philosophiques. Quelques inspecteurs de l'Education Nationale se sont également manifestés pour avancer leur soutien à de telles pratiques.

En somme, les discussions philosophiques n'apparaissent pas dans les programmes mais, de l'avis de beaucoup, représentent de véritables lieux d'éducation voire même d'enseignement de compétences dites transversales

A la rentrée de septembre 2002, de nouveaux programmes de l'école élémentaire vont entrer en vigueur. Ils sont le fruit d'une concertation entre les personnels du ministère et ceux de l'enseignement. Tout comme les précédents, ils ne mentionnent toujours pas la référence philosophique des moments que nous venons d'aborder.

Toutefois, et après une lecture pointue des textes fournis[2], il n'apparaît pas décalé de proposer à des élèves de participer à des discussions philosophiques, tout leur impact éducatif et pédagogique est même plusieurs fois souligné.

A travers les quelques paragraphes qui vont suivre, nous allons tenter de vérifier en quoi ces nouveaux programmes ne sont pas hostiles aux pratiques philosophiques en école élémentaire et que même elles tendent à mieux les promouvoir.

Dans un récent ouvrage coordonné par Michel TOZZI[3], quatre courants de pratiques philosophiques ailleurs qu'en classe terminale sont identifiés. Deux d'entre eux, sont en lien direct avec ce qu'apportent les nouveaux programmes, les intentions éducatives des deux autres n'étant pas opposés à ce qui est demandé. « Deux grands axes structurent l'enseignement primaire, la maîtrise du langage et de la langue française, l'éducation civique. » P47  Sont ainsi évoqués les courants dits de la « maîtrise de la langue » et de l' « éducation à la citoyenneté. » A travers eux, serait développé tout ce qui concerne les compétences langagières du discours et l'enracinement citoyen dans la construction de l'individu. « La maîtrise du langage est la base de l'accès à toutes les connaissances, permet d'ouvrir de multiples horizons et assure à l'enfant toute sa place de futur citoyen. » P165

Abordons d'abord la première intention, celle qui concerne la maîtrise de la langue. « Avant tout, l'attention portée à la maîtrise de la langue française. Je le répèterai toujours : la langue nationale nous construit et nous réunit. Chaque enfants doit pouvoir entrer dans cette maison commune, s'y sentir à l'aise, chez lui. » P8 - Préface « Rien n'est plus émouvant et mystérieux que l'apparition des mots dans la bouche d'un enfant, puis la construction de ses premières phrases. Nous devons cultiver cette merveille, la faire progresser, donner à chacun, aux enfants comme aux maîtres, la passion de la langue française. » P9 - préface. Ces deux affirmations ministérielles tendent à souligner l'importance des situations de classe dont l'objectif est de permettre aux enfants d'acquérir le code social que représente la langue. Ce qui frappe surtout vient du fait que cet apprentissage n'est plus centré sur l'écrit mais est suscité avec autant de poids à l'oral. Savoir s'exprimer par la parole ou s'inscrire dans des moments où la voix est le principal outil de transmission permet aux plus jeunes la construction des fondations nécessaires à la lecture et à l'écriture. Ceci entre en vigueur dès l'école maternelle : « Même si l'apprentissage de la lecture et de l'écriture n'est pas au programme, l'école maternelle doit donner l'occasion à tous les élèves d'une imprégnation orale des mots et des structures de la langue écrite, préalable indispensable à tout acte de lecture. » P18 Cela se poursuit même au cycle II (cycle des apprentissages fondamentaux : GS, CP, CE1) : « C'est dans l'oral d'abord que l'on apprend à lire et à écrire, mais aussi à compter. » P 58 Puisque rechercher le philosopher en école primaire passe par l'expression orale du discours, en plus de la consolidation des modes de pensée, les jeunes enfants se préparent à ce qui deviendra plus tard un incontournable de leurs apprentissages : le passage à l'écrit. Cela apparaît dans les programmes comme un effet attendu des travaux sur l'oralité.

Au cycle III (cycle des approfondissements : CE2, CM1, CM2), les bases de lecture et d'écriture étant sensées être acquises, les situations où la parole des élèves va être suscitée tendent plus à développer la construction de leur pensée et une meilleure appropriation des codes culturels. « Le cycle des approfondissements a pour objectif central d'assurer la maîtrise du langage, à l'oral comme à l'écrit. » P33  « L'enfant accède différemment à son éducation car il entre dans une phase de son développement psychologique qui lui permet de construire des connaissances de manière plus réfléchie, de s'approprier des instruments intellectuels plus assurés. » P154  Situations d'écrit et situations d'oral constituent donc des références parallèles aux apprentissages. Le développement intellectuel des enfants devient suffisant pour s'y appuyer et permettre à chacun d'exploiter de manière optimale leurs nouvelles potentialités. A noter enfin que cet « enseignement » se veut le plus large possible et qu'il concerne pas seulement les enfants qui en manifestent déjà les capacités. « Prendre la parole en public est un acte toujours difficile. La maîtrise du langage oral ne peut en aucun cas être réservée aux seuls élèves à l'aise. Il est donc essentiel que les situations mettant en jeu ces processus de communication soient régulièrement proposés à tous les élèves et qu'elles soient conduites avec patience et détermination. » P170 Les discussions philosophiques sont toujours des moments où tous les enfants sont conviés à participer, rien n'interdit les engagements. C'est d'ailleurs pour cela que la plupart du temps, les moments philosophiques se déroulent en petits groupes afin de permettre à chacun une plus facile prise de parole. De plus, même si certains ne se manifestent pas de suite par l'expression d'avis personnels, la récurrence des situations les invite naturellement à le faire dès qu'ils ont trouvé leurs propres repères sécuritaires (connaissance du groupe, des codes de fonctionnement, des règles communes, ..)

Du point de vue de l'éducation à la citoyenneté, les discussions philosophiques semblent également aller dans le sens des programmes, en majeure partie parce qu'elles suscitent ce que Michel TOZZI nomme une éthique communicationnelle[4]. Par la discussion, les enfants apprennent à s'exprimer, à écouter et à être écouté. « Etre capable d'écouter autrui, demander des explications et accepter les orientations de la discussion induites par l'enseignant, exposer son point de vue et ses réactions dans un dialogue ou un débat en restant dans les propos de l'échange. » P93 « L'éducation civique est une préoccupation de tous les instants. Apprendre à vivre ensemble implique nécessairement une pratique qui favorise, outre l'acquisition de connaissances simples, l'adoption de comportements respectueux des autres et la prise de conscience des valeurs civiques. » P11 - préface. 

Ces compétences peuvent être engagées dès le plus jeune âge afin que se créent des habitus démocratiques[5]. « L'école est un univers nouveau et quelquefois déroutant pour le tout-petit. Il faut lui donner confiance, lui apprendre à communiquer de manière de plus en plus riche, lui permettre de découvrir qu'il peut comprendre ce que disent les adultes quand ils s'adressent à lui ou à tout le groupe et, en même temps, qu'il peut se faire entendre, y compris de ses camarades. Au fur et à mesure qu'il grandit, on lui donne l'occasion de s'insérer dans des dialogue plus longs et plus complexes, puis dans de véritables discussions. A la fin de l'école maternelle, il doit être prêt à accepter les règles d'un échange organisé. » P 16 

Les repères sociaux que les enfants se créent dans l'échange concernent l'organisation de débats mais aussi le sens de la responsabilité citoyenne. « Les projets sont plus nombreux et préparés avec un souci plus grand de coopération. Chacun apprend à se situer dans un horizon plus large que celui de l'école : celui du quartier, de la commune, de la France. Les élèves commencent à prendre conscience de la responsabilité de chacun dans la société. Ils découvrent l'articulation entre leur liberté et les contraintes de la vie en commun, les valeurs relatives à la personne et le respect qu'ils doivent aux adultes et à leurs camarades. » P27  Les discussions philosophiques deviennent alors des lieux où les enfants pratiquent l'exercice de la vie démocratique et de fait s'entraînent à leur future vie citoyenne. Dans l'échange, chaque enfant est amené à rencontrer ses camarades, à les voir puis les regarder, les entendre puis les écouter. Petit à petit, les échanges passionnels tendent à devenir des débats basés sur la raison puisque le seul moyen de faire entendre sa voix n'est plus de la faire porter plus haute mais bien d'apporter des arguments qui valideront ou contesteront les thèses coopérativement défendues. « En continuant à apprendre à débattre avec ses camarades, l'élève comprend tout ce que la confrontation à autrui apporte à chacun malgré ses contraintes. Ecouter l'autre est une première forme de respect et d'acceptation de la différence. » P178  Le débat philosophique est ici employé comme instrument au service de l'écoute citoyenne afin de susciter des valeurs comme le respect des personnes voire même l'entraide.

A ce titre, les programmes apportent l'organisation hebdomadaire de moments centrés sur la vie de la classe afin de faire de cette micro-société un terrain d'expérimentation de ce que sera plus tard pour chacun des enfants la société dans son entité. « Au moment où s'affirme son caractère, l'enfant doit apprendre à contrôler ses réactions et à réfléchir sur les raisons des contraintes qui lui paraissent brider sa liberté. L'exercice du débat réglé est la condition de cette éducation. La demi-heure hebdomadaire qui lui est consacrée doit être considérée comme un moment fort de la vie de la classe et de l'école. Elle est aussi l'occasion de réfléchir aux enfants comme aux adultes. » P34  Notons qu'ici ne sont en aucun cas mentionnés les temps que nous voulons promouvoir. Il s'agit en premier lieu de ce que les pédagogiques coopératives nomment des « conseils de coopératives. Cependant, ces lieux d'expressions démocratiques peuvent être facilement le ferment de nouveaux lieux de débats tout autant démocratiques mais autrement citoyens. « Dans les différents champs disciplinaires, l'élève découvre, par ailleurs, ce qu'est la citoyenneté dans un pays démocratique et quelles sont les valeurs essentielles de la République. Face aux événements proches ou lointains dont il est le témoin, il assure son jugement en se référant à de grands textes fondateurs comme la déclaration des droits de l'homme et du citoyen ou de la Convention internationale des droits de l'enfant. » P 34  Ces conseils conduisent naturellement les classes qui s'y réfèrent à poursuivre les débats vers des zones d'échanges non explorées, à commencer par celles où aucune décision n'est à prendre pour indiquer une direction à suivre. Le caractère philosophique des discussions correspond entièrement à cette logique. Les programmes indiquent que de tels moments peuvent débuter en cycle II et prendre une mesure adaptée au niveau cognitif des enfants au cycle III. « Tout au long du cycle, une heure en moyenne par semaine devra être consacrée à l'explicitation des problèmes concernant l'éducation civique dans les différents champs disciplinaires. De plus, une demi-heure par semaine est réservée dans l'emploi du temps à l'organisation des débats dans lesquels la classe organise et régule la vie collective, tout en passant progressivement de l'examen des cas singuliers à une réflexion plus large. » P177  L'intention éducation ici visée concerne toujours l'éducation à la citoyenneté.

La référence philosophique des discussions implique l'incitation de chaque enfant à se décentrer de sa propre personne et d'évoquer le monde dans sa pluralité, de tenter une quête récurrente de ce qui pourrait être considéré comme étant universel. Ici aussi, les programmes proposent une même direction et ceci dès le cycle II. « L'école maternelle offre à l'enfant la possibilité de dépasser son expérience immédiate. Elle le conduit à s'étonner et à questionner. » P21 « Au cycle des apprentissages fondamentaux, l'enfant acquiert de nouvelles possibilités de raisonnement. Il peut les appliquer à des réalités plus complexes et plus éloignées de son expérience personnelle. » P28 Bien évidemment, ce travail amorcé avec des plus jeunes ne peut qu'être poursuivi en cycle III afin d'en garantir les effets à venir. « Par les connaissances acquises, l'éducation civique engage l'élève à élargir sa réflexion aux autres collectivités : la commune, la nation, l'Europe et le monde. » P177  Il s'agit toujours d'apprentissages transversaux relatifs à l'éducation civique, mais ici sont clairement mentionnées les orientations d'ouvertures vers d'autres réalités culturelles.

Les nouveaux programmes donnent également des orientations pédagogiques qui ont pour visée la guidance des enseignants dans leurs pratiques quotidiennes. Ici encore, la plupart des propositions sont en lien étroit avec ce que proposent indirectement des discussions philosophiques. En effet, la plupart des recherches menées montrent que c'est la parole de l'enfant qui est d'abord mise en avant et que le qualificatif philosophique ne trouve pas son essence dans l'imposition de discours étrangers aux préoccupations enfantines. En école élémentaire, il ne s'agit pas de présenter les divers courants de pensée de l'histoire de la philosophie mais bien de permettre aux élèves de se construire leur propre pensée réflexive et pourquoi pas plus tard de s'intéresser à celles des grands personnages. « A l'observation qui laisse encore l'écolier passif, nous préférons, dans la mesure où elle peut être pratiquée à l'école primaire, l'expérimentation qui lui assigne un rôle actif. » P50.

Les discussions philosophiques se veulent avant tout des moments à la mesure des enfants, le principe étant que les premières accroches conduisent à autant d'apprentissages engagés. « Le détour pédagogique peut être plus efficace que la multiplication d'exercices pour permettre à l'élève de reprendre confiance en lui-même. » P5

Nous venons de montrer en quoi les nouveaux programmes de l'école primaire ne sont en aucun cas antinomiques à l'exercice du philosopher et même que les discussions qu'il implique tendent à fortement valoriser les compétences relatives à la maîtrise de la langue et à l'éducation civique.

Quelques enseignants expriment parfois des réticences à se lancer dans cette aventure philosophique. Espérons que ces quelques repères officiels et ces références ministérielles les aideront à se sentir plus en confiance pour conduire leurs élèves à apprendre encore mieux à penser par eux-mêmes.

Sylvain CONNAC - Montpellie

Sylvain.connac@laposte.net



[1] LA GARANDERIE Antoine (de), « Comprendre et imaginer », Le Centurion, 1987.

[2] Ministère de l'éducation nationale, « Qu'apprend-on à l'école élémentaire ? - Les nouveaux programmes », CNDP, 2002.

[3] TOZZI Michel et al., « L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire », Hachette éducation, 2001

[4] TOZZI Michel et al., « L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire », Hachette éducation, 2001, p12

[5] CONNAC Sylvain, « La discussion philosophique comme institution de la pédagogie institutionnelle », Montpellier III, 2002, thèse en cours

 

Date de création : 24 avril 2002
Date de révision :