PHILOSOPHER POUR LA PREMIERE FOIS

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S'engager dans une démarche de "pratiques philosophiques à l'école primaire" est pour un enseignant travaillant en France une action estampillée d'innovante.

Action innovante dans la mesure où elle constitue, en son temps, une nouveauté, quelque chose qui ne se fait pas majoritairement ailleurs et où, un effort d'imagination semble nécessaire (pas de manuels prêts à l'emploi, pas encore de compte rendus détaillés d'activités, etc.)

Je voudrais tenter dans cet article, de rendre compte, sous un mode narratif, de ce qu'il en a été pour moi au commencement, lorsqu'il s'est agi de mettre en place des "ateliers philosophiques" pour une classe de CM1. Non pas que cela puisse constituer un modèle qu'il conviendrait de calquer, mais dans un souci double de :

-         Témoigner, et ainsi, faire partager cette expérience à d'éventuels lecteurs intéressés par cette opération.

-         Tracer des axes susceptibles de rendre compte d'invariants transférables à d'autres actions innovantes.

Revenons donc aux commencements. Et tentons de refaire le chemin

IDÉE DE DÉPART

Comment l'idée de proposer des ateliers philosophiques en classe est-elle venue ?

Comme on s'en doute, ce n'est pas venu tout seul ; idée géniale qui résulterait d'une réflexion intense et très élaborée. C'est plutôt lié à une rencontre. Une collègue du C.R.A.P[1] me dit que ça existe, que ça se fait quelque part. Elle intervient elle-même dans la région lyonnaise pour des ateliers philosophiques en maternelle. D'une certaine façon, j'apprends que philosopher à l'école, c'est possible. C'est possible puisque c'est déjà en actes à divers endroits de France et d'ailleurs.

Pourquoi cette action plutôt qu'une autre ?

Depuis longtemps je m'interroge sur des pratiques scolaires où les enjeux essentiels de l'existence semblent "oubliés". Qu'est-ce qui peut faire sens en classe pour un élève ? Comment s'y retrouve-t-il comme sujet en devenir ? Lui propose-t-on suffisamment de "situations" où le caractère strictement utilitaire des savoirs s'efface au profit de composantes plus orientées vers la construction de la personne, la découverte et la compréhension des questions anthropologiques ? Lui donne-t-on assez l'occasion d'entrer "dans un espace symbolique désirable"[2] pour lui ? Est-il reconnu comme un être capable d'entendre, de comprendre, d'interpréter, de débattre, de prendre position, de s'exprimer enfin, sur ce qui est symbolique et symboligène pour lui et pour la communauté dans laquelle il vit ?

Toutes ces interrogations taraudent ma pratique depuis plusieurs années. Les propositions d'activités que je fais pour la classe tentent d'y répondre avec plus ou moins de bonheur.

L'idée d'ateliers philosophiques rejoint donc des préoccupations, des désirs, des idées. du déjà là . en attente, en gestation. Idées préexistantes, mais que je n'arrive pas à mettre en place de façon satisfaisante.

Je crois que cette question est centrale. C'est bien parce que la proposition des "ateliers philosophiques" s'est greffée sur un terreau prêt à l'accueillir qu'elle a pu, dans mon cas, se développer et s'accomplir réellement.

ANNONCER

Comment passer d'une idée à une action visible par d'autres ?

Annoncer aux collègues, aux parents, aux élèves, à l'inspection. que ce projet va se réaliser dans la classe engage certainement celui qui l'énonce.

Il me semble que l'on peut qualifier cette étape d'une sorte de passage du privé au public. Tant que le projet n'en est qu'à l'état d'idée, même partagée par quelques personnes proches, on reste dans une sphère privée et d'une certaine façon tout pourrait en rester là. Mais dans la mesure où justement cette action est communiquée à d'autres, elle devient publique, c'est à dire qu'elle peut prêter à discussions, controverses, critiques. A défaut d'être déjà lisible elle en est visible par tous et indubitablement elle engage celui qui la tente non pas à réussir mais, tout au moins à la réaliser.

On s'engage, on ne sait pas trop encore à quoi, mais on s'engage.

De la visibilité à la lisibilité

Dans mon cas, un tas de communications diverses sont venues accompagner cette "annonce"  :

-         Objectifs détaillés

-         Références aux Instructions officielles

-         Références théoriques.

-         Dispositifs pédagogiques envisagés.

Il ne s'agissait donc pas seulement de déclarer : "Voilà ce que je vais faire" mais aussi "Voilà pourquoi c'est intéressant, en quoi c'est justifié et fait partie des missions de l'école".

Ceci pourrait être interprétable comme un effort important de "justifications". Comme s'il s'agissait de "protéger" le projet et d'en expliquer le sens . Mais aussi nous pourrions envisager qu'ainsi, ce dernier se trouve circonscrit, plus précis, plus lisible.

Le fait même de savoir qu'il va falloir le présenter et le motiver oblige donc à un travail important de précisions et de justifications qui n'est pas inutile dans la mesure où il permet à celui qui s'y investi de clarifier, au préalable, pour lui, ce qui relève simplement d'un projet.

La prise de parole apparaît ainsi comme un moteur puissant de conceptualisation.[3]

TRAVAILLER EN RÉSEAU

Cela me semble une composante essentielle des pratiques innovantes.

Tout de suite après l'annonce de la réalisation des débats, se met en place une sorte de réseau de personnes liées par cette action commune. Le réseau commence à un collègue qui veut bien s'engager dans l'action (réseau proche et connu), mais c'est aussi le mouvement pédagogique à l'intérieur duquel je travaille, le C.R.A.P (réseau éloigné dans l'espace mais connu) pour se continuer sur Internet par l'intermédiaire de sites web[4] et de listes de diffusion (réseau éloigné et inconnu).

L'intérêt du réseau est multiple :

-         Vigueur de l'action. Ne pas être seul confère à l'action une force indéniable. On se sent plus autorisé à. moins en danger, etc. Selon le vieil adage : "l'union fait la force."

-         Mutualisation des compétences, des idées, des énergies. Chacun peut apporter sa pierre à l'édifice en proposant une idée nouvelle. Le discours de l'un provoque des associations génératrices de créativité chez l'autre, etc.

-         Effet propagateur. Ca se sait, ça en intéresse d'autres, c'est plus facilement visible.

LES PERSONNES RESSOURCES

Pourquoi des personnes ressources ?

En fait, il s'est aussi agi pour moi qui n'ai aucune formation en philosophie digne de ce nom, de permettre à, l'action de prendre appui sur des références théoriques solides. Ceci dans un double but :

-         Concourir à la justification que j'évoquais plus haut.

-         Trouver dans les appuis théoriques, des pistes pour rendre l'activité diversifiée et non redondante.

Comme justement, une pratique innovante induit un effort important d'imagination, il convient de clarifier des aspects théoriques inhérents à celle-ci. Par exemple, nous nous engageons dans une série de débats sur le bonheur, et rapidement apparaît pour moi, la nécessité de comprendre les enjeux principaux d'une telle thématique. Quels rapports le concept de bonheur entretient-il avec le hasard, avec la volonté ? Quelles différences entre plaisir, désir et bonheur ? La question de la temporalité est-elle efficiente ? Etc.

Sans vouloir répondre à ces questions, il me semble utile simplement de les soulever et de commencer à y réfléchir.

C'est donc avec l'appui d'un professeur de philosophie que ce travail se réalise en amont mais aussi en aval des débats. Travail de conceptualisation et de problématisation.

Cette réflexion, on s'en doute, étaye ensuite les relances, les questions, les demandes de précisions, les interventions générales de l'animateur en cours de débat. Non que celui-ci ait des réponses toutes prêtes aux questions posées, mais seulement a-t-il la capacité de comprendre les enjeux de ce qui est dit au moment où cela est énoncé, d'interpréter et de relancer à bon escient.

Il m'a semblé aussi important de demander l'aide d'un professeur de français afin de mieux réfléchir sur le travail de la langue qui se réalise en situation de débats.

LES DIFFICULTÉS RENCONTRÉES

D'où viennent les difficultés ?

A l'inverse du lieu commun qui voudrait que l'administration et la hiérarchie soient des freins à l'innovation, je voudrais témoigner ici du non fondé de ce principe. Au mieux, j'ai entendu une autorisation intéressée, au pire une indifférence relative. Mais toujours est-il, je ne me suis pas senti empêché d'accomplir de la philosophie en primaire.

Du côté des parents, la proposition a été accueillie par un enthousiasme réel et des encouragements répétés. Je crois que la demande parentale vis à vis de l'école n'est pas qu'une demande technique visant à préparer leurs enfants aux échéances scolaires traditionnelles (examens entre autres) mais qu'elle s'accompagne d'un désir que ceux-ci soient reconnus, accueillis et considérés comme des êtres humains à part entière.

Indéniablement la pratique des débats philosophiques plaît aux parents, elle répond à cette demande seconde.

Du côté des élèves, un enthousiasme sans faille aussi. Les difficultés seraient là plus d'ordre technique. Argumenter, problématiser, conceptualiser sont des opérations difficiles qui demandent une inscription dans le temps et un véritable travail au long cours.

Du côté des collègues, les choses apparaissent plus délicates. Je crois qu'inconsciemment est reconnue chez celui qui s'engage dans une opération de ce style, une forme de jouissance. Jouissance de travailler avec d'autres, joie de réaliser, d'aller au bout, de mettre en acte, etc. Cette jouissance a toutes les chances d'être attaquée dans la mesure où elle renvoie à l'autre son propre lien à ce qu'il en est de la jouissance pour lui.

LES ÉCRITS

Une particularité du travail innovant : écrire

Ce qui me semble constituer aussi un point important, c'est la profusion des écrits ou traces que l'action a engendrée. Notes de présentation ou de synthèse, idées ou propositions jetées ça et là, articles, compte rendus de débats, notes diverses au cours de réunions, etc..

Et du côté de élèves ; beaucoup d'écrits aussi, carnet de philosophie, boîte à idées, notes des reformulateurs, avis critiques, revue philosophique, etc.

Je fais l'hypothèse ici que toutes ces traces ont pour fonction essentielle de faire mémoire vis à vis d'une ouvre ressentie peut être trop comme volatile. Pour fixer l'abondance d'oral engendré (idées, débats, échanges...) la nécessité de traces écrites s'impose comme un moyen de fixer l'ouvre, de pouvoir y revenir, la retravailler, l'amender.

Le travail engagé a pris son essor. Une fois le réseau constitué, les ressources trouvées, les premières difficultés résolues, il reste à faire en sorte que tout ceci ne se fige pas dans un processus mou et convenu. Un travail nouveau s'amorce. Comment rendre plus pertinente cette proposition des "ateliers philosophiques" ? Questionnement de chaque instant qu'il convient de maintenir vivant pour que l'énergie des premiers instants puisse se perpétuer, au service des élèves et de leur développement.



[1] C.R.A.P Centre de Recherches et d'Action Pédagogiques

[2] Philippe Meirieu Actes du colloque Université d'été 2000. M.E.N en collaboration avec les "Cahiers pédagogiques"

[3] Voir à ce sujet les travaux de Vygotsky sur les rapports entre pensée et langage

 

Date de création : 14 mars 2002
Date de révision : 14 mars 2002