PRATIQUES DE DISCUSSIONS PHILOSOPHIQUES EN CLASSE ET CONSTRUCTION DE L'IDENTITE PROFESSIONNELLE DU POFESSEUR DEBUTANT

Michel Tozzi, professeur des universités en sciences de l'éducation, Montpellier 3

3 rue de Navarre - 11000 Narbonne - T/F 0468653436 - michetozzi@aol.com

On constate actuellement, accompagnés par la formation de certains IUFM (ex Montpellier, Caen, Clermont-Ferrand, Créteil .), des professeurs d'école stagiaires se lancer dans des discussions à visée philosophique avec leurs élèves, certains font leur mémoire professionnel sur cette activité.

Nous menons depuis trois ans une " recherche formation " avec ces débutants, qui part de l'hypothèse que ce type de pratique innovante favorise chez eux la construction d'une identité professionnelle nouvelle dont nous tentons de cerner la spécificité.

1 - Dans une posture traditionnelle, l'enseignant est un maître :

-         maître de la parole. Il a en droit et en fait la parole, décide s'il faut parler ou se taire, qui doit s'exprimer ou pas, à quel moment et pendant combien de temps, si cette parole est pertinente ou pas, inscrite dans la vérité ou l'erreur ;

-         maître du pouvoir. Il est dépositaire de l'autorité d'un adulte face à des enfants, responsable de l'ordre scolaire, de la sécurité des enfants, garant des normes sociales en vigueur et des lois du pays, mandaté par une institution pour éduquer des enfants au " vivre ensemble en apprenant " ;

-         maître du savoir, reconnu dans ses connaissances et compétences par sa formation et son recrutement, garant des apprentissages fondamentaux nécessaires au citoyen éclairé de la République, et payé pour cette instruction du peuple.

. La pratique de discussions philosophiques en classe constitue une rupture avec certains déterminants ce cette posture.

2 - En instituant pédagogiquement un espace de débat, il donne un nouveau statut à la parole de l'élève, créditant chacun d'un droit d'expression, et le groupe d'une pluralité possible d'opinions. Encourageant les interactions sociales verbales et réflexives entre pairs, il ne diminue pas seulement quantitativement son temps global d'intervention, il repositionne le rapport au pouvoir et au savoir du maître dans sa classe.

-         Son pouvoir peut être volontairement partagé, en délégant aux élèves certaines fonctions démocratiques (président de séance, responsable du micro, du temps de débat .) et cognitives (secrétaire de séance, synthétiseur, reformulateur .). La co-construction de règles discussionnelles, leur garantie par certaines fonctions instituées, et avec l'habitude par le groupe lui-même, donne un style coopératif à la coexistence en classe. L'éthique communicationnelle a des effets d'apaisement des conflits psycho et socio-affectifs. Cette adhésion à la loi commune atténue le caractère monopolistique et descendant du pouvoir du maître. D'où l'actualité de la pédagogie institutionnelle dans un contexte de montée des incivilités.

-         Ce pouvoir ne cherche pas non plus à s'imposer par un savoir incontesté et indiscutable. Le débat philosophique ouvre par nature un espace du discutable. Le maître n'a plus en la matière le pouvoir qu'assure le savoir comme vérité absolue. Il ne pose plus aux élèves des questions dont il sait la réponse pour vérifier leurs connaissances. Ce sont les élèves qui (se) posent à eux-mêmes, et au groupe, des questions dont le maître est lui-même peu assuré. Le maître n'est plus ici le " sujet supposé savoir " (Lacan) mais plutôt le " maître-ignorant " (J. Rancière), le maître socratique qui " sait qu'il ne sait rien ", si peu de choses et si peu fondées.

3 - C'est ce triple déplacement du rôle du maître, par rapport à une parole magistrale et omniprésente, à un savoir sur de lui-même face à l'ignorance de l'enfance, à un pouvoir sans partage d'adulte, d'éducateur et d'instructeur, qui recompose une nouvelle identité.

A partir d'une structure démocratique de l'échange, le nouveau maître institue une " communauté de recherche " (Lipman) réflexive. Y prévaut un rapport non dogmatique au savoir. Celui-ci prend tout son sens en apparaissant comme une réponse cherchée et confrontée à partir d'une question que l'on pose et se pose, co-construite par chacun et le groupe au cours des échanges. Le maître ne tranche pas, n'évalue pas le contenu des opinions, n'arbitre pas entre les positions, n'authentifie pas la vérité des expressions, n'apporte pas la réponse dernière et définitive. Il développe une culture de la question, et non de la solution. Il veille dans le fonctionnement du dispositif au caractère démocratique de l'échange (droit égal d'expression, pluralité possible d'opinions), et aux exigences réflexives de la démarche : (s')interroger, savoir ce dont on parle (conceptualiser des notions, faire des distinctions, définir) et si ce qu'on dit est vrai (argumenter rationnellement et non passionnellement, objecter, répondre à une objection) .

Ecouter les élèves pour ce qu'ils (nous)disent, et non nous répondent, pour ce que leurs questions existentielles (et pas seulement psychologiques) nous interpellent nous-mêmes ; canaliser leurs interactions vers des conflits socio-cognitifs en partant de leurs questions, c'est un changement radical de posture.

Une nouvelle professionnalité du maître se cherche dans cette articulation entre un rapport épistémologique ouvert au savoir et un rapport plus coopératif au pouvoir, deux façons peut être de restaurer pour les élèves le sens de  l'école. Un apprentissage des démarches scolaires reposant sur l'énigme du questionnement à percer, une socialisation démocratique enracinée dans une éthique communicationnelle, dans cette nouvelle pratique de discussion philosophique s'ébauche peut-être le " maître de complexité " de demain .

 

Date de création : 04 janvier 2002
Date de révision : 04 janvier 2002