FORMER DES ENSEIGNANTS A LA DISCUSSION PHILOSOPHIQUE.

J-C. Pettier Professeur de philosophie IUFM de Créteil.

(article à paraître dans Nouvelles pratiques philosophiques à l'école et au collège, CRDP de Rennes, mai 2002. Ouvrage coordonné par Michel Tozzi)

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 Les difficultés rencontrées par les enseignants des Sections d'Enseignement Général et Professionnel Adapté (SEGPA)qui tentaient sans aide l'expérience de la discussion philosophique ont conduit à envisager, dans le cadre des formations aux CAPSAIS E et F de l'Académie de Créteil, des modalités de formation initiale et continue, visant à favoriser la mise en place ultérieure de telles discussions dans les classes de l'enseignement adapté.

 La formation se heurte aux difficultés rencontrées par les enseignants sur le terrain, et dans leurs rapports à la discipline philosophique. Elle doit être efficace, et motivante, en présentant la double caractéristique d'être à la fois pratiquement signifiante et théoriquement enrichissante.

I/ La discussion philosophique et ses difficultés.

Les difficultés sont de plusieurs ordres.

a/Des difficultés paradoxales liées aux représentations des stagiaires concernant l' enseignement philosophique. Soit, par expérience,  il est assimilé à une transmission classique magistrale de lectures classiques problématisées, impossible avec des élèves en difficulté scolaire; soit au contraire il est rejeté, la réflexion philosophique étant pensée comme nécessairement originale, sous peine sinon de conditionnement.

Il faudra dans les deux cas interroger ces représentations, et amener les stagiaires à penser l'intérêt et les modalités possibles d'un tel enseignement, notamment par le biais de la discussion philosophique.

Le choix de cette pratique effectué (ce sera un objectif des formations), des difficultés de mise en oeuvre surgiront alors.

b/ Première difficulté pratique : elle concerne les modalités des mises en oeuvre possibles. Les enseignants convaincus de l'intérêt de discussions philosophiques en classe se heurte aux problèmes liés à leur gestion d'une discussion, à leur limites conceptuelles, au souci professionnel des autres apprentissages et du progrès des élèves.

Comment construire une réflexion commune, quand les élèves confondent les individus avec les idées qu'ils soutiennent? Quelles sont les caractéristiques d'une discussion philosophique, comment les faire émerger en classe? Quels sont les axes d'un progrès  possible ?  Peut-on (faut-il?) permettre des apports culturels ? Doit-on en rester à une réflexion par l'oral, quelle place l'écrit peut-il tenir ? Faut-il faire de l'activité philosophique, si elle est spécifique, une activité à part ? Ces questions déterminent le mode de présence de la discussion philosophique dans les classes.

c/Seconde difficulté pratique : les supports pédagogiques du travail. La pratique de la discussion philosophique est peu répandue en France, les outils existant sont souvent d'origine étrangère, avec des références culturelles autres. ils demandent une formation spécifique.

On a cherché dans les formations proposées, même s'il ne s'agit pour le moment que d'esquisses d'un travail possible, à prendre en compte ces quatre types de difficultés.

II/ Quelques principes de formation.

Les difficultés rencontrées et l'objectif de formation conduisent à privilégier des modalités de travail qui articulent réflexion et mise en oeuvre : comment espérer sensibiliser à l'intérêt de la discussion philosophique par un cours simplement magistral lors de la formation? Comment en faire un moment qui prenne sens s'il n'y figure pas les difficultés des enseignants ? De quoi parler ensemble si l'on n'a pas de support commun?

Ces quelques questions orientent une formation qui suit les principes suivants :

-1/s'appuyer toujours sur les représentations des enseignants concernant les problèmes traités, qui doivent être formulées au moins individuellement (pour soi-même), puis éventuellement collectivement et pour les autres;

-2/permettre aux représentations de se confronter entre elles;

-3/se confronter à la pratique, soit comme mise en oeuvre réelle lors de la formation, soit comme compte-rendu d'expériences de classe;

-4/utiliser les représentations et la pratique comme supports essentiels des apports théoriques à effectuer (un apport théorique trouve là sa justification);

-5/effectuer systématiquement ces apports théoriques, philosophiques et didactiques;

-6/construire des supports pratiques et les tester;

-7/proposer des supports pratiques déjà constitués, qui prendront sens comme solutions aux problèmes rencontrés lors de la formation;

-8/Présenter l'éventail le plus large possible des possibilités existantes, pour permettre à chacun à l'issue de la formation de choisir les modalités qui lui conviennent le mieux.

Une idée générale sous tend l'organisation générale de ces principes : tout moment de formation, aussi bien pratique que théorique, est susceptible de devenir l'objet même de la formation, comme si celle-ci consistait en une perpétuelle reprise critique d'elle-même.

III/ Former en respectant les principes, pour dépasser les difficultés.

Les formations déjà effectuées ont conduit progressivement à privilégier certains types de travail, certains supports, certaines formes de mise en oeuvre. On les présentera maintenant  au travers de "moments", qui se succèdent et peuvent se présenter de façons diverses.

a/ Premier moment : la mise en oeuvre.

 Respectant le premier principe, toute formation commencera par la demande suivante: faut-il faire de la philosophie à l'école? En avez-vous déjà éprouvé le besoin? En avez-vous déjà pratiqué?

Après un temps de réflexion individuelle, on laissera à chacun la possibilité de s'exprimer devant les autres, en leur demandant de réagir éventuellement.

En dehors de permettre de faire émerger certaines représentations, il s'agit d'un premier moment réel, mais encore implicite,  de formation pratique à la discussion. Lors de l'expression individuelle, on profitera de l'échange pour systématiquement demander aux stagiaires de justifier leurs positions, de les argumenter. On introduira à l'occasion  d'échanges confus les règles concernant la prise de parole, qui seront inscrites au tableau. On demandera de les respecter dorénavant (la priorité de parole à celui qui n'a jamais parlé, par exemple). Il ne s'agit là pas encore de prendre de la distance, mais de vivre l'expérience de la discussion et de ce qu'elle engendre (principe 2). Cela sera repris ultérieurement comme premier support d'analyse.

Des positions vont émerger, favorables ou non. On pourra en profiter pour les noter au tableau, avec les arguments qui les soutiennent.

Théoriquement, c'est là aussi l'occasion de positionner le débat selon les axes de la légitimité et de la légalité (principes 4 et 5). Reprenant éventuellement certaines positions exprimées par les stagiaires, on pourra lier exercice de la citoyenneté dans une démocratie républicaine et capacité de discuter rationnellement, rôle de l'école et développement de l'esprit critique.

b/ Second moment : l'étude de la discussion philosophique.

Deux modalités (respectant le principe 3) ont essentiellement été exploitées : soit en proposant un support utilisable en classe (principe 4), soit en proposant la retranscription d'une discussion.

Première modalité : une discussion à partir d'un support exploitable en classe : un dilemme moral[1] .

On va demander aux stagiaires ici deux choses différentes : d'une part, se positionner et être acteur dans la discussion concernant le dilemme proposé, et d'autre part professionnellement, de noter les remarques concernant les aspects pédagogiques et philosophiques que leur inspire ce travail.

Après les avoir laissé réfléchir quelques instants au dilemme posé, la discussion pourra se développer.

Ce support présente de multiples avantages. Simple dans sa présentation, il permet d'engendrer facilement la discussion. On pourra grâce à ce support mettre en évidence plus spécifiquement, dans l'analyse qui suivra,  le rôle de l'animateur dans la discussion (c'est à dire le futur rôle des stagiaires dans la classe), puisqu'il est ici crucial. En demandant ce qui pourrait justifier l'autre choix (pourquoi présenter cette situation comme un dilemme?), en sollicitant systématiquement non seulement la justification des positions exprimées, mais leur expression dans des règles ("Si on devait trouver la règle dont ta position rend compte, quelle serait-elle?"), en étant parfois la seule source de contradiction face à un consensus , l'animateur génère ici une véritable discussion qui sinon tournerait parfois court.

La reprise critique,effectuée après le temps de discussion,  présentera des perspectives  complémentaires :

-on assimilera le problème posé à d'autres situations connues des stagiaires, qui pourraient servir de point de départ ou d'illustration à des discussions concernant le problème posé par ce dilemme (principe 6);

-on évaluera l'intérêt pédagogique de ce type de travail, et sa possibilité réelle de mise en oeuvre dans une classe. On demandera aux stagiaires (principe 1) de réfléchir d'abord individuellement (notation éventuellement au brouillon des éléments de réflexion), puis collectivement (principe 2), au regard du vécu antérieur dans les classes;

- on étudiera les éléments philosophiques qu'il met en oeuvre (principe 4) . Un élément d'importance consiste à à souligner que  certaines positions sont identifiables à des positions philosophiques classiques concernant le problème posé, permettant une fois identifiées d'aider l'élève  dans son cheminement intellectuel;

-on en précisera les modalités didactiques (principe 4). On fera une analyse du type et des formes d'intervention de l'enseignant et leur rôle. Cela sera l'occasion de réfléchir ensemble à la nature de la discussion : quels sont les éléments qui pourraient la faire qualifier de "philosophique" ? Les points essentiels apparaissent souvent rapidement : le type de sujet traité,  l'élaboration de "définitions"à visée objective, la recherche pour argumenter les positions de façon rationnelle, le questionnement systématique des positions présentes;

-on présentera le cadre théorique d'emploi des dilemmes moraux (principe 4) : les analyses de Kohlberg concernant le niveau du jugement moral. Cet apport théorique est important en ce qu'il permet d'envisager une progression possible dans les échanges durant l'année, suivant ce que disent les élèves. Il guide pour une part la nature des interventions de l'enseignant, lui permettant d'envisager des éléments de problématisation, à des niveaux supérieurs, des positions exprimées. Ces niveaux de pensée, lors de la reprise,  pourront être illustrés par des exemples pris dans les échanges, en soulignant la difficulté d'une analyse précise du niveau mis en oeuvre dans les interventions;

-on proposera d'autres dilemmes (principe 7) déjà travaillés en Belgique, que l'on pourra commenter sans nécessairement les mettre en oeuvre.

L'analyse est riche et variée. Il s'agit d'avantage de faire saisir aux stagiaires les perspectives du travail et le fait qu'elles s'articulent ensemble plus que chacun des  éléments mis en évidence, particuliers à la situation du dilemme.

Deuxième modalité possible: l'analyse de la retranscription d'une discussion.

La retranscription d'une séance effectuée dans le cadre du programme de philosophie pour enfants paraît le support potentiellement le plus riche.

Cette étude de la retranscription d'une discussion "philosophique" permet d'ancrer la réflexion dans la vie d'une  classe réelle. Celle-ci sera l'objet d'une question précédant l'étude : que serait pour vous une discussion  philosophique ?

Après un temps de réflexion individuelle (principe  1), on distribuera la retranscription, avec charge à chacun de répondre à la question : cette discussion est-elle selon vous philosophique? Pourquoi (il va s'agir de préciser tout argument en le référant à certaines des interventions retranscrites)?

Lorsque l'étude individuelle aura été faite, une discussion aura lieu entre les stagiaires, reprenant les questions posées. On y aura les mêmes exigences que celles décrites à propos de la première modalité : assimiler à d'autres situations, étudier les éléments philosophiques, analyser les modalités didactiques, présenter le cadre théorique.

Mais ce support est aussi l'occasion d'apports spécifiques

Il est l'occasion d'étudier la nature des apports effectués par l'enseignant. Sans transmettre directement des connaissances, on voit qu'il peut proposer des clarifications, des reformulations pour permettre aux élèves de travailler à un niveau supérieur que celui auquel spontanément ils se situent, celui de leur "Zone Proximale de Développement" (Vygotski). Il effectue des synthèses, pour permettre aux élèves de situer les cheminements effectuées.

Il permet de saisir comment s'articulent préparation d'une discussion et déroulement réel. On peut, soit au début du travail, soit après une première analyse spontanée,  distribuer aux stagiaires les accompagnements pédagogiques prévus par M. Lipman à l'attention des professeurs, et leur demander d'analyser la discussion proposée au regard des préparations prévues. On comprendra ainsi souvent mieux la part d'"improvisation" que recèle une telle mise en oeuvre, au risque sinon d'une grande rigidité dans la menée du débat. C'est un point important en ce qu'il permet de rendre compte (principe 1) d'analyses contradictoires émises par les stagiaires lorsqu'on parle de discussion en classe. Certains considèrent en effet que ce n'est pas un moment de travail, mais de bavardage, d'autres au contraire affirment que c'est l'occasion de tous les conditionnements possibles, d'autant plus pervers qu'ils se jouent sous le couvert d'une libre expression.

On pourra souligner l'importance du respect des formes logiques (facteur essentiel pour M. Lipman, qui est donc prioritairement mis en oeuvre dans son programme et constitue un point de contestation de l'égocentrisme tel qu'il est décrit par Piaget).

c/ Troisième moment : préparation et animation d'une discussion.

Il s'agit là de mettre réellement les stagiaires en action. Sur un sujet imposé (ou au moins choisi en commun), les stagiaires seront répartis en groupes qui prépareront une discussion "philosophique" pour la classe.

Ils vont devoir d'abord en formaliser les éléments essentiels, d'un point de vue philosophique (mise en évidence des concepts, arguments, problèmes susceptibles d'y apparaître), pédagogique (mise en oeuvre, déroulement, conditions générales, et relation avec les autres disciplines d'enseignement ); didactique (articulation des deux données précédentes, dans la recherche par exemple de formulations plus simples de certains concepts, dans celle d'exemples "parlants", dans la recherche de relations entre le sujet traité et des éléments de vie de classe ou plus largement de la vie sociale).

Ils devront ensuite hiérarchiser ces éléments, pour déterminer ceux qui semblent a priori essentiels dans le cadre de ce sujet, qu'il conviendrait de souligner s'ils apparaissaient dans la discussion.

Ils devront enfin clarifier des points d'observation de la discussion, qui leur permettraient d'évaluer son éventuelle réussite.

Ces trois points rendent à nouveau compte du premier principe : il s'agit  de leur permettre, dans un échange, de définir des représentations communes au groupe.

On demandera à chaque groupe de clarifier l'ensemble de ces points sur une feuille, destinée plus tard à être distribuée

L'un des groupes, choisi au hasard, mettra en oeuvre son animation (principe 6) . Il choisira un animateur, les autres membres de ce groupe étant "hors" de la discussion, en observation, chargés d'évaluer au regard de la préparation la mise en oeuvre.

Par ailleurs, tous les stagiaires de la classe travailleront (principe 3) à un double niveau:

-ils seront en position d'élève et suivront les consignes de l'animateur;

-ils utiliseront des éléments de leur propre grille d'observation pour évaluer le travail proposé.

A l'issue de la mise en oeuvre, une analyse en commun du travail effectué aura lieu. Elle concernera les trois points proposés pour la préparation :

-la nature des questions philosophiques mises en oeuvre dans l'absolu, et  relativement à ce qui s'est passé dans la classe lors de la discussion;

-la mise en oeuvre pédagogique : ce sera l'occasion d'établir des rapports avec des situations vécues en classe, permettant de mieux saisir les choix pédagogiques effectuées, les modalités de mise en oeuvre;

-les questions didactiques : la nature des formulations proposées, les aides apportées, les moments "ratés" (au sens de moments qui auraient pu être exploités).

Cette analyse sera d'abord individuelle (principe 1) : on demandera à chacun de faire son évaluation du travail.

Puis on distribuera les feuilles réalisées par chaque groupe lors des préparations, comme référence éventuelle de la discussion générale. Celle-ci pourra alors avoir lieu (principe 2), en étant gérée par le responsable de formation. Elle consistera d'une part à mettre en évidence les éléments habituels " de ce travail, mais sera en elle-même support d'autres analyses. Ainsi, par exemple, l'animateur pourra en profiter pour adopter les attitudes déjà décrites auparavant (aide à la formulation de concept, problématisation, demande d'arguments). Il pourra y utiliser le tableau, constituant ainsi un nouveau support d'apprentissage.

Celui-ci sera alors repris dans une dernière phase d'analyse et d'apports théoriques. Ceux-ci concerneront l'intérêt de l'utilisation du tableau pour la discussion philosophique à l'école,  comme aide au progrès de l'élève et du groupe[2] . Ils seront aussi  l'occasion de présenter d'autres séances (principe 7) qui, sans s'inscrire dans une programmation, articulent le traitement d'un sujet philosophique avec des préparations philosophiques et pédagogiques[3] . Elles seront à leur tour critiquées par les stagiaires.

d/ Quatrième moment : construction et essai de supports en classe.

Il s'agit là des orientations actuelles du travail,  constituant l'objet des formations à venir. Ce type de travail n'est en effet pleinement significatif que dans le cadre de formations en alternance.

Il s'effectuera à partir du travail réalisé dans le troisième moment, grâce aux supports inventés et aux discussions engendrées. Une grille d'observation commune sera déterminée par la classe(principe 6).

Dans chaque groupe, chacun une fois dans sa classe mettra en oeuvre les éléments de préparation imaginés, puis devra à l'issue de la séance remplir la grille d'observation .

De retour en formation, les groupes seront de nouveau réunis pour une première comparaison des résultats obtenus. Un échange sera organisé ensuite dans la classe (principe 2), basé sur les grilles d'observation.

Comme conclusion (provisoire) de la formation, un cinquième et dernier moment consistera pour le formateur à effectuer une reprise théorique articulant ensemble les différents éléments précédemment décrits.

Ils sont nombreux, trop pour espérer les mettre simultanément à l'oeuvre dès le début . C'est la raison pour laquelle l'objet de la formation  à la discussion philosophique  est avant tout d'amener les stagiaires à penser que l'on ne peut pas attendre de tout dominer pour se lancer. La reprise critique finale permettra de montrer comment, sans tout posséder, on peut cependant commencer à s'inscrire dans une dynamique qui progressivement  développera des potentialités, de la même façon que la formation s'enrichit de la reprise critique constante des éléments qu'elle met en oeuvre. Il s'agit d'abord d'avoir ces dimensions présentes à l'esprit.



[1]* Les dilemmes moraux  font l'objet d'un numéro de la revue belge Entre-vues, n°1990-5 : "Les dilemmes moraux".

[2]footnote** On ne reviendra pas sur ce point ici, il constitue l'objet d'un article paru dans la revue du GFEN Pratiques de la philosophie n°7.

[3] Cela constitue l'objet même de la troisième partie de la thèse déjà citée

 

Date de création : 04 janvier 2002
Date de révision : 04 janvier 2002