LA PHILOSOPHIE EN
EDUCATION ADAPTEE : Utopie ou nécessité ?
Rapport de Michel TOZZI, Maître de conférences, Habilité
à diriger des recherches, Université P. Valéry, Montpellier 3, sur
la thèse de Jean-Charles PETTIER, Strasbourg 2
Aout 2000
Le travail de J.C.
PETTIER est important. Non seulement par son
nombre de pages (767), mais par la pertinence des analyses et
l'audace des propositions. Si certains problèmes de forme auraient pu
être retravaillés, (des fautes d'orthographe, des passages longs et
laborieux dans la première partie, qui aurait pu être condensée),
c'est selon nous, sur le fond, une contribution majeure à l'élaboration
d'une didactique de l'apprentissage du philosopher, qui commence à se
développer en France depuis une dizaine d'années.
La thèse présente la complexité - à
la fois richesse et ambiguïté - d'un travail didactique, mêlant recherche,
innovation, analyse de pratiques, et emmêlant au chercheur le praticien
et le formateur. Le pari épistémologique est de tenter d'articuler une
analyse philosophique spéculative avec des propositions pratiques de
dispositifs. Il faut toujours une grande vigilance dans ce parti pris
d'une légitimité de la didactique, au sens "critique et prospectif"
de J.L. MARTINAND,
dans la recherche en sciences de l'éducation.
La
première avancée, par rapport aux travaux récents, est la tentative
de fonder philosophiquement une didactique de la philosophie, répondant
ainsi à l'objection forte des représentants de l'institution philosophique
vis à vis des didacticiens de vouloir fonder de façon hétéronome cette
discipline sur les sciences de l'éducation, et non sur la philosophie
elle-même. C'est l'objet de la première partie, qui par son enracinement
dans un contenu philosophique, conforte le caractère didactique, et
pas seulement pédagogique, de la thèse.
On notera les présupposés
de la position développée, qui pourraient être philosophiquement interrogés
: l'essence de l'homme comme être de raison, la conception traditionnellement
majoritaire en occident d'une philosophie très rationaliste, le fondement
de l'organisation politique sur une instruction rationnelle, la "déduction"
du régime démocratique des droits de l'homme (contrairement à la critique
de M. GAUCHET pour lequel ils ne font pas une politique) ;
et aussi l'affirmation anti-platonicienne, mais très moderne (voir la
synthèse de R.P. DROIT dans Philosophie et démocratie
dans le monde, Livre de poche, 1995), du lien entre régime démocratique
et promotion juridico-politique et institutionnelle du philosopher,
et surtout entre droits de l'homme et "droit à la philosophie".
Cette dernière expression (empruntée à un ouvrage de
J. DERRIDA,
et davantage proclamée dans le contexte polémique des combats du GREPH des années 75 que philosophiquement
fondée), J.C. PETTIER essaye de l'approfondir. Le "droit à la philosophie"
serait un droit de l'homme, un droit politique. On pourra ici l'interpeller,
soit de ce lieu où il se place, soit en déplaçant le terrain : car l'homme
est-il réductible au citoyen, et ne peut-il se réaliser dans son essence,
nous préférerions dire sa condition , que dans et par le politique ?
Et même, peut-on réduire l'éducation à la citoyenneté à l'éducation
à la rationalité, et quid de la sensibilité à l'autre ?
J.C. PETTIER considère que, au niveau politique,
il y a pour l'homme et le citoyen, en régime démocratique, un droit
à la philosophie. Pourquoi alors parler dans le titre de "nécessité",
qui renvoie davantage à l'ordre des choses que des hommes, et pas "d'exigence",
"d'obligation", ou "d'idée régulatrice" (au sens
kantien), termes renvoyant davantage à des valeurs et qui ne s'opposent
plus alors à celui "d'utopie", rabattue ici sur l'irréalisable,
alors que ce peut être du souhaitable ?
Si le droit à la philosophie est une
exigence politiquement juste, reste alors à J.C. PETTIER à poser la question du comment, pour
favoriser les conditions de réalisation d'un droit qui, sans cette effectuation,
resterait purement formel. Il fait alors dans sa deuxième partie une
description approfondie des différents modèles d'enseignement-apprentissage
du philosopher : historique avec Socrate, mais aussi modernes, avec
la version républicaine de l'enseignement magistral et celles de recherches
didactiques récentes. Outre l'apport américain de LIPMAN et des dilemmes moraux québéco-belges,
il aurait pu explorer dans les expériences étrangères d'autres paradigmes
organisateurs de la discipline (exemple de l'Italie).
Cet état des lieux débouche alors sur
une analyse critique à la lumière de cinq critères, qui aboutissent
à une prise de position proche de l'idée de démarche du GFEN et des recherches de M.
TOZZI. On
pourra ici aussi interroger philosophiquement les présupposés de ce
positionnement : le Socrate problématisant contre le Platon doctrinal, l'"apprendre à philosopher " de Kant contre
" apprendre la philosophie " de Hegel. Dans cette perspective,
pourquoi alors ne pas parler dans le titre plutôt de philosopher, comme
processus, que de philosophie ?
Outre ces tentatives de légitimation
philosophique d'une certaine conception de la didactique du philosopher,
un deuxième intérêt de la thèse, selon nous, consiste, dans le prolongement
de publications de N. GRATALOUP s'appuyant sur BAKHTINE,
à compléter la matrice didactique du philosopher (désormais classiquement
et assez consensuellement appuyée sur les processus interdépendants
de problématisation, de conceptualisation et d'argumentation), par la
spécificité du processus d'énonciation en philosophie (à tendance universalisante
et pourtant personnalisée). Mais le concept de "péristructure",
ici évoqué, reste ébauché et peu convainquant. Il faudrait ultérieurement
approfondir ce point, notamment en opérationnalisant didactiquement
les travaux de pragmatique philosophique de F. COSSUTA et D. MAINGUENAU sur le discours philosophique, sa
scénographie, et ses genres.
Le troisième intérêt, et la plus grande
nouveauté de la thèse, consiste à présupposer et favoriser "l'éducabilité
philosophique" des élèves en difficulté, particulièrement ceux
de SEGPA.
C'est là un défi didactique pour une discipline réputée abstraite, et
qui suppose, pour les tenants de son institution qui la cantonnent à
la classe terminale, maîtrise linguistique, capacité d'élaboration conceptuelle,
acquisitions culturelles et maturité psychique préalables.
Position
provocante et courageuse, qui entre, au-delà des proclamations de principes,
dans le détail du faire, prouve le mouvement en marchant, et montre
par la pratique que le réel est a fortiori possible. Se succèdent ainsi,
de manière un peu hétéroclite, car au gré des tentatives faites sur
le terrain, compte-rendus d'expériences personnelles, dispositifs de
formation, analyses de pratiques. Le chercheur s'appuie ici sur le praticien
innovateur et le formateur.
L'utilité sociale, didactique et pédagogique,
de cette troisième partie est évidente, et elle intéressera vivement
instituteurs spécialisés, conseillers pédagogiques et inspecteurs de
l'AIS, mais aussi tous les praticiens d'une
didactique de la philosophie.
J.C. PETTIER a donc ouvert un nouveau chantier
pour la réflexion didactique et les pratiques : celui de l'apprentissage
du philosopher avec les élèves en difficulté, celui de leur accession
à la pensée réflexive, dans une perspective à la fois humaniste et citoyenne.
En ce sens, c'est aussi une contribution au problème de la crise du
sens de l'école, qui touche particulièrement ces élèves, parce cette
démarche promeut, par l'interrogation, un rapport non dogmatique au
savoir, et par l'éthique communicationnelle, un rapport coopératif aux
règles nécessaires à l'échange discussionnel.
A ces différents titres, sa thèse mérite
largement d'être soutenue.