La méthode de l’intervenant en philosophie par les enfants

par Jean-François Chazerans

Cinq approches pour philosopher avec des enfants sont répertoriées par Sylvain Connac[1], la méthode Lipman[2], le protocole « Je est un autre » initié par Jacques Lévine[3], les ateliers de philosophie d’Anne Lalanne[4], le dispositif Delsol[5] et mon dispositif, qu’il appelle « la méthode de l’intervenant ». Si je suis d’accord avec cette présentation, je pense qu’il n’est pas tout à fait vrai que « Chaque méthode présente un dispositif, non pas opposé aux autres mais complémentaire ». Chaque méthode repose en effet sur des partis pris philosophiques opposés, mais surtout on pourrait appliquer ici ce que Bernard Defrance explique bien dans l’un de ses derniers livres[6] au sujet de l’école en général :

« D'une certaine manière, concernant les grands principes ou finalités […], tout le monde est d'accord. […] Ce ne sont pas les grands principes qui sont en cause […], mais bien la manière de les appliquer. Leur déclinaison pédagogique et institutionnelle révèle trop souvent des contradictions entre les finalités affichées et les pratiques réelles, entre les intentions généreuses et les effets produits » (page 9). Tout le monde est en gros d’accord pour dire que philosopher c’est « penser par soi-même », c’est-à-dire abandonner une attitude hétéronome pour devenir autonome. Tout le monde sera d’accord pour privillégier la « discussion » par rapport au cours magistral. Mais en pratique qu’en est-il ? Les « méthodes » différentes de la mienne permettent-elles de prendre en considération que tout le monde peut philosopher et que philosopher est dialoguer collectivement ? Permettent-elles vraiment de mettre en pratique l’autonomie posée en principe ?

D’abord la principale différence entre ma méthode et les autres, c’est que c’est la seule qui fait appel à un intervenant extérieur. En tant que professeur de philosophie patenté, estampillé Education Nationale et certifié, je me rends régulièrement dans une classe (en ce moment une CM2 et trois 3° SEGPA) pour "animer" un débat philosophique. C'est la méthode que j’ai utilisée la première fois en 1997 pour l’opération"carré de nature, carré de culture" de la Fondation 93 et que j'ai "améliorée" en la mettant en oeuvre une heure semaine toute l'année (au lieu de quelques heures seulement, moins d’une dizaine, pour le Carré). L'enseignant est présent durant toute la séance, prend le plus souvent des notes et peut intervenir (surtout s'il est mis personnellement en cause par les élèves de la classe...). Mais son rôle ne se limite pas à cela puisqu’il peut aider les élèves avant le débat, dans leurs recherches préalables des sujets, des définitions, ou des exemples et anecdotes, et après le débat dans la mobilisation des acquis et la préparation de la séance suivante.

L'animateur dans un débat philosophique est pour moi comme un psychanalyste : un ferment catalytique[7] Comparaison que l'on peut prolonger en disant que comme dans une psychanalyse le patient à besoin de quelqu'un d'étranger pour cheminer, il en est de même de la classe dans le débat philosophique. En effet c'est, je pense, une limite des dispositifs Lalanne, Lévine et Lipman : c'est le professeur qui "anime" seul la séance. Cette limite je la rencontre aussi très souvent lorsque j'enseigne à mes classes de terminale. C'est un peu différent pour le dispositif Delsol. Ce sont les élèves qui animent. Mais ce dispositif me semble très lourd pour un gain incertain. A la démocratie représentative je préfère le cercle des égaux et à la régulation par les autres, je préfère en bref l'autorégulation.

Puisque l’ « agitateur » n'est pas l'enseignant de la classe, ni un enseignant mais un "ferment catalytique", cela permet en particulier aux élèves de pouvoir passer de l'hétéronomie à l'autonomie et cela plus facilement qu’avec les autres méthodes. En effet, je pense que l’on n’acquiert son autonomie que « contre », en renoncant à son hétéronomie. Or cette dernière ne dépend pas seulement du sujet qui cherche à se mettre à penser par lui-même mais aussi du « maître » qui cherche à le maintenir dans sa minorité. La présence d'un animateur étranger à la classe est un stratagème qui permet de faciliter les choses : d’abord en permettant au « maître » de ne plus être « maître » ce qui permet à l’élève de prendre son autonomie. Comme dans les débats de café le rôle de l'animateur en classe n’est pas alors de remplacer le professeur mais de programmer son autodisparition.

Contrairement aux autres méthodes, la présence d’un animateur, qui plus est programmant son autodisparition, privilégie le dialogue entre élèves. J'applique la méthode que nous avons mise en œuvre dans le cafés-philo de Poitiers[8] et tirée de celle initiée par Marc Sautet. J'essaie de créer les conditions afin qu'il se mette en place un débat collectif sur un sujet. Les élèves sont en cercle (pas en demi cercle mais en cercle). Le professeur est assis parmi eux ou un peu en retrait. Je dois trouver et prendre ma place, le plus souvent un peu en retrait du cercle. Il s'agit d'un débat entre les élèves facilité (ça reste encore bien obscur pour moi) par ma présence. L'enseignement généralement est un "flux" prof-élèves avec de temps en temps un retour élève-prof ou élèves-prof. Le débat philosophique est un "flux" élève-élèves ou élèves-élèves, dans lequel je suis peut-être un médiateur, mais je ne sers pas de médiation entre les élèves. Dans une situation d'enseignement un élève particulier s'adresse rarement à un autre élève, tout passe par le prof. Dans un débat philosophique les élèves s'adressent toujours les uns aux autres. Il se peut qu'ils s'adressent à moi et c’est souvent le cas au début. Il faut alors je m’empêche de solliciter cette adresse, par exemple en ne regardant pas celui qui parle mais celui à qui il aurait dû s’adresser. Il faut que je mette tout en œuvre pour arriver à ce qu’il s’adressent à moi comme ils s'adressent à un autre élève et jamais comme à un professeur. Peut-être devrais-je appeler cela une « communauté de recherche » ? Peut-être est-ce que je cherche à obtenir ce qui est visé par la méthode Lipman ? En tous cas, cette relation particulière des élèves entre eux n’est pas visée explicitement par les autres méthodes.

Ce qui distingue vraiment ma méthode de celle de Lipman est dans le choix des sujets. Choix qui me fait douter que ce que j’appelle « dialogue collectif » ressemble à ce qu’il appelle « communauté de recherche ». Cette année le sujet a été choisi par les élèves avec leur professeur avant ma venue, ce fut : « Qu'est-ce que le bonheur ? » Mais je pense que ce choix est un moment essentiel du débat et que j'ai manqué quelque chose. Surtout que ce ne fût que le premier sujet choisi. Au bout de quelques séances, lorsque je suis arrivé, les élèves m'ont anoncé qu'ils avaient décidé de changer de sujet et qu'ils souhaitaient dorénavant débattre sur : « Le travail est-il indispensable à l'homme ? » Même chose au bout de quelques séances : Faisant un travail sur les places de Poitiers, il ont découvert une citation de Montesquieu gravée sur le socle de la statue de la liberté, place de la liberté : « Où l'innocence du citoyen n'est pas garantie, la liberté ne l'est pas non plus ». Mais là c’était différent : ils voulaient essayer de comprendre le sens de cette expression ensemble. Ce qui distingue ma méthode de celle de Lipman ce sont les différents supports utilisés. Alors que dans la méthode Lipman, l’enseigant part de la lecture d’un roman philosophique pour que les élèves en extraient des questions. Dans ma méthode le choix de la question dont on va discuter est un moment philosophique de la discussion. Pas toujours, quelquefois, c’est un choix qui se fait en classe par les élèves aidés de leur professeur, mais je pense que ça devrait aller dans ce sens.

De plus, comme dans les débats philosophiques dans les cafés, les participants mobilisent leur connaissances et leurs expériences et nous partons de là et non d’autres supports. Il ne s'agit pas d'enseigner un "savoir" mais de faire apparaître, de faire prendre conscience, d’ouvrir, de délester en suscitant l’autonomie en pensant par soi-même et le dialogue collectif en pensant avec les autres. Jean-Toussaint Desanti faisait un jour cette métaphore : Il y a deux attitudes lorsqu'on est en présence d'une déchirure. Dans la première, l’attitude techniciste, on va prendre du fil et une aiguille et tenter de la recoudre. Dans la seconde, l'attitude philosophique, on va essayer d'ouvrir cette déchirure pour aller voir ce qu'il y a derrière. L'artiste est celui qui fait des déchirures. Recoudre ici, c 'est utiliser un savoir ou un savoir faire, science, technique ou opinion (idée toute faite, préjugé.). Et philosopher c'est non seulement s'empêcher de recoudre mais aller y voir. Et personne ne peut le faire à la place d’un autre.



[1] CONNAC S.,  « La discussion philosophique comme institution des pédagogies coopératives ? », Mémoire de DEA des Sciences de l’éducation, Université Paul Valéry Montpellier III, 2001

[2] LIPMAN M., A l’école de la pensée, De Boeck Université, Bruxelles, 1995

[4] Une expérience de philosophie à l’école primaire par Anne Lalanne Institutrice de CP à l’école des Pins (Montpellier, France), L'Agora, Revue Internationale de Didactique de la Philosophie.
http://www.ac-montpellier.fr/ressources/agora/ag03_018.htm

[5] Delsol A.  “ Un atelier de philosophie à l’école primaire ”, Diotime L’Agora n° 8, CRDP Montpellier, déc.2000 http://www.ac-montpellier.fr/ressources/agora/ag08_020.htm

[6] Le droit dans l'école, Castells / Labor, 2000

[7] Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, p. 61.

[8] Pour de plus amples informations voir mon article Fait-on de la philosophie dans les cafés-philo ? Diotime- L’Agora n°3, septembre 1999, http://www.ac-montpellier.fr/ressources/agora/ag03_039.htm  ou ma Contribution à l'histoire du mouvement des cafés-philo poitevins (1989-1997), http://www.cafephiloweb.net/cpwt/contribu.htm

 

Date de création : 22 novembre 2001
Date de révision : 22 novembre 2001
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