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Philosophe-t-on vraiment au café-philo ?Jean-François Chazerans et Jean-Pierre SeulinArticle à paraître dans Comprendre
le phénomène café-philo - Les raisons d'un succès mondial en 30 questions.
Ouvrage collectif sous la direction de Yannis Youlountas
Disons le le clairement. Non seulement nous pensons que l'on philosophe vraiment dans les cafés-philo mais encore si une réelle pratique de la philosophie existe, elle se retrouve exclusivement dans de tels débats. En effet toutes les critiques adressées aux cafés-philo remettant en question leur philosophicité, n'épargnent pas les autres façons de pratiquer la philosophie. Ainsi seul le café-philo permet de philosopher de façon originale. Nous avons pu constater que nous avons été soumis à deux sortes de critiques de la part de certains « professionnels de la philosophie ». Le débat philosophique de café est soit rejeté carrément comme étant non philosophique, il est de l'ordre du débat d'opinion, soit relativisé comme étant pré-philosophique, il est à la rigueur un exercice préparatoire à une réelle pratique philosophique. En ce qui concerne la première critique, nous n'avons pas l'impression de faire des débats d'opinions mais plutôt de nous affronter à des opinions. Le dire n'est faire que la moitié du chemin car nous n'en restons jamais à une simple discussion d'opinions. Il y a toujours confrontation des opinions avec le discours rationnel (logos), et du discours rationnel avec les opinions. Ceci, on le trouve aussi en particulier chez Platon : « le dialogue platonicien se présente ainsi comme une recherche de la vérité selon une méthode qui consiste dans l'application du logos, c'est-à-dire de la raison critique à une série d'opinions qui ne sont pas, du point de vue de Platon, de valeur égale »[1]. Cela étant, il y a une différence essentielle entre les débats de café-philo et les dialogues de Platon. C'est que dans ces derniers il nous semble que les interlocuteurs de Socrate soutiennent des opinions et que Socrate est le seul à « appliquer le logos » à ces opinions. Ce n'est pas en accord avec la réalité du « débat philosophique de café » car il n'y a pas vraiment de Socrate parmi nous. Ce point est fondamental, personne n'est plus « philosophe » que les autres, personne ne parle non plus pour les autres. Chacun parle pour lui avec les autres. Aussi personne n'étant Socrate dans les débats de café, seul reste le souci d'appliquer le logos à ses opinions et à celles des autres. Il est intéressant d'assister en direct à la faillite de l'opinion brute, de l'« opinement » ou de l'opiniâtreté. De plus, ce qu'on remarque assez rapidement, ce n'est pas qu'on ait trouvé une vérité, une opinion vraie ou une raison, mais que, si on veut avancer vers elle, on ne peut pas en rester à l'opinion. Il nous faut donc dépasser l'opinion. Bien sûr, tout le monde n'y parvient pas. On retrouve toutes les « ruses de l'opinion », allant, c'est la majorité des cas, des professions de foi relativisantes du style « chacun a le droit de penser ce qu'il veut », au rejet violent, plus rare, en passant par l'indifférence, mais la présence au débat exclut cette éventualité[2]. Il ressort du débat de café que les participants s'attellent à la tâche avec sérieux, le logos, même balbutiant, émergeant toujours un peu. Le débat de café n'est donc pas une simple discussion d'opinions, mais, et c'est là la seconde critique qui lui est adressée, est-il pour autant pré-philosophique ? Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Prenons par exemple les cours de philosophie de terminale. Lorsqu'on étudie une nouvelle notion, on met à plat les représentations spontanées des élèves, les opinions[3]. On définit les problèmes, on élabore une problématique et ensuite le professeur développe un logos, son logos qui prétend à l'universel pour « traiter » la notion ou la question, c'est la leçon[4]. On attend la même démarche de la part de l'élève produisant une dissertation. Est-ce que la démarche est considérée du début à la fin comme de la philosophie ? Il semblerait que non, car la mise à plat des représentations spontanées des élèves est considérée comme philosophique seulement parce qu'elle appartient au logos du professeur. C'est que le débat spontané est à proscrire. Que pensent en effet les professeurs de philosophie du « débat » ? « On ne se méfiera pas moins de la pratique du débat impromptu, voué fatalement à se transformer très vite en divertissement improductif, exutoire fourre-tout pour autant "d'avis" en mal de reconnaissance dont, si l'intolérance ou la moquerie ne viennent pas s'en mêler, on ne peut attendre de toute manière qu'une joyeuse et informelle agitation, démagogiquement parée du titre fallacieux de "cours vivant" dans lequel les élèves "participent avec enthousiasme". »[5] Seule la leçon du professeur est considérée comme philosophique, le « débat » ou la mise à plat des représentations spontanées des élèves est de l'ordre de l'opinion. Seul donc le professeur philosophe. Quant aux élèves, ils apprennent mystérieusement en l'écoutant, à philosopher. Ces deux critiques, non-philosophicité et pré-philosophicité, reposent donc sur ce fait que les débats philosophiques de café sont considérés comme des débats d'opinions. Et ceci parce que les « spécialistes de philosophie » n'ont pas compris l'originalité même des cafés-philo. Non seulement ils préconçoivent systématiquement le logos comme discours personnel ou individuel énoncé solitairement[6], mais ils présupposent que c'est une activité écrite. Notre pratique de la philosophie et la production régulière de comptes-rendus des séances de débats philosophiques de café nous ont amené à penser que malgré certaines imperfections, en particulier une impression immédiate de passer souvent « du coq à l'âne », imperfections qui sont dues à la fois à notre maladresse et au caractère particulier de cette pratique, il semblerait qu'il y ait un discours ordonné collectif qui se mette en place dans les débats de café[7]. C'est proprement ce discours ordonné collectif que nous nommons philosopher, penser par soi-même et avec les autres en débattant à plusieurs sur un sujet donné. Cela n'est certainement pas si fréquent, ni le cours, ni par exemple la conférence publique ne construisent de tels discours. C'est même seulement dans les débats type « café-philo » que nous le rencontrons. NOTES : [1] Y. Lafrance, La théorie platonicienne de la doxa, Bellarmin/Les Belles Lettres, 1981., p. 38 [2] Il y a trois attitudes violentes par lesquelles l'opinion s'immunise contre l'application du logos : [1] l'indifférence, [2] le rejet violent, [3] la relativisation. Ces attitudes sont adoptées par rapport au radicalement nouveau. C'est par ces attitudes que l'on passe lorsqu'on commence à philosopher (Cf. Platon, République, VII, "allégorie de la Caverne") et nous pensons qu'elles sont aussi à l'oeuvre dans la façon qu'ont certains de voir les débats philosophiques de café. [3] Ce n'est peut-être pas la seule manière de faire, on peut aussi partir d'un texte ou d'une situation-exemple, mais dans la pratique on en revient toujours à l'analyse critique des représentations spontanées des élèves, sinon on a affaire à un cours «parachuté» (Cf. Cercle d'étude philosophie, Enseigner la philosophie, Mafpen, Montpellier, 1995, p 23). [4] Un bon exemple se trouve dans le fascicule distribué aux Maîtres auxiliaires de philosophie et édité par les professeurs de Montpellier (Cercle d'étude philosophie, Enseigner la philosophie, Mafpen, Montpellier, 1995, p 33.) [5] Cercle d'étude philosophie, Enseigner la philosophie, Mafpen, Montpellier, 1995, p 33. [6] Pour une critique du raisonnement analytique comme modèle imposé voir Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l'argumentation, Ed. de l'Université de Bruxelles, 1970, début de l'introduction. [7] Sur la structure dialogique du débat, voir Francis Jacques, Dialogiques, recherches logiques sur le dialogue, PUF, 1979.
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