DIMANCHE 29 JUILLET 2001

DURFORT (TARN)

JOURNÉE SÉMINAIRE :

COMPRENDRE, INTRODUIRE ET ANIMER

UN CAFÉ-PHILO.

PROGRAMME :

  10h 00 ANIMER UN CAFÉ-PHILO MARC SAUTET.

  12h 00  pause-repas.

  13h 30 INTRODUIRE UN CAFÉ-PHILO AGORA.

  15h 30  pause-collation.

  16h 00 ANIMER UN CAFÉ-PHILO AGORA.

ÉPILOGUE :

                   LUNDI 30 JUILLET 2001 À DURFORT.

       20H 30         CAFÉ-PHILO : La fonction sociale du café-philo selon son dispositif.

L'AGORA 81

L'Odyssée

81 540 DURFORT

Tél./Fax. : 05 63 74 19 00

http ://agora81.free.fr


NOTES PERSONNELLES :


COMPTE-RENDU DE LA JOURNÉE :

BILAN QUANTITATIF :

21            Personnes étaient présentes dont 9 femmes et 12 hommes âgés de 30 à 70 ans.

Elles résidaient en l'Ile de France, Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon.

Certaines exerçaient un métier manuel, mais la majorité avait une activité intellectuelle ; quelques-unes enseignaient. Beaucoup avaient reçu une formation supérieure, soit phi­losophique, soit scientifique, soit littéraire, soit artistique.

Toutes et tous avaient animé, introduit, un débat dans un café-philo ou débattaient de­puis plusieurs années de philosophie dans ces lieux.

CHRONOLOGIE QUANTITATIVE :

10h 30            Accueil des participants : café, jus de fruits.

11h 00            Ouverture du débat : Animer un café-philo Marc SAUTET.

                        L'animateur du débat, Yannis YOULOUNTAS :

·         Recueille les propositions de sujets pour le séminaire 2002.

·         Expose la méthode d'animation instituée par Marc SAUTET, depuis juil­let 1992, au Café des Phares, place de la Bastille à Paris.

11h 30  Débat : 1 heure 30 minutes avec un total de 30 interventions.

15        Débatteurs, dont 4 femmes et 11 hommes, sont intervenus

entre 1 et 8 fois avec des interventions d'une durée variant entre 1mn et    5mn.

chacun totalisant un temps de parole variant entre                         1mn et 24mn.

5        Femmes et

1      Homme n'ont pas demandé la parole.

13h 00  Pause repas, pris sur place, préparé par Françoise et son conjoint :

Apéritifs, salades de crudités, grillades et gratin dauphinois, fromages, glaces, vins, cafés.

15h 30            Ouverture du débat : Introduire et animer un café-philo AGORA.

                        L'animateur du débat, Yannis YOULOUNTAS :

·         Propose que les sujets « Introduire un café-philo AGORA » et « Animer un café-philo AGORA » soient réunis en un seul, les fonctions d'introducteur et d'animateur étant interdépendantes au sein d'une même régulation du débat au café-philo AGORA.

·         Expose la méthode d'animation de débats philosophiques progressive­ment élaborée par l'AGORA 81, depuis février 1997, au foyer rural de Durfort (Tarn).

16h 00  Débat : 1 heure, suivie d'une interruption pour changer de salle en raison de la chaleur qui devient insupportable.

17h 00  Pose collation :

Dégustation de vins régionaux, de cidre et de gâteaux secs. Détente dans l'ombre des platanes à la fraîcheur de la source-fontaine.

18h 00  Reprise du débat : soit au total 3 heure 30 minutes et 72 interventions.

                        Animatrice à la reprise du débat, Léna MONNEROT :

14        Débatteurs, dont 6 femmes et 8 hommes, sont intervenus

entre 2 et 14 fois avec des interventions d'une durée variant entre 1mn et    5mn.

chacun totalisant un temps de parole variant entre                           2mn et 44mn.

3      Femmes et

4      Hommes n'ont pas demandé la parole.

20h 30  Clôture des débats.

SYNTHÈSE QUALITATIVE :

Animer un café-philo Marc SAUTET.

La méthode d'animation au Café des Phares :

Le café-philo des phares, c'est un lieu, un animateur, des débatteurs.

1°) Un lieu :

C'est dans ce café, place de la Bastille, qu'à la suite d'une occurrence fortuite, Marc SAUTET a créé le premier débat philosophique dans un café. C'est donc le premier « café-philo ». Cet établissement est comme beaucoup de débit de bois­sons, on s'y réunit dans la salle du bar et il y a beaucoup de bruit dû au nombre des clients, à leur conversation, au jet de vapeur de la machine à café, aux gar­çons qui annoncent les commandes. Il faut donc explicitement se manifester pour avoir la parole d'autant que le micro est indispensable pour se faire entendre.

2°) Un animateur :

C'est le personnage central. D'ailleurs il est assis plus haut, sur un tabouret de bar, au milieu de la salle. C'est lui qui choisit parmi les sujets proposés en fonction de ceux qui ont été récemment traités et qu'il élimine pour éviter la redondance ; il évite aussi les sujets absurdes préférant ceux qu'il connaît ou encore ceux qui lui paraissent offrir un intérêt évènementiel ou au contraire une originalité. C'est aussi l'animateur qui distribue la parole en fonction de règles connues de lui seul et qu'il adapte aux circonstances. Comme il ne peut voir tous ceux qui se manifes­tent ou au contraire qu'il voit trop certains habitués se manifester alors qu'il pres­sent leur propos banal, il fait donc passer le micro à l'intuition ou au préjugé en vi­sant l'élaboration d'une problématique philosophique. Le plus souvent, il refor­mule ou commente les interventions en fonction de son système de pensée, de ses connaissances. Bien qu'inégal, le temps des interventions est limité, un sablier a été utilisé. Cependant, une seule règle est rigoureuse : le débat dure deux heures exactement, le micro est alors fermé même au milieu d'une intervention. C'est donc sur l'animateur que se concentrent tous les pouvoirs. Selon les person­nes qui se relayent à l'animation du café-philo des Phares depuis la mort de Marc SAUTET, la fonction d'animateur serait analogue à celle d'un chef d'orchestre qui se lancerait dans l'aventure de la pensée, verbalisée en direct, contrairement à beaucoup de « penseurs » qui préfèrent la pensée différée par l'écrit.

3°) Des débatteurs :

C'est 80 à 130 personnes qui chaque semaine s'entassent dans la salle du bar. Il y a ceux qui viennent pour parler et ceux qui viennent pour écouter. Quand on va au Café des Phares, puis dans d'autres cafés-philo parisiens, on s'aperçoit que se sont souvent les mêmes personnes qui fréquentent ces débats et qui prennent la parole. Il semblerait donc que ces lieux ne soient pas aussi ouverts qu'ils ne le paraissent. Cependant, la personne dont le sujet a été choisi expose le motif de sa proposition ; à la fin des interventions, elle donne son impression sur la façon dont le débat a fait évoluer la problématique proposée. Mais visiblement certains participants sont centrés sur eux-mêmes et parlent de ce qu'ils ne connaissent pas. Beaucoup réprouvent les citations d'auteurs. Malgré cela, le café-philo est une écoute de l'argument d'autrui, un apprentissage au débat citoyen, mais la citoyenneté mène-t-elle toujours à la philosophie ?

Si selon certains cette méthode d'animation a l'inconvénient d'avoir des défauts, on doit cependant à Marc SAUTET d'avoir créer le concept « café-philo » qui s'est pérennisé au Café des Phares et qui a essaimé dans de nombreux débits de boissons en Ile de France et en province.

Une stimulation de la curiosité intellectuelle ?

Le fait que le sujet soit immédiatement choisi parmi des propositions instantanées, aurait l'avantage d'attirer, par le plaisir de la surprise, des débatteurs qui ne seraient pas venus s'il avait été connu d'avance. Dans ce dernier cas, beaucoup ne se déplaceraient alors que pour les thèmes qu'ils connaîtraient, les confortant ainsi dans leur logique de consommation. Alors qu'en choisissant dans l'instant le sujet du jour, il y a le suspense de la problématique, et le débat devient donc plus vivant. Dans le cas contraire, il y en aurait qui prépareraient à l'avance leurs interventions, et comme ils auraient eu le temps de choisir leurs arguments, ils s'assureraient ainsi le monopole de la pensée. A contrario, se déplacer pour un débat au sujet inconnu, jugé a posteriori décevant, pourrait en dis­suader d'autres de renouveler ce déplaisir. Une programmation pourrait donc rassurer, par conséquent encourager à venir débattre ceux qui se seraient déjà interrogés à ce sujet. Et puis, ce n'est pas le doute ou la certitude qui incite à la curiosité intellectuelle, c'est avant tout une attitude d'esprit, que le sujet soit ignoré ou connu d'avance. D'autre part, il est à noter que ces sujets se proposent et se choisissent dans la légèreté et l'improvisation, sans l'embryon de quelque problématique et que l'animateur « raccroche » comme il peut à ce qu'il a appris des ouvres des philosophes. A titre d'exemple, au café-philo selon la méthode Marc SAUTET, qui avait été organisé la soirée du samedi, au Second Colloque International des cafés-philo, à Castres, l'animateur avait choisi, parmi les sujets proposés : « t'as pas cent balles ? » ; c'était un titre sans pro­blématique qui engageait le débat dans l'ignorance des enjeux de la mendicité. L'ouverture et l'aventure de l'esprit, qui se fonderaient donc sur l'ignorance, ne pour­raient pas être de la philosophie. Mais plus encore, un sujet annoncé, sans définition des notions ni conceptualisation, ne garantit pas davantage un débat de philosophie. Par exemple, le débat champêtre selon la méthode AGORA, programmé dans l'après-midi du samedi, au 3ème Woodstock-philo, au lac St.-Ferréol (Revel), avec le sujet annoncé : « pourquoi le temps nous échappe-t-il ? », aurait dû commencer là où il s'est arrêté : à la confrontation des idées .

Une aventure de la pensée ?

Un grand nombre d'animateurs de cafés-philo ne sont pas des enseignants en matières philosophiques. Cependant, l'écoute d'un animateur de cafés-philo doit être très atten­tive aux notions philosophiques -différente de l'écoute psychologique- ce qui impli­que une formation spécifique, théorique et pratique ou empirique, et une grande culture, autodidacte ou institutionnelle. Il lui faut donc connaître l'histoire de la philoso­phie et savoir bien définir les notions. Mais comme l'animateur n'a pas préparé le sujet, il ne sait pas d'avance comment va évoluer le débat ; son esprit doit alors être ouvert pour saisir immédiatement toute pertinence, être à la fois analytique et synthétique car il reformule les idées émises toutes les 4 ou 5 interventions, parfois plus souvent, si dans une même intervention, il y a beaucoup de concepts différents. C'est donc à partir de ce qui se dit, que repose, sur l'animateur seul, la responsabilité d'exiger des arguments, d'établir des liens entre les idées, de structurer la problématique initiale, de dégager des concepts, des thèses ; de plus, il lui faut avoir le sens de la progression du débat : c'est un exercice stimulant que de construire une pensée dans l'instant ! La personnalité de l'animateur est donc déterminante pour le débat, mais peut-il en profiter pour « faire passer » ses idées ?

L'« impro. » d'un « one man show » ?

L'animation du débat, sur le sujet cité ci-dessus : « t'as pas cent balles ? », fait penser à l'« impro. » d'un « jazzman », il s'agirait de construire dans l'instant, avec ce qui se dit, une réflexion qui s'appuie sur un gros travail personnel. Ou encore, il s'agirait de faire partici­per le public à la problématique qu'élabore l'animateur, un peu comme un enseignant qui ferait participer ses élèves à son cours en interrogeant ceux dont il pressent qu'ils vont poser les bonnes questions ou donner les bonnes réponses. Mieux encore, l'animation serait la tâche d'un chef d'orchestre qui connaît la partition, les instruments et les interprètes et dont le rôle est d'exécuter l'harmonie des sons. Il y aurait donc au­tant d'interprétations d'une ouvre qu'il y aurait de chefs d'orchestres : autant de cafés-philo différents que d'animateurs, aux interprétations inégales ! Ceci sous-entend que le café-philo devrait être un bon spectacle pour qu'on puisse en jouir, ou bien l'exercice d'un « maître », avec la complicité de disciples, pour servir l'enseignement de la Vérité ! De telles conceptions induisent l'ambivalence du rôle de l'animateur : passion ou raison, affect ou concept, -métaphoriquement : maîtresse ou femme- et posent au fond la question de la démocratie : qui est au service de qui, l'animateur ou les débatteurs ?

L'animation d'un café-philo est en elle-même un concept :

Quelle est la légitimité de l'animateur pour assurer la régulation de la parole ? Dans quelle mesure, l'animateur est-il garant de l'élaboration du débat ? Le débat progresse-t-il réellement ? À noter que l'animation s'adresse à deux types d'assemblées : dans les grandes agglomérations urbaines, le public se compose de personnes au comporte­ment individualiste, agressif, alors que dans les villages la convivialité, la civilité demeu­rent, même si les rivalités sont ancestrales.

En fait, la réflexion du jour compare les formes d'animation de cafés-philo, mais les des­criptions sont-elles réellement neutres ? S'agit-il d'analyse ou d'évaluation ? Les remar­ques posent les questions du lieu, des règles, des participants (nombre, dynamique du groupe, cadre social, motivation), du cumul des fonctions de l'animateur, de la repré­sentation que nous nous faisons de la démocratie (évaluative, quantitative, qualitative), de la durée, de la pérennité.

Cependant un café-philo a toujours un avant, un pendant et un après dont il est difficile de mesurer sur la personne l'impact du débat. La réflexion philosophique pourrait naître de la relation à l'autre et se situerait dans le temps. L'animateur est donc renvoyé à une attitude humble et indulgente.

Introduire et animer un café-philo AGORA.

La méthode d'animation au foyer rural de Durfort :

Le débat de philosophie au foyer rural, c'est une histoire, une relation interactive triangulaire entre des débatteurs, un introducteur et un animateur.

1°) Une histoire :

Au début, c'était un lieu de rencontre, d'échange d'opinions. Sur l'initiative de Yannis YOULOUNTAS, un petit groupe de personnes du village venait y débattre des faits d'actualité, de société, développant ainsi leur conscience citoyenne et leur réflexion philosophique. Puis il y a eu des rencontres avec des « cafés-philistes » qui ont ouvert le débat de philosophie à d'autres formes d'animation.

2°) Des débatteurs :

C'était au départ un noyau d'une dizaine de personnes et quelques autres villageois. Puis d'autres encore sont venus des communes avoisinantes et de la région. Cette formule a ensuite essaimé dans le Tarn. Les sujets étaient annoncés d'un débat à l'autre, aujourd'hui, ils sont programmés plusieurs mois à l'avance. À l'époque Yannis YOULOUNTAS prenait des notes et faisait une petite introduction de 15 minutes environ. Mais après une quinzaine de débats, la fonction d'introducteur a été relayée. C'est donc une conception participative du débat de philosophie qui a été instituée.

3°) Un introducteur :

Son rôle consiste à rappeler brièvement les connaissances et les définitions nécessaires au débat du sujet du jour pour mettre les participants au même niveau de discussion et à exposer clairement l'enjeu de la problématique impliquée. Cette tâche se différencie de celle du conférencier qui discourt sur sa thèse, utilisant parfois des concepts hermétiques, et à qui les écoutants posent ensuite des questions : dans ce cas, il n'y a pas vraiment débat. Donc, après un échange d'idées entre tous, en fin de discussion -environ deux heures-, l'introducteur a la charge de synthétiser les interventions et d'ouvrir des pistes de réflexions. Cependant, il faut déjà être venu débattre de philosophie, au foyer rural, pour exercer, pendant une séance, la fonction d'introducteur. Cela incite au comportement civil et civique, car chacun sait qu'un jour il pourrait à son tour exercer cette fonction.

4°) Un animateur :

Complémentaire de celui de l'introducteur, son rôle consiste à faire respecter l'ordre des demandes d'intervention, à n'accorder qu'un « joker » par personnes et par débat à ceux qui voudraient utiliser cette priorité, dans l'ordre de parole, pour réagir dans l'instant à un propos tenu, et à instituer un tour de table, quand il remarque que des personnes n'ont pas encore demandé la parole, toutefois, chacun ayant alors la possibilité de renoncer à s'exprimer. De plus, l'animateur est un témoin de ce qui se dit, il écoute attentivement et reformule les propos, recentre le débat si nécessaire. C'est en fait sur lui que repose l'élaboration d'une réflexion collective en signifiant les différents concepts qui s'expriment. Cependant, il faut avoir déjà introduit un débat de philosophie, pour exercer, pendant une séance, la fonction d'animateur. Cela crée l'obligation d'un mini­mum d'expérience du débat avant d'exercer ce rôle essentiel.

Le principe du préalable -avoir été débatteur pour être introducteur et avoir été intro­ducteur pour être animateur- évite un risque de récupération idéologique par des per­sonnes qui n'auraient pas compris l'esprit de l'AGORA. Il n'y a guère que ceux, qui sont connus de l'Association pour avoir exercé l'une de ces fonctions, ou les deux, dans d'autres cafés-philo, qui sont invités à introduire ou animer un débat de philosophie sans ce préalable. D'ailleurs, l'introducteur et l'animateur du jour se consultent avant le dé­bat pour préparer ensemble ou séparément leur tâche respective afférente au sujet programmé. Dans la mesure du possible, l'AGORA s'efforce de constituer des binômes de circonstance, en affinités intellectuelles, pour qu'une coordination efficace entre les deux fonctions s'exerce pendant le débat. De plus, il a été constaté que lorsque l'introducteur et l'animateur sont placés l'un à côté de l'autre, pendant le débat, cela facilite la concertation réciproque dans le but de faire évoluer collectivement la pro­blématique initiale.

Un lieu de débat n'est pas neutre pour débattre :

Les cafés ont une tradition française : ce sont des lieux d'échange de paroles, mais, dans les grandes agglomérations urbaines, ce sont devenus des bars où les gens boivent et s'ignorent ; le café-philo restitue donc cette tradition. Cependant, les cafés sont des lieux privés recevant un public qui doit payer une consommation pour être admis, mal­gré cela, ils sont plus ouverts que des cercles philosophiques où les membres se recrutent entre initiés. C'est ainsi que les colloques, les séminaires sont organisés en séances de travail, quand le nombre des participants est important, en ateliers et commissions dans le but de produire un travail qui aboutit le plus souvent à un texte, alors que les conver­sations philosophiques sont d'expression essentiellement orale et ont pour finalité de faire évoluer, par une relation directe à l'autre, chacun dans sa propre réflexion. Quant au foyer rural c'est un lieu purement public qui cependant est peut-être, pour certains, plus difficile d'accès qu'un café traditionnellement fréquenté. Il faut pourtant remarquer que les us et coutumes en milieu rural sont différents de ceux des zones urbaines, et que ce qui peut être vrai ici peut devenir faux ailleurs. Suivant son contexte un lieu peut donc inclure ou exclure, c'est donc plutôt l'organisation d'une convivialité qui est propice à l'accueil de tous et ainsi désamorcer toute relation conflictuelle et agressive. Cette convivialité peut instituer un calme sécurisant nécessaire à une réflexion philosophique collective, mais elle n'en est pas pour autant garante.

Introduire, est-ce définir ou proposer provisoirement ?

L'introduction vise à préciser ce dont on va débattre, par exemple, le sujet « L'amour est-ce une illusion ? » nécessite en préalable que les concepts amour et illusion soient définis pour que chacun puisse se comprendre. Il est à noter qu'une définition n'est pas toujours institutionnelle, elle peut aussi être convenue entre les participants en sachant alors qu'elle ne vaut que pour ce débat. Cependant définir des concepts n'est pas délimiter un champ de réflexion qui doit, lui, rester ouvert sans toutefois permettre les considéra­tions sans rapport avec le sujet du jour. Donc introduire pourrait être proposer provisoire­ment des définitions, un enjeu d'une problématique que chacun aurait à faire évoluer collectivement, ce serait alors fournir des moyens au débat -métaphoriquement : des billes pour jouer sur un terrain circonscrit-

Introduire et animer : collusion ou complémentarité ?

L'animation travaille sur la formulation de ce qui se dit, la progression et la construction du débat. Mais l'interférence entre l'introducteur et l'animateur peut influer sur ces rôles spécifiques ; en se consultant avant et pendant cela pourrait aboutir à une même fonc­tion répartie, pour des raisons techniques, sur deux personnes. Donc, cette dissociation n'aurait d'intérêt que pour diviser en deux le temps de parole du conférencier, et le « turn-over » des initiateurs celui de renouveler fictivement l'intérêt des débatteurs en créant l'illusion d'une participation. A titre d'exemple, le débat champêtre selon la mé­thode AGORA, programmé dans l'après-midi du samedi, au 3ème Woodstock-philo, déjà cité ci-dessus, introduisait le débat originalement par un dialogue réglé d'avance dans un face-à-face entre l'introducteur et l'animateur. Cette originalité, à explorer, rendait l'introduction très vivante et spectaculaire, mais à la longue ne risquerait-elle pas de pervertir le concept de débat de philosophie ? À noter cependant que la répartition des tâches permet de pallier l'éventuelle déficience d'un seul. D'ailleurs, il est à remarquer que, depuis cinq ans, le café-philo de Narbonne va plus loin encore dans la séparation en cinq fonctions de l'organisation du débat de philosophie : un président de séance qui régule la parole (« turn-over » entre trois personnes), un introducteur qui expose la problématique (différentes personnes à chaque fois), un re-formulateur qui relève les différents concepts exprimés et construit le débat collectif (toujours la même personne), un synthétiseur qui, en milieu et fin de débat, récapitule les points forts (toujours la même personne) et un rédacteur qui rédige un résumé distribué à la séance suivante (toujours la même personne). Le travail de re-formulation et de synthèse est une attente des dé­batteurs qui en ont besoin pour construire leur propre réflexion. Cependant, toutes ces tâches semblent exigeantes pour qu'une seule personne puisse se centrer sur chacune d'entre-elles. D'ailleurs ces différentes fonctions réclament des capacités tandis que la légitimité du statut d'organisateur repose sur la reconnaissance de l'assemblée. Cela n'a donc été possible que parce qu'un groupe constitué existait déjà avant la création de ce café-philo et que cette organisation s'est mise en place sur la base d'un « retour criti­que ». Mais pour que l'animation soit encore plus participative, il serait souhaitable que davantage de personnes se relayent à toutes les fonctions. Est-ce possible pour ce sys­tème déjà complexe ?

Le choix d'un dispositif de débat de philosophie entraîne des effets, il est sous-tendu par un projet philosophique :

Par exemple, s'installer en cercle fermé ou en arc ouvert, sur plusieurs rangs ou à des ta­bles individuelles, concentrer les organisateurs en un point ou le disséminer parmi les dé­batteurs, etc. ne produit pas les mêmes effets. Même si ce sont les circonstances et la pratique qui conduisent les ajustements d'une forme d'animation, le choix d'un lieu, d'une programmation, d'une organisation n'est pas hasardeux : il y a toujours au moins un porteur de projet, mais de quel projet ? Un projet s'élabore à partir d'un diagnostic sans concession ; et s'il y a projet, il y a aussi responsabilité. S'appuyant donc sur le be­soin de liens relationnels, de convivialité, des participants, s'agit-il d'entretenir la doxa ou de travailler sur elle, renonçant ainsi à créer des concepts philosophiques ? Il semblerait que certains cafés-philo se satisfassent au pire du « café du commerce », au mieux du débat citoyen, tandis que d'autres se voudraient des laboratoires de recherche expéri­mentale in vivo sur l'élaboration d'un travail pédagogique verbalisé, interactif par la rencontre de l'autre, ayant pour objet la réflexion sur le sens, le signifiant, visant ainsi à développer la capacité individuelle à conceptualiser, construire sa pensée, penser par soi-même, s'assumer. Quelques-uns voudraient lui trouver des applications en milieu scolaire, d'autres auraient l'ambition d'universaliser la formule café-philo. C'est donc le travail des héritiers de Marc SAUTET, obsédés par la méthode, conscients du pouvoir de la parole et de sa confiscation qui parfois en résulte, cherchant donc une éthique du verbe et voulant rendre l'animation plus performante. Mais pourquoi, dans les cafés-philo, les jeunes débatteurs sont-ils sous-représentés ?

Les cafés-philo se sont faits piéger par la médiatisation et rejetés par l'« institution philosophique » :

À la création du premier café-philo, les mass média se sont saisis du fait qui allait devenir un événement, puis un phénomène de société, c'est ainsi que Marc SAUTET s'est fait piéger par la doxa. En réaction, l'institution à laquelle il appartenait, les enseignants en matières philosophiques, à la Sorbonne, rejetèrent cette initiative qu'ils jugèrent incom­patible avec la démarche philosophique en raison justement de cette doxa. Il faut ce­pendant préciser que leur formation les prédispose davantage à l'écrit qu'à l'oral. Mais depuis cela perdure : à une émission de télévision de Bernard PIVOT, trois invités écri­vains, réputés pour leurs ouvrages de philosophie, dénigraient les cafés-philo tout en re­connaissant ne jamais y avoir été. Les enseignants en matières philosophiques exercent le plus souvent leur connaissance en critique d'une école philosophique du point de vue d'une autre. Leurs analyses sont spéculatives mais beaucoup d'entre eux sont incultes en matières scientifiques et ont beaucoup de difficultés à exercer leur spécialité dans l'actualité et la modernité. Ils démissionnent donc de ce qui devraient être leur fonction sociale, en laissant le champ de la réflexion éthique aux chercheurs scientifiques. Ce si­lence fait plus peur qu'un cri ! C'est une situation paradoxale où ceux qui sont rémuné­rés pour enseigner la philosophie dénoncent ce besoin populaire tandis que la vox po­puli, elle, leur reproche leur vacuité. Mais les cafés-philo ne constituent par pour autant, en alternative, un modèle abouti de philosophie contemporaine : beaucoup d'animateurs narcissiques ont dévoyé la fonction sociale que les cafés-philo se sont donnés, à la surprise même de son initiateur,  et de surcroît, un besoin de quête de sens sans méthode rigoureuse et implication quotidienne n'est pas non plus philosopher !

Cafés-philo, un espace de liberté pour créer :

En Occitan la marge est l'espace, en bordure du champ, qu'on ne pouvait labourer en raison du demi-tour qu'effectuaient les boufs qui tiraient la charrue pour creuser le sillon. C'est donc dans la marge que les plantes poussaient librement. Mais aujourd'hui, la si­tuation des cafés-philos n'est pas exclusivement marginale ; c'est toute la philosophie contemporaine occidentale qui, ces dernières décennies, est laissée en jachère ! Ceci laisse donc un large espace de liberté aux cafés-philo pour concevoir, entreprendre, se développer nonobstant toute institution.

La philosophie au café, est-ce une redéfinition de la philosophie ?

Notre civilisation occidentale se réorganise profondément : transformation des rôles sexués, donc de la famille, donc de la société entraînant des effets ; des repères, des valeurs sont devenues obsolètes d'autres sont à créer. Avec l'évolution de la technolo­gie, nos perceptions deviennent de plus en plus virtuelles, et en réaction nous recher­chons l'authenticité. Le besoin de parole et de réflexion se ressent davantage. Beau­coup de personnes cherchent à mieux se connaître elles-mêmes et entreprennent une démarche psychanalytique ; certaines d'entre-elles viennent par ailleurs au café-philo. Il y a donc introspection, par exemple : un enseignant, de formation philosophique, qui exerce la fonction de re-formulateur au café-philo apprend qu'il n'écoutait pas ses élè­ves mais leur faisait dire ce qu'il voulait qu'ils disent pour leur dispenser son enseigne­ment. Cependant, l'écoute peut être de nature différente : l'écoute psychanalytique s'applique à l'affect, l'écoute philosophique au concept. Pourtant, prendre la parole en public nécessite de se sentir en sécurité ; c'est un risque intérieur -le travail de la pensée pourrait nous modifier, nous impliquer-, c'est aussi un risque extérieur -la parole publi­que nous expose aux jugements des autres, voire à leur condamnation-. C'est ainsi que la première prise de parole publique est une mutation intérieure, semblable à une initia­tion, elle implique la reconnaissance d'autrui. Mais venir au café-philo n'est pas seule­ment motivé par un besoin d'expression c'est aussi un besoin de recherche de sens à l'épreuve de l'autre. Il s'agit de tisser des liens, de travailler sur la contamination de soi par la doxa, d'éveiller sa conscience, penser sa vie son environnement pour agir, pour s'impliquer dans la cité en citoyen responsable. Le café-philo serait un nouveau canal de communication citoyenne mettant en jeu la relation parole-savoir-pouvoir. Cet exer­cice, différent de l'apprentissage et de l'enseignement des ouvres des philosophes, serait-il philosophique ? La philosophie deviendrait-elle populaire ? Nous avançons à tâ­tons mais des savoir-faire s'élaborent. Des sujets contemporains -par exemple : la soli­tude- ou éternel -par exemple : le rire-, à part les philosophes cyniques, ont été philo­sophiquement peu conceptualisés. Dans l'avenir, une conception contemporaine de la philosophie occidentale pourrait ne plus se définir seulement que par ses plus illustres représentants.

RAPPORTEUR DES SÉANCES : Jean-Philippe BLANCHARD.

ÉPILOGUE :

CAFÉ-PHILO : La fonction sociale du café-philo selon son dispositif.

COMPTE-RENDU DE LA SOIRÉE :

BILAN QUANTITATIF :

17            Personnes étaient présentes dont 9 femmes et 8 hommes âgés de 30 à 70 ans.

Elles résidaient en l'Ile de France et Midi-Pyrénées.

L'assemblée était constituée de quelques personnes qui participaient la veille au sémi­naire et de personnes habituées aux débats de philosophie du foyer rural de Durfort.

CHRONOLOGIE QUANTITATIVE :

20h 30            Accueil des participants : 30 minutes.

                        Les débatteurs partagent les boissons, gâteaux, confiseries qu'ils ont apportés pour le débat au foyer rural.

21h 00            Ouverture du débat : 40 minutes.

                        L'animateur du débat (Yannis YOULOUNTAS) présente (5 minutes) :

·         Eugène CALCHI, introducteur du débat.

·         Les principes de civilité régissant le débat.

L'introducteur du débat (35 minutes):

·         Expose l'enjeu.

21h 40  Débat : 1 heure et 27 minutes avec un total de 46 interventions.

                        L'animateur :             7 interventions pour une durée totale de 12mn 30s.

                        L'introducteur :            3 interventions pour une durée totale de   2mn 30s.

                                    Soit :               10 interventions pour une durée totale de 15mn.

            15            Les débatteurs :         36 interventions pour une durée totale de            1h 12mn.

chaque débatteur, dont 9 femmes et 8 hommes, étant intervenus

entre 1 et 4 fois avec des interventions d'une durée variant entre  30s et   5mn.

chacun totalisant un temps de parole variant entre                          30s et11mn.

   3        Femmes n'ont pris la parole qu'une fois, et parce qu'elle leur avait été proposée.

23h 07            Fermeture du débat :   8mn.

L'introducteur : 6mn.

·         Perspective.

                        L'animateur :    2mn.

·         Remercie Eugène CALCHI de sa contribution et les débatteurs pour leur participation.

23h 15  Clôture du débat.

ANALYSE QUANTITATIVE :

Répartition des débatteurs par sexe et âge :

Il y avait parité entre les femmes et les hommes, mais les personnes de moins de 30 ans étaient totalement absentes. La moyenne d'âge pouvait être estimée à 50ans environ.

Lieux de résidence des débatteurs :

La majorité était venue du Sud du département du Tarn et de l'agglomération toulou­saine, il n'y avait que 2 personnes de la région parisienne.

Planning de la soirée :

La soirée a duré 2h 45mn, temps habituel des débats de philosophie au foyer rural de Durfort où 30 minutes sont consacrées à la convivialité et à l'attente des retardataires. Mais à 23 h 15mn. la fatigue du week-end précédent et de la journée s'est faite sentir et chacun a eu hâte de rentrer chez soi.

Temps de parole :

Chaque débatteur a pu s'exprimer, dont 3 femmes parce que la parole leur avait été proposée par l'animateur. Mais, pendant le débat lui-même, 2 débatteurs ne sont inter­venus chacun que pendant 30 secondes, tandis que 2 autres se sont exprimés presque aussi longuement que l'animateur qui, lui, à la fonction de réguler et reformuler les inter­ventions. Pourtant son rôle le ne prive pas pour autant de l'expression de ses idées. Mais l'ouverture et la fermeture du débat ont duré 48 minutes (dont 35 minutes d'introduction) pour un propos sur le sujet d'une durée totale de 2 heures 15 minutes, soit le 1/3 du temps collectif. D'autre part, l'introducteur et l'animateur ont totalisé 58 minu­tes de temps d'expression, soit plus des 4/10 du temps collectif. Un débatteur a fait re­marquer que ce temps total consacré à l'ordonnancement du débat était excessif et prenait la forme d'une conférence.

SYNTHÈSE QUALITATIVE :

Présentation de l'introducteur :

Eugène CALCHI est un chercheur en économie, il était conseiller pour la France en U.R.S.S. (à l'époque). Aujourd'hui, il est à la retraite et consacre une grande partie de son temps à la philosophie. Il est bien connu de L'AGORA 81 : depuis le mois de septembre 99, il anime des débats de philosophie à la maison des associations de Noisy-le-Grand (Banlieue-Est parisienne) ; au Second Colloque International des cafés-philo, à Castres, il était de ceux qui ont rédigé la Déclaration des Cafés-Philo ; il est membre fondateur et président de la récente association L'AGORA 93.

Rappel des principes de civilité régissant le débat (déjà connus des participants) :

·         Les amateurs de tabac respectent leurs voisins en allant fumer à l'entrée de la salle ou à l'extérieur.

·         Chacun fait signe à l'animateur pour lui indiquer qu'il a l'intention de s'exprimer.

·         Tous se présentent par leur prénom et précisent la localité qu'ils habitent quand l'animateur leur donne la parole pour la première fois.

·         Ceux qui ne se sont pas encore exprimés de la soirée ont priorité, quand l'animateur les y invite, sur ceux qui ont déjà pris la parole.

·         Pour inciter les participants silencieux à prendre part au débat, l'animateur peut instituer un ou plusieurs tours de table donnant successivement à tous la possibilité de s'exprimer. Cependant chacun garde la faculté d'y renoncer.

·         Hors celui qui parle distinctement à tous pour que tous l'entendent, chacun garde le si­lence et est attentif au propos tenu par celui qui s'exprime.

·         Chacun a une seule possibilité, dans la soirée, de réagir immédiatement à un argument en en demandant l'autorisation à l'animateur.

·         Les arguments ad hominem, les prises à parti, les invectives, les dialogues sont cepen­dant indésirables.

·         Les interventions argumentent exclusivement sur le sujet et sont dans la mesure du possi­ble concises. Les digressions, les longues incises sont irrespectueuses du temps de parole des autres en le réduisant ipso facto.

·         Peu de temps avant la fin du débat, l'animateur enregistre le dernier tour de parole.

Introduction au débat :

Le café-philo est un noud de contradictions à trois niveaux :

1°) D'expression.

La libre parole s'oppose aux contraintes des règles qui lui permettent de s'exprimer, à l'animation qui l'ordonnance. La tolérance récuse le racisme, la xénophobie précisément au nom de cette tolérance. L'ouverture à tous pré­tend niveler non-spécialistes et experts. L'authenticité réclame la spontanéité mais aussi la réflexion élaborée.

2°) De forme.

Le café-philo est-il à la fois un lieu et une assemblée ? La convivialité s'oppose au travail collectif. Un canal de communication n'est pas non plus un laboratoire à concepts. Le café-philo se veut d'un accès ouvert à tous mais aussi une organisation structurée, à la fois un divertissement du quotidien et une réflexion sur celui-ci, une participation désintéressée mais motivée par un projet.

3°) De fond.

Le café-philo se confronte aux faits de société et se veut dégager du sens. Le débat se veut gratuit mais les débatteurs espèrent y apprendre. Le café-philo doit être indépendant de toute entité et ne peut donc que rester en marge.

De ces trois niveaux de contradictions se dégagent deux conclusions possibles : ou le café philo développe un paradoxe, ou il se heurte à une aporie. Donc, le concept café-philo doit être évalué du point de vue philosophique avant d'en examiner les différents dispositifs organisationnels.

Si la philosophie traditionaliste récuse la prétention philosophique du café-philo, le café-philo en retour interpelle la philosophie occidentale par ses participants qui n'appartiennent pas à l'« institution » et qui allèguent une praxis, par ses choix de ques­tionnement et sa façon de les formuler. C'est que, dans notre société contemporaine, ceux qui sont rémunérés pour leurs connaissances en matières philosophiques adoptent deux stratégies : soit ils se replient dans leur « tour d'ivoire », soit ils se soumettent à des impératifs mercantiles. Formés à la pensée duelle - l'homme et le monde, le moi et le réel, le je et la société, le sujet et l'objet- enfermant ainsi le raisonnement dans une tau­tologie, ils sont incapables de penser dans un tout -l'homme composant de l'univers- ou de l'extérieur -L'homme dans une filiation évolutive- comme dans les pensées sau­vages ou orientales. Alors quand l'autre fait irruption dans le moi, autrement que comme objet, la relation devient intersubjective, l'autre, l'étranger, devient fascinant, mais l'altérité reste pourtant ambiguë et fonctionne comme un miroir renvoyant le moi à lui-même. Mais Robinson Crusoé survit, dans son isolement, grâce à la civilisation : fonda­mentalement l'homme est un animal social. Alors dans les cafés-philos se reposent les questions : moi et l'autre, qu'est-ce que le vrai, où allons-nous, de quoi notre modernité est-elle porteuse, quelle est ma place dans la société ? Ce sont des questions que po­sent aussi les artistes contemporains. Donc, peut-on penser sans les autres ? Peut-on phi­losopher dans une « tour d'ivoire » ? Philosopher ne serait-ce que penser la philosophie ? La philosophie peut-elle concevoir hors de son cadre linguistique qui influe sur les concepts ? Peut-elle s'ouvrir aux sciences modernes qui modifient notre représentation de l'Univers ? C'est ainsi que les cafés-philos n'ont pas l'exclusivité des contradictions, elles sont inhérentes à la philosophie, et que la logique s'attache à dépasser en cher­chant à les résoudre.

Les participants des cafés-philo, même ceux qui uniquement écoutent, se veulent plutôt acteurs que spectateurs, ils se disent sujets vivants, pensants, agissants dans la société. Cette vie sociale suscite et développe une conscience sociale, entraînant une partici­pation collective, et, concernant les cafés-philo, des dispositifs organisationnels. Chaque formule, étant confrontée à ses contradictions, tente soit de les supprimer ou de les contourner, soit de les assumer. Mais c'est d'abord le mode de choix des sujets, l'ordonnancement du débat et de ses suites, qui posent des questions de principes. Bien que les limites soient souvent floues, il est cependant possible de dégager trois types de dispositifs :

1°) Le café-philo du type « animateur-conférencier ».

L'animateur seul choisit et prépare « ses » sujets, même s'il les choisit parmi des propositions. Sa prestation peut prendre la forme d'un exposé magistral ou d'une animation participative pour faire dire les « bonnes » réponses. Il se positionne donc en enseignant qui met « son » public en position de consommateurs ce qui à la longue lasse les participants. Avec le temps leur nombre décroît. Cette formule ancienne n'est qu'une adaptation au mou­vement cafés-philo.

2°) Le café-philo du type « Marc SAUTET ».

Le jour même les participants proposent des sujets et l'animateur choisit. C'est donc un débat totalement improvisé qui n'est pas garant de qualité. Ce se­rait comme une « auberge espagnole » qui dépendrait d'une rencontre ha­sardeuse entre un animateur, un sujet et des débatteurs. Le débat pourra donc inégalement tourner à la discussion de « café du commerce » ou s'élever aux concepts abstraits. Mais l'animateur serait séduit par l'aventure intellectuelle. A noter cependant que la formule est première et se pérennise depuis une décennie.

3°) Le café-philo du type « AGORA ».

Les sujets et des volontaires pour les introduire sont choisis à l'avance par consensus des participants, les sujets sont donc annoncés. L'animateur règle l'ordre des interventions et recentre le débat sur le sujet, il cherche à ce que le plus grand nombre s'exprime, à rendre le café-philo participatif. Les débats souffrent moins de l'improvisation et des inégalités de qualité. Les débatteurs s'approprient « leur » café-philo et s'investissent davantage, ils développent une convivialité avant et après. Une note sur le sujet du jour est proposée pour répondre à un besoin pédagogique. Cette formule se réfère à l'expérience, de quelques années, développées dans des cafés-philo du Tarn.

Les cafés-philo semblent répondre à un double besoin -non à une demande, en terme mercatique- à la fois personnel, culturel, social. Donc, le premier serait un besoin de ré­flexion sur soi-même, ses propres savoirs, ses expériences, ses valeurs, la société, et pour lequel l'institution philosophique se mobilise peu. Le second serait un besoin de liens, de relation à l'autre, pour une démarche heuristique mise en résonance par l'altérité. En ré­action à l'individualisme, qui mène à la solitude dans le groupe, il s'agirait donc, au café-philo, de donner solidairement un sens à sa condition humaine dans un cadre dé­mocratique. C'est ainsi que la personne serait plus qu'un sujet, et le sujet plus qu'un individu.

Ainsi s'engage le débat :

Des compléments d'informations.

A Albi et à Castres, il y a eu des animateurs de cafés-philo, enseignants en matières phi­losophiques, qui se positionnaient soit en conférencier soit en professeur. Le café-philo de Revel est une forme apaisée par rapport au Café des Phares ; la salle est au 1er étage, elle est plus calme et le nombre des participants est beaucoup moins important. Celui de Castres à lieu dans un restaurant, certains consomment un repas et d'autres une boisson, la configuration de la salle ne permet pas de s'installer en cercle. A Durfort, c'est un foyer rural où chacun amène boissons, gâteaux à partager pendant le débat. A Noisy-le-Grand, chacun apporte à manger pour prendre ensemble un repas après le débat, c'est aussi un temps de « retour critique », il est fait une bibliographie sur le sujet du jour qui renvoie à la bibliothèque qui est sur place, des débats ont été jumelés à des spectacles sur place (chorégraphie). A Narbonne, à la fonction d'introducteur est ad­jointe une animation divisée en quatre fonctions ; c'est un dispositif complexe, mais ces quatre fonctions reposent sur les mêmes personnes ; un résumé est diffusé la fois sui­vante. A Mazamet, la difficulté à instituer une périodicité régulière et un lieu stable, rend ce café-philo aléatoire, et donc ne fidélise pas les participants. L'association L'AGORA 81 est constituée d'environ 150 adhérents/an et d'un fichier de 320 noms, mais dans le Tarn, L'AGORA 81 est connue -au début, malheureusement par une rumeur calom­nieuse, aujourd'hui, la lumière a été faite- et le nombre des personnes qui viennent au moins une fois par an aux cafés-philo de Durfort, Revel, Castres et Mazamet dépassent très largement le nombre des adhérents et des personnes listées. La récente association L'AGORA 93 est soutenue par une centaine de personnes qui viennent régulièrement débattre de philosophie avec une participation moyenne de trente personnes par débat.

Les dispositifs comparés.

Le dispositif « AGORA » est plus participatif que le dispositif « conférence » : il fonctionne davantage sur un mode démocratique de type non délibératif mais consensuel ; il est plus respectueux de la pensée de chacun et protège de la relation gourou-disciples ; de plus, la division de la fonction d'ordonnancement du débat pallie d'éventuelles défi­ciences. Le dispositif « Marc SAUTET » est un moyen terme qui a le défaut d'être centré sur un seul, avec toutes les conséquences qu'il entraîne ; cependant, cette formule est une aventure intellectuelle -pas toujours philosophique- qui évite le risque d'institutionnalisation ou d'« instrumentalisation ». A Revel, le café-philo, type « Marc SAUTET », est au 1er étage, pourquoi ne pas l'installer sous les arcades, en terrasse, au moment du marché, mais comment éviter alors que le débat de philosophie ne de­vienne plus qu'une série de « brèves de comptoir » ? Pourtant, quel que soit le dispositif mis en place, le café-philo reste un concept hybride. C'est donc moins le dispositif que la volonté du porteur du projet et celles des participants, et que le matériel intellectuel apporté par chacun qui font la différence. Cependant, renouveler les animateurs, alter­ner, faire varier les méthodes d'animation sont propices à la fécondité cérébrale.

Un besoin de lien social.

Le curé ne confesse plus à l'église, les hommes ne vont plus au bistrot du village, les femmes ont déserté le lavoir, les familles sont dispersées, certes on est moins isolé, grâce au progrès technologique, mais aujourd'hui, on se sent d'autant plus seul que l'agglomération d'habitats est importante. Le besoin de retisser des liens humains se fait impérativement sentir -réseaux de rencontres sentimentales, amicales-, ce besoin uti­lise la convivialité comme moyen. Le café-philo s'inscrit aussi comme une offre convi­viale -par exemple : en disposant les participants en cercle, en partageant des ali­ments, en instituant le tutoiement-. Mais de plus, il propose une recherche collective de sens. C'est ainsi que de nombreuses personnes en quête de signifiant, de valeurs nou­velles, sans l'existence des cafés-philos, n'auraient jamais osé s'initier à une démarche philosophique qui les intimidait.

Un exercice pédagogique

Mais philosopher n'est pas échanger des opinions à « bâtons rompus », même si tout thème peu être philosophique -il n'y a pas de tabou en philosophie-, c'est donc plu­tôt la problématique du thème, la façon de dégager l'enjeu, la volonté de chercher du sens, qui font qu'un thème devient un sujet philosophique. C'est alors une démarche de réflexion construite, un dialogue entre soi et un texte, une conférence. Il faut apprendre à lire, écouter, écrire, douter, dépasser sa croyance, son opinion, et méthodiquement suivre un raisonnement logique, l'argumenter, le vérifier. C'est un exercice exigeant. Mais le café-philo est, lui, un lieu collectif d'expression orale, ni directif ni laxiste, de philoso­phie, il a donc besoin de se trouver d'autres outils. Alors il utilise le consensus démocrati­que pour réguler la parole, et donc s'apprend une pratique démocratique, s'élabore un sens civique, émerge une conscience citoyenne immanente, et incidemment il apprend à parler en public. D'autre part, une demande de support écrit, de renvoie à des sour­ces, parfois s'exprime pour approfondir sa propre réflexion.

La rencontre de l'autre qui fait évoluer sa réflexion personnelle :

Le café-philo est ouvert à tous, il n'y a pas d'invitation, de cooptation, d'enseignement préalable, d'initiation ou d'adhésion obligatoire pour prendre la parole. Il se différencie donc des clubs -autrefois des salons-, des assemblées corporatives, syndicales, politi­ques, religieuses et des associations. Il ne peut donc conduire à une pensée unique, in­terne à la structure. C'est au contraire la pluralité, la diversité des idées -le plus souvent d'opinions- qui s'expriment. Et là, la rencontre de la parole de l'autre bouscule son propre système de valeurs. C'est ainsi, par exemple, qu'une femme débatteur dit avoir peur de la mort, mais grâce aux débats amicaux, se dit aujourd'hui moins « mal à l'aise » pour aborder ce thème d'un point de vue philosophique.

Le café-philo participe-t-il à l'action sociale ?

L'action caritative n'est pas une finalité revendiquée par les cafés-philo. Mais par sa forme conviviale il contribue à rompre le sentiment grandissant de solitude. De plus, quand l'organisation du café-philo dépend d'un collège ou une association, il permet à des personnes de se créer de nouvelles relations hors le débat organisé. Certains y trou­vent une satisfaction, d'autres un réconfort. Par ailleurs, l'objet réflexif du café-philo pro­longe parfois un travail de type psychanalytique vers une recherche de type philosophi­que : un passage de l'affect au concept.

Et les jeunes ?

Certes, des enfants et adolescents, entraînés par leurs parents, des élèves et étudiants, incités par leur enseignant -aussi animateur au café-philo-, et quelques étudiants en lettres, stimulés par la curiosité, viennent dans certains cafés-philo. Mais leur nombre est de beaucoup inférieur à ce qu'il devrait être si on se réfère à la démographie. Les jeunes se désintéressent-ils du sens qu'ils donneraient à leur existence ou leur priorité est-elle ail­leurs ? La philosophie les intimide-t-elle plus encore que les adultes ou s'en désintéres­sent-ils ne l'envisageant que comme une matière scolaire ou universitaire ? Peut-être faut-il délocaliser les cafés-philo vers les écoles, les foyers de jeunes, les centres de va­cances, les universités, les cités universitaires ? Peut-être seraient-ils prêts à débattre en­tre-eux, hors de la présence des adultes ? Peut-être faut-ils leur proposer des sujets qui les concernent au quotidien, par exemple : « tabac, alcool, drogues : asservissement ou li­bération ? », mais comment éviter le débat racoleur ou psychologique ?

Perspective.

De fait, les cafés-philo existent et s'essaiment dans la société en dehors de tout « marché » économique : ils correspondent donc à une attente et donc ont une utilité sociale. Mais il n'est pas certain que les différents dispositifs proposés répondent parfai­tement au besoin. Cependant, c'est une nouvelle façon de penser la philosophie, au­trement que dans son cadre à tradition occidentale, qui s'élabore collectivement avec les cafés-philo. Il serait dommage que ce renouveau de la philosophie, porté par  ce mouvement qui se cherche et tâtonne, ne profite pas à d'autres. Il ne s'agit plus de conceptualiser, mais de donner du sens, comme le faisait déjà remarquer Confucius. L'approche de la philosophie par la convivialité et le rire est une voie qui n'a pas beau­coup été exploitée, à l'exception de l'eudémonisme et du cynisme. Quant à François Rabelais, il nous a démontré qu'il est possible de penser autrement que dans l'austérité.

RAPPORTEUR DE LA SÉANCE : Jean-Philippe BLANCHARD.

 

Date de création : 27 octobre 2001
Date de révision : 27 octobre août 2001