Cinq approches pour philosopher avec des enfants

par Sylvain CONNAC,  « La discussion philosophique comme institution des pédagogies coopératives ? », Mémoire de DEA des Sciences de l'éducation, Université Paul Valéry Montpellier III, , 2001

 

En France, la pratique de la philosophie en école élémentaire reste encore une innovation et sa référence est sporadique. Pourtant, et certainement parce qu'ailleurs de telles pratiques sont plus répandues (Québec, Brésil, Belgique, etc.), les quelques praticiens ne se reconnaissent pas de la même école. Tous sont en accord pour aborder la question philosophique par la discussion mais les repères sont différents sans jamais être farouchement opposés. Chaque méthode présente un dispositif, non pas opposé aux autres mais complémentaire. Ainsi, une saine comparaison permet au lecteur le choix, principal outil de l'artisan pédagogique.

Voici en résumé, quelques caractéristiques de ces principales méthodes utilisées. Nous tenterons d'en présenter les rouages mais également les intentions. Comme réserve, tout de même, la réalité que les enseignants ou responsables d'ateliers philosophiques pour enfants ne se protègent pas sectairement derrière telle ou telle manière de faire. C'est certainement au détour de rencontres ou de lectures que les alternatives et des choix se sont présentées et que leurs pratiques se sont affinées.

L'ordre de présentation suivant est aléatoire et n'indique en aucun cas une quelconque hiérarchie.

 

La méthode Lipman

 

Matthew Lipman, outre toute sa réflexion sur la possibilité de faire entrer des enfants dans le philosopher, a proposé un dispositif qui s'appuie sur l'utilisation de sept romans philosophiques pour déclencher les discussions. Chaque roman a été pensé pour qu'il corresponde à un âge bien précis. Ainsi, Elfie est prévu pour les plus jeunes alors que Mark l'est pour les plus âgés. Pour Lipman et ses collaborateurs, les enfants se posent naturellement des questions philosophiques. C'est de plus pour eux un passage obligé vers leur vie d'adulte que d'apprendre à penser par eux-mêmes et être en mesure de porter une critique sur leur environnement. L'objectif de leur méthode est de stimuler la pensée de l'élève et de leur permettre de la confronter dans le dialogue à celle des autres.

La méthode Lipman se décompose en cinq parties[1]. La première consiste à faire lire à haute voix par les élèves des extraits de romans philosophiques. C'est la présentation du texte. Dans la deuxième partie, l'étblissement d'un ordre du jour, l'adulte note les réactions ou les questions des enfants regroupés dans ce que Lipman appelle « la communauté de recherche ». « Une communauté de recherche est un groupe de discussion engagé dans une pensée d'excellence,[2] » la pensée d'excellence étant ce que développe le philosophe. Une fois les grands thèmes reconnus, ils sont ordonnés afin de déterminer un ordre du jour. La troisième partie peut débuter : elle consiste à renforcer la cohésion de la communauté. Il s'agit d'une discussion suivant ce qui vient d'être posé et où la communauté de recherche opère. Les enfants prennent la parole en se manifestant (doigt levé, bâton de parole, etc.), le but pour eux n'étant pas de chercher la bonne réponse mais plutôt la solidarité du groupe dans une recherche dialogique. L'enseignant se doit alors de permettre aux enfants une clarification du sens des choses, de provoquer chez eux un nouvel élan vers la critique, le raisonnement cohérent dans l'élaboration d'une réponse acceptable. Souvent, ces séances se poursuivent par la quatrième partie où sont proposés des exercices d'application, en lien direct avec les romans et ce qui a été débattu par les enfants. C'est l'appel à des exercices et de plans de discussion. Enfin, Le dispositif se termine par la cinquième partie : l'encouragement à d'autres réponses et l'ouverture vers d'autres sujets.

Ces séances de philosophie durent généralement une heure, deux fois par semaine, la fréquence des situations permettant l'évolution des enfants dans la maîtrise de la pensée d'excellence.

 

Le protocole « Je est un autre »[3]

 

La méthode pensée par Jacques Lévine et le groupe AGSAS s'appuie sur les avancées de la psychanalyse. De manière générale, nous pouvons souligner l'idée force qu'ici les enfants sont beaucoup moins qu'ailleurs guidés par l'adulte. « L'accent est mis en priorité sur une pensée qui se construit en écho, et qui alimentée autant par le langage interne (les pensées intimes de chacun), que par le discours explicite.[4] » Les enfants sont considérés comme « co-penseurs, habitants de la Terre engagés dans l'aventure humaine. » Les ateliers philosophie permettent ici la découverte de sa propre pensée, de l'appartenance à une pensée groupale, des étapes conditionnant la formation rigoureuse des concepts, du débat d'idée impliquant la considération de l'altérité.

Au démarrage de l'atelier, une seule question. La suite est alors scindée en deux parties. La première de dix minutes, consiste à ce que les enfants échangent entre eux, à ce que l'adulte reste silencieux et à ce que le tout soit filmé ou enregistré. Pendant les dix minutes suivantes, le groupe écoute ou regarde l'enregistrement, l'adulte l'aidant à en exploiter les ressources.

 

Les ateliers de philosophie d'Anne Lalanne[5]

 

La méthode développé par Anne Lalanne est également appelés « atelier de groupe » en raison de la place importante qu'elle donne à l'adulte. Il s'agit en quelque sorte de situations où les enfants apprennent à philosopher en suivant trois directions : la technique (celles du débat), les valeurs démocratiques (droits égaux vis à vis de la parole, respect de l'écoute, etc.) et les exigences intellectuelles de la philosophie (la conceptualisation, la problématisation et l'argumentation[6]). Ces « savoirs à enseigner » le sont par l'intermédiaire de l'adulte. Concernant les compétences philosophiques, son attitude reprend de manière globale l'attitude socratique de la maïeutique qui consiste, dans l'échange, à ce que celui qui questionne (l'adulte) permette à l'enfant de trouver ses propres réponses. Du point de vue de la gestion du débat, l'adulte est garant du respect des règles de fonctionnement connues de tous et relatives au respect de la parole de l'autre. Ces ateliers sont hebdomadaires et durent entre trente et quarante-cinq minutes.

Les objectifs de cette méthodes sont triples :

·         Permettre à l'enfant d'exprimer une pensée qui est sienne et d'identifier la source des représentations ;

·         Questionner la validité de ces sources ;

·         Valider son discours grâce à un dialogue avec les autres.

On retrouve ici le concept de communauté de recherche chère à Lipman.

 

Le dispositif Delsol

 

Le travail proposé par Alain Delsol est la résultante d'une longue série d'adaptations pour que les discussions philosophiques deviennent les plus riches possibles du point de vue de la gestion du nombre de participants. Le but de telles discussions est « d'amener les élèves à faire des expériences de pensée, à effectuer des opérations intellectuelles où ils puissent penser par eux-mêmes. [.] Les élèves sont invités à adopter un geste mental qui favorise une pensée réflexive.[7] »

Ce qui fait la particularité de ce dispositif, c'est d'abord la scission du groupe d'élèves en deux, ce qui permet dans un premier temps une plus grande place pour la parole de ceux à qui on la demande. Les enfants qui ne participent pas procèdent à des observations du discutant qu'ils remplaceront la fois prochaine. Ces observations s'intéressent aux comportements dans le débat mais aussi à la nature des prises de parole, plus sur la forme de pensée que le sens des idées.

Ensuite, ces situations donnent la possibilité à certains élèves de prendre des responsabilités dans l'animation des discussions. Un enfant est président et gère le débat, un autre est reformulateur et reprend à sa façon ce qui vient d'être dit et un dernier est synthétiseur et régulièrement fait le point des arguments et questions présentés. L'adulte est un discutant qui peut également intervenir en tant qu'animateur. Sa parole n'a pas pour but de canaliser celle des enfants.

 

La méthode de l'intervenant[8]

 

La cinquième des approches de la philosophie pour enfants trouve sa spécificité dans le fait qu'une personne reconnue comme philosophe vient rencontrer une « communauté de recherche ». L'enseignant de la classe n'a pas alors de fonction précise, sauf celle qu'il peut éventuellement se donner (participant, secrétaire, observateur, etc.) Le principe de fonctionnement est qu'autour d'un thème central, un débat collectif s'installe entre les élèves. Le « philosophe » est une sorte de médiateur qui peut intervenir ou être sollicité à tout moment. Il représente également un « modèle à pensées » dans le sens où le travail sur le questionnement philosophique et les exigences intellectuelles à susciter est possible par imitation - distanciation. Le philosophe n'est ni un copain (et donc ce qu'il dit est autre), ni un enseignant (parce qu'on n'attend pas de lui une vérité) mais quelqu'un reconnu comme étant capable d'user de pensée d'excellence. C'est une sorte d'exemple vivant qu'on ne peut pas copier mais simplement s'inspirer.



[1] MARCIL-LACOSTE Louise, « La philosophie pour enfants - La méthode Lipman », Le Griffon d'argile, Sainte-foy, 1990, p176.

Site internet de l'école Bernanos à Rouen : http://www.ac-rouen.fr/ecoles/bernanos/htlm/philo4.htm

LIPMAN M., « A l'école de la pensée », De Boeck Université, Bruxelles, 1995, p 287

[2] LIPMAN M., « A l'école de la pensée », De Boeck Université, Bruxelles, 1995, p251.

[3] Des informations précises sur ce protocole se trouvent sur le site www.marelle.org/users/philo

[4] « Je est un autre » - Hors série No 1 février 2001 - Atelier philosophie AGSAS - p 2

[6] Tozzi M. « Penser par soi-même », Chronique Sociale, Lyon, 1996

[7] Delsol A.  " Un atelier de philosophie à l'école primaire ", Diotime L'Agora n° 8, CRDP Montpellier, déc.2000 http://www.ac-montpellier.fr/ressources/agora/ag08_020.htm

[8] Méthode utilisée par par J. F. Chazerans, en particulier dans ses interventions en classes SEGPA dans le programme « Carré de nature - carré de culture » de la Fondation 93, et copiée sur son animation des
cafés-philo (Cf. l'article « Des enfants philosophes à Paul Blet », La Nouvelle République du Centre Ouest, Vendredi 6 avril 2001. » et le site sur les cafés philosophiques 
http://www.multimania.com/cafephiloweb/cpwt/contribu.htm

 

Date de création : 09 aoûr 2001
Date de révision : 09 août 2001