A QUELLES CONDITIONS, DES FONCTIONS DELEGUEES PEUVENT-ELLES
GARANTIR UNE DISCUSSION A VISEE PHILOSOPHIQUE ?
par Alain Delsol
Selon la problématique du
symposium, la discussion à visée philosophique à
l'école privilégierait l'émergence d'un nouveau
genre scolaire. Notre problématique spécifique au sein
de ce symposium pourrait s'énoncer de la façon suivante
: est-il suffisant que le maître délègue
une partie de ses rôles, dans le cadre d'un dispositif, pour que
l'on puisse observer, dans les énoncés produits par les
enfants de Grande Section, l'émergence d'une discussion à
visée philosophique ?
Description du dispositif.
Les séances se déroulent
en classe avec de vingt à trente enfants. Le groupe est constitué
de la façon suivante : une quinzaine de discutants assis sur
des bancs en forme de U ; face à eux l'enseignant est assis avec
à ses côtés un président et un reformulateur.
Au centre du groupe un élève passe le micro et à
l'extérieur du groupe cinq à six élèves
vont faire un dessin qui se rapportera à la discussion.
En vivant des situations concrètes
de locuteur ou d'interlocuteur l'élève utilise différents
registres de la langue. Benveniste (1966, p. 130) définit trois
modalités syntaxiques pour rendre compte des aspects fonctionnels
et formels de la langue " trois comportements fondamentaux de l'homme
parlant et agissant par le discours sur l'interlocuteur : il veut lui
transmettre un élément de connaissance, ou obtenir de
lui une information, ou lui intimer un ordre. " Ainsi, l'élève
discutant se confronte au problème de la définition, il
tente de construire et de produire un énoncé fait de propositions
déclaratives. À l'issu de la séance, les élèves
discutants interrogent le dessin fabriqué par un autre élève,
ils s'exercent au genre des propositions interrogatives. Celui qui apprend
à questionner produit une injonction, une action sur l'énoncé
de son interlocuteur. Les propositions de l'élève sont
de nature pragmatique, ses énoncés s'inscrivent dans des
actes langagiers du type directif (proposition impérative) "Qui
veut parler ? Arrête de faire de bruit !
" La mise en
place des rôles dans le dispositif a donc pour but d'élargir
les compétences langagières de l'élève parce
que celles-ci sont nécessaires si l'on veut que le sujet puisse
apprendre à : conceptualiser, argumenter et problématiser.
DEfinitions deS rOles.
Le Président de
Séance donne la parole à trois ou quatre élèves
parmi ceux qui le demandent. Il est responsable du bon fonctionnement
de l'atelier, il doit rappeler à l'ordre ceux qui se dissipent.
Il doit connaître le nom des élèves, apprendre à
s'affirmer par la parole puisqu'il représente l'autorité.
Son pouvoir n'est pas seulement un droit, c'est aussi le devoir d'être
impartial.
Le Reformulateur intervient
après la prise de parole de trois ou quatre discutants. Il doit
écouter attentivement ce que les autres disent, essayer de les
comprendre et retenir une partie de leur discours. Il transforme leurs
énoncés : discours direct versus discours indirect, gère
des relations linguistiques (pronoms, adjectifs, articles
). Par
exemple, si un locuteur dit " Moi, quand j'ai des copains je lui
prête mes jouets. ", le reformulateur reprendra en disant
:" Il a dit que quand il
a des copains, il prête ses jouets.".
Ce travail linguistique nécessite une décentration de
son propre point de vue. C'est un effort cognitif très important
parce que pour reformuler il faut se débarrasser de ses opinions
pour ne pas ajouter ce qui n'a pas été dit. Il ne faut
retenir que ce qui est essentiel donc apprendre à abstraire.
L'activité de reformulateur est difficile et formatrice pour
l'écoute et la compréhension et pour mettre en place les
conditions d'une éthique communicationnelle.
L'élève micro
écoute l'élève Président qui lui
demande de donner le micro à tel puis tel et tel élève.
Il donne le micro et rappelle le prénom de l'élève.
Le micro amplifie des voix parfois inaudibles, c'est aussi un moyen
d'enregistrer la discussion. L'élève micro revient
toujours au centre de l'atelier et symbolise l'égalité.
Il doit aussi écouter l'enseignant afin de répéter
sa question lorsqu'il passe le micro : redondance entraînant les
discutants à s'imprégner des exigences liées à
la relation discursive de la question et de la réponse et sollicitant
leur attention.
Les discutants débattent
sur le sujet lancé par l'enseignant. Les élèves
qui demandent le micro se lèvent et "prennent la parole" pour
donner leurs définitions ou points de vue. Les prises de parole
sont parfois équivoques sur le plan des exigences intellectuelles
parce que les élèves demandent parfois la parole plus
pour le plaisir de parler que pour définir ou argumenter une
proposition. Mais cette attitude n'est pas sans intérêt.
Selon Todorov (2002), l'enfant avant de se hasarder dans une discussion
cherche d'abord à être reconnu par les autres (les adultes
ou ses pairs). Sa demande de parole correspond donc également
à une pure proposition d'existence qui précède
l'accord ou le désaccord concernant le prédicat de sa
proposition. Autrement dit, avant qu'un jugement soit fait sur le contenu,
il réclame en amont la reconnaissance de l'existence du locuteur
en tant que sujet capable de produire un énoncé. Lors
de la seconde partie de la discussion les questions des discutants interrogent
l'élève qui présente son dessin censé illustrer
une partie de la discussion. Ils apprennent à formuler une question
et à relier celle-ci à un événement qui
vient de se passer. Le dessin présenté devrait représenter
les idées avancées lors de la discussion. C'est un exercice
particulièrement difficile car les enfants doivent se remémorer
ce qui a été dit pour juger la congruence des traces dessinées.
Lors des premiers ateliers, les discutants formulent souvent des questions
fermées relatives à des détails du dessin. Par
la suite leur questionnement devient plus ouvert.
L'élève dessinateur
participe au début de la discussion, puis quitte le groupe
pour faire un dessin sur ce dont parlent les discutants. Il est assis
à une table en retrait du groupe. La consigne donnée par
l'enseignant est non de reproduire ce qui lui passe par la tête
mais d'essayer de faire un dessin à partir des mots de la discussion.
Il doit donc tenter de prélever dans le flot du discours des
éléments qui lui paraissent importants et de les représenter
sous la forme d'un dessin. Il s'agit donc de produire une sorte de concept
iconique. Les discutants jugent de la pertinence de ce qu'il a fait,
souvent, leurs jugements portent sur des détails " Pourquoi
tu as fait un soleil, parce qu'on n'en a pas parlé. " L'élève
dessinateur est renvoyé à sa qualité de témoin,
la requête qui lui est faite est d'écouter et de rester
fidèle à ce qui a été dit.
L'enseignant ritualise en
début de séance le cadre de l'atelier, institue les élèves
dans leur fonction et rappelle les règles de fonctionnement.
C'est lui qui choisit la question qui sera débattue. Après
avoir délégué une partie de son autorité
aux animateurs, il tente de s'effacer. Il reste garant du bon déroulement
de l'atelier. Il aide le Président et surtout le Reformulateur.
Il demande la parole au président pour relancer la discussion,
et parfois pour faire une petite synthèse de ce qui a été
dit. Occasionnellement, il montre à un animateur comment il faut
faire pour présider ou reformuler.
Un dispositif peut-il Etre philosophique
?
Je reprends une des critiques
pointées par l'Inspection Générale de Philosophie
lors du récent colloque de Balaruc les Bains (26 au 28 mars 2003).
Cette question a son intérêt puisqu'elle évite de
confondre un moyen avec un but visé. Évidemment, le fait
que l'enseignant organise un dispositif pour distribuer le plus équitablement
possible la parole entre les élèves ne garantit pas automatiquement
la production d'énoncés philosophiques. Ce que l'on pourrait
supposer, c'est que l'organisation du dispositif favorise une éducation
à la citoyenneté : socialisation des rôles, apprentissage
de la prise de parole, écoute et respect d'autrui y compris lorsqu'un
locuteur contredit l'énoncé émis par un autre élève
etc
Premier constat décevant,
le dispositif ne pourrait prétendre, au mieux, n'être qu'un
apprentissage à la citoyenneté, s'il l'on considère
que le caractère démocratique d'une discussion ne suffit
pas pour lui conférer celui de philosophique. Avant de prolonger
notre analyse, nous devons éclairer une autre confusion : différencier
un atelier de discussion à visée philosophique (DVP) d'un
atelier de littérature. Ces deux types d'ateliers construisent
leurs réflexions en évitant les mêmes écueils
:
-
Le contresens et l'incompréhension d'un
énoncé.
-
L'enlisement dans l'affectif et le psychologique.
-
L'ignorance de la portée métaphorique
du texte.
A priori, les objectifs visent les
mêmes réflexions. Ce qui devrait différencier la
spécificité d'un atelier à visée philosophique
c'est le choix des questions. Dans le cas d'une DVP le texte n'est
qu'un prétexte, alors qu'en littérature il est important
de revenir sans cesse sur le texte. Si on traite l'allégorie
de la caverne le questionnement philosophique pourrait être de
chercher à comprendre "ce qu'on peut gagner à dire la
Vérité ?" ; le texte d'un livre de jeunesse comme Yakouba
peut engendrer le dilemme d'Antigone .
HypothEse
En tant que praticien et théoricien
de DVP avec des élèves de maternelle (5/6 ans), je ne
suis pas convaincu qu'une discussion paraisse philosophique quand le
souci principal du maître est d'infléchir la réflexion
des élèves sur des oppositions conceptuelles. Certains
praticiens qui s'inspirent de Matthew Lipman n'arrivent à leur
fin que par le truchement d'artifices pédagogiques et par une
forte guidance du maître. Dans ce cas, les élèves
sont-ils réellement dans une posture où ils réfléchissent
par eux-mêmes ? Ce type de démarche suppose, d'une
part un enseignant rompu aux mouvements de la pensée discursive
et au maniement de la dialectique ; et d'autre part, il présume
des élèves capables de prendre conscience d'un minimum
de fragments de tels processus de pensée.
Je soutiens l'hypothèse inverse.
Chez des élèves du cycle 2, le fait que le maître
délègue une partie de ses prérogatives a pour conséquence
l'émergence ou la productions d'énoncés dont la
portée pourrait présenter une visée éthique.
En résumé, le dispositif
ne confère pas sui generis du "philosophique", par contre
on pourrait démontrer comment le rôle du maître qui
délègue certaines de ses fonctions aux élèves
dans l'organisation du dispositif viserait prioritairement un questionnement
favorisant, chez l'enfant, une réflexion éthique plutôt
qu'une réflexion réclamant un vocabulaire abstrait que
l'enfant aurait du mal à comprendre et à utiliser.
Quelques fondements thEoriques.
Est-t-il judicieux de préférer
un questionnement éthique à un questionnement fortement
conceptualisant ? Kuzmann définit L'ETHIQUE comme la partie de
la philosophie concernant la notion du BIEN fondant l'action des hommes.
Son but est de justifier rationnellement et universellement les fondements
d'un agir et d'une vie (en commun) justes, raisonnables et remplis de
sens. Les principes de l'éthique doivent être universellement
perceptibles et s'opposent à ce qui relèverait d'autorités
ou de conventions extérieures. La tâche méta-éthique
consiste alors à questionner réflexivement les formes
linguistiques et la fonction des énoncés éthiques
eux-mêmes.
Parmi les auteurs de sciences humaines
qui se sont penchés sur les questions de morale, Kohlberg continue
d'inspirer de nombreux travaux sur ce thème. Cet auteur définit
une modélisation du développement moral dans le cadre
de l'épistémologie piagétienne. Succinctement nous
rappelons ci-dessous les trois moments de cette construction :
La Moralité Pré-Conventionnelle
(la plupart des enfants). Dans le Stade1 lenfant obéit
pour éviter les punitions. Il s'incline devant l'autorité
hiérarchique et la loi des parents. Au cours du Stade2 (Donnant/Donnant)
l'enfant fonctionne toujours ainsi, mais il apprend à faire valoir
ses intérêts égocentriques. Ainsi, lorsqu'il s'incline
devant une autorité hiérarchique c'est qu'il exprime le
sentiment qu'il peut recevoir un bénéfice en retour. Cette
relation est proche de celle qui structure l'échange commercial.
La Moralité Conventionnelle
(la plupart des adultes) ; souci des autres, le sujet apprend à
saccommoder aux attentes du milieu. La recherche d'un bonne concordance
interpersonnelle correspond au début de l'empathie. Le sujet
veut intéresser l'autre, mais ses attitudes restent liées
profondément aux stéréotypes et aux comportements
normatifs. A ce stade, le sujet juge le comportement des autres en fonction
des intentions qui sous tendent leurs actions. Au Stade4 (Loi et Ordre),
le sujet construit sur un plan plus abstrait et conceptuel les liens
qui relient les personnes aux valeurs régissant une société.
A ce stade, le sujet adhère aux règles qui fondent l'ordre
social dans la société à laquelle il appartient,
de ce fait il en accepte les contraintes et les devoirs
La Moralité Post Conventionnelle
( 20 à 25% des adultes des corpus de Kolhberg pour le stade
5 et 6, et ? % au stade 7) l'action du sujet est orientée par
un principe. Le Stade 5 (Contrat social) institue le cadre de ce qui
est constitutionnellement admis, c'est la recherche des règles
et des procédures capables de favoriser un consensus véritable
entre dirigeants et dirigés. Au stade 6, la notion de justice
repose sur un principe fondamentalement éthique, c'est-à-dire
une forme d'empathie parfaite fondée à la fois sur les
rapports interpersonnels et sur l'idée de la dignité humaine
possédée par tout homme. Enfin le Stade 7, désigne
un stade méta-éthique : le sujet est capable de problématiser
toute action ou intention au nom d'un pourquoi telle chose pourrait
être morale.
Cette modélisation bien qu'elle
soit critiquable, a lintérêt de rappeler certaines
lignes de force qui structurent le cheminement d'un individu pour construire
son rapport à la morale et aux formes socioculturelles de la
société dans laquelle il vit. En maternelle, si l'on se
réfère au modèle de Kohlberg on situerait les enfants
au stade 1 & 2 de la Morale Pré-Conventionnelle. Mais, si
la socialisation du Vivre Ensemble prônée par les Instructions
Officielles ne se fondait que sur l'obéissance à des autorités
ou à des conventions extérieures, alors nous ne serions
plus dans une problématique relevant de l'éthique. Est-ce
que l'organisation du dispositif peut favoriser les attitudes des enfants
de telle sorte qu'on pourrait observer des énoncés ne
relevant plus d'une moralité de type Pré-Conventionnel
mais de celle relevant du type Conventionnel ?
Vygotski a postulé que le
rôle du maître devait favoriser la réflexion des
enfants au-delà de ce qu'ils savent faire quand ils s'attellent
seuls à une tâche. Il écrit, "le seul bon enseignement
est celui qui précède le développement du sujet
apprenant". Cela ne veut pas dire que l'adulte doit exercer
une guidance forte sur le groupe d'enfants, cela indique que la construction
s'élabore dans le cadre d'une interaction où l'apprenant
peut réaliser, conscientiser, verbaliser
un phénomène
avec l'aide d'un expert. Selon cet auteur, le développement d'une
capacité à abstraire n'implique ni l'accumulation d'associations,
ni l'augmentation de l'attention et des représentations.
Ces éléments, dit-il, ont leur part dans la formation
des concepts mais ils ne sont pas essentiels parce que l'élément
nouveau c'est l'emploi spécifique du MOT : l'utilisation fonctionnelle
du SIGNE comme moyen de formation des concepts. Ici, s'opère
la frontière entre l'enfance et l'adolescence ou pré-adolescence
qui se réalise par la construction des fonctions psychologiques
supérieures du sujet (langage oral, écrit, plans, schémas,
théories scientifiques
). Vygotski avance la thèse
que cest dans le cadre de la communication avec ladulte
et avec la collaboration de camarades que le jeune enfant développe
ses fonctions intellectuelles supérieures, dans un double
mouvement :
Je reprends ce postulat pour étayer
le fondement théorique organisant le dispositif que je propose
: le développement de l'intelligence de l'enfant est solidaire
du contexte sociale qui le sollicite. Comme le propose Vygotski, le
développement des processus mentaux se construirait d'abord dans
une relation sociale (interindividuelle) avant de se métaboliser
sous la forme d'une pensée personnelle (intraindividuelle).
Cette socio-construction implique que la communication interindividuelle
ait un rôle majeur dans la construction des structures cognitives
nécessaires à l'éveil réflexif de l'enfant.
Ce choix implique alors l'organisation d'un dispositif tel qu'il suscitera
des interactions dont l'activité est supposée avoir un
effet bénéfique dans l'apprentissage à penser.
On pourrait retenir les idées
suivantes pour valider le caractère d'une visée philosophique
pour ce type d'atelier :
-
Premièrement, s'inspirer des processus
du "philosopher" définis par M. Tozzi "conceptualiser,
argumenter, problématiser".
-
Deuxièmement repérer dans les
énoncés produits par les enfants "l'apparition
de l'autre" au cours des interactions entre élèves.
L'émergence du point de vue d'autrui convoquant le questionnement
de l'éthique devrait favoriser une posture pré-conventionnelle
versus conventionnelle.
-
Troisièmement repérer l'émergence
de l'ipséité dans les énoncés produits
par les enfants : qu'est-ce qui autorise les enfants à penser
par eux-mêmes. Autrement dit, à quels moments l'enfant
habite-t-il son discours, intériorise-t-il des éléments
de la discussion.
-
Quatrièmement, analyser l'outil linguistique
(objet formel, culturel et conventionnel nécessaire pour
communiquer avec les autres) pour étudier ce qui permet de
développer l'échange dialogique, socle de la pensée
discursive.
Pourquoi rejeter l'idée que
ce n'est pas vraiment utile d'encourager avec ce type d'élèves
une trop forte propension à conceptualiser ? Lenfant aborde
la notion d'un concept d'abord en fonction de ce qu'il perçoit.
La corrélation est faible entre sa réalité subjective
et la réalité objective. Exiger une réflexion
fortement conceptualisante contraint les enfants à réfléchir
au rapport liant les notions conceptuelles et la réalité.
Cela suppose, chez l'enfant, un bagage linguistique suffisant pour comprendre
les questions de l'enseignant, ainsi qu'un certain "dressage" car les
enfants doivent rester fortement concentrés vers les attentes
du maître. L'enseignant qui privilégie la définition
des mots plutôt que sa construction par l'enfant, dirige et oblige
l'élève à regarder et à comprendre les notions
étudiées selon le déroulement proposé par
l'adulte. En voulant trop clarifier le sens des mots ne laisse-t-on
pas de côté la dynamique du processus socio-constructiviste
qui permet à l'enfant de construire les concepts abordés
lors des discussions. Quand le maître part d'un concept déjà
formé à laide de définitions verbales, la
compréhension dun concept par lintermédiaire
dautres mots implique l'accès au métalangage ce
qui exclut de fait les élèves en difficulté scolaire.
Pour agencer le dispositif de discussion à visée philosophique,
je ne m'intéresse ni à abstraire ce qui singularise
un objet de réflexion, ni à orienter l'esprit des enfants
vers des concepts déjà prêts, je m'intéresse
principalement au processus qui préside à la construction
du concept.
Dans ses expérimentations,
Vygotski introduit des "mots artificiels" (pseudo mots) qui nont
au début aucun sens pour lenfant. Ces mots sont formés
spécialement à des fins expérimentales, c'est-à-dire
des mots qui ne se rencontrent pas ainsi lorsque les concepts sont exprimés
à laide du langage. Les termes, président de
séance, reformulateur, élève micro apparaissent
comme des "mots artificiels" tant que les enfants n'ont pas réellement
expérimenté ces fonctions. Lors des premières séances,
dire à un enfant de 5 ou 6 ans qu'il va être reformulateur
c'est un peu comme lui dire qu'il va être "Chroumfeur"
parce qu'il n'a pas pour l'instant les savoir-faire nécessaires
que réclament une telle fonction ni à quoi un tel rôle
peut servir. A quel moment l'enfant va-t-il être capable de prélever
les signifiants qui lui paraissent pertinents ? Une telle interrogation
est peut-être intéressante sur le plan éducatif,
mais est-elle satisfaisante pour comprendre en quoi le fait de déléguer
des fonctions va influer la discussion vers l'émergence d'une
visée philosophique ? Puisqu'il faut comprendre le prétexte
d'un texte philosophique, il faut d'abord comprendre le sens de l'histoire
pour comprendre les questions qui s'y rapportent. La question de l'allégorie
de la Caverne de Platon peut être celle de prendre conscience
de ce qu'est le réel face à l'illusion, mais cela peut
correspondre à un questionnement éthique "Que gagneraient
les hommes qui sont enchaînés dans la Caverne, s'ils étaient
libérés ?". Le second point que je défends
revient à dire que le questionnement éthique est plus
aisé aux enfants.
comment l'enfant pense DANS UN
ATELIER ?
Prenons quelques exemples relevés
dans une discussion avec des enfants de maternelle sur ce sujet. L'enseignant
demande " Qu'est-ce qu'il devrait faire celui qui est libre ? Première
thèse - essayer de convaincre ses anciens compagnons qui sont
toujours enchaînés, mais ils vont le traiter de menteur
- Deuxième thèse - ne rien dire, et profiter de son pouvoir
puisqu'il sait maintenant plus de choses qu'eux ? " Paul P. choisit
la première thèse " Il devrait libérer les autres
parce que comme ça les autres ils verront que ce n'est pas un
menteur." L'enseignant demande à l'enfant d'approfondir son
choix : " Pourquoi tu penses cela ? ". Paul P répond "
Parce que ce N'est Pas BIEN de mentir !". Suite à ce jugement,
l'enseignant demande à l'enfant la source d'une telle pensée
(cf. stade Pré-Conventionnel) "Et comment tu sais que ce n'est
pas bien de mentir ?". Paul P. répond alors " C'est maman
qui me l'a dit, ce n'est pas bien de mentir aux parents,
sinon on est puni." On voit comment le raisonnement de l'enfant
résiste pour dépasser ce que Kohlberg dénomme le
stade 1 de la morale Pré-Conventionnelle : l'enfant obéit
pour ne pas être puni. On entrevoit d'autres résistances,
la négation NE
PAS reste ancrée sur un lien affectif
lequel relève en fait plus d'une affirmation "maman dit que
ce n'est pas bien de mentir". D'un point de vue linguistique, il
n'y a pas la manifestation d'une opposition entre deux points de vue
différents, enchaînés/non enchaînés.
A partir de cet échange, l'enseignant demandera à l'élève
reformulateur de résumer ce qui vient d'être dit afin que
le groupe se saisisse de cet échange. On peut alors essayer au
cours de la discussion de déplacer la figure affective de la
mère par les points de vue des autres enfants, passer d'un objet
affectif à un objet de discussion et glisser ainsi vers une visée
éthique " Qu'est-ce que vous pensez quand l'un d'entre fait
un mensonge à un camarade ? "
COMMENT LE DISPOSITIF FAVORISE
LA DECENTRATION ?
Intéressons-nous à
la fonction du reformulateur, et de l'élève-micro.
Le premier, on l'a vu, ralentit la discussion, mais il ne se contente
pas de rabâcher, il est le témoin d'une production linguistique
qui s'essaie à être discursive, même si celle-ci
reste encore loin de son but : une réflexion éthique.
Le président de Séance donne la parole à
trois ou quatre élèves qui la demandent, c'est l'élève
chargé du micro qui actualise l'ordre de parole donné
par le président. L'élève chargé du micro
a une autre fonction : à chaque fois il nomme l'élève
à qui il tend le micro, mais avant cela il rappelle systématiquement
la question lancée par le maître. C'est un renforcement
du questionnement pour éviter la dispersion, mais surtout si
la discussion à visée philosophique, nouveau genre scolaire,
pose le statut de la question comme élément moteur, alors
il faut aussi apprendre aux enfants la relation dialectique entre la
question et la réponse. Cette relation est un pilier pour faire
pénétrer l'enfant dans le monde de la culture, et pour
lui permettre d'apprendre à rendre opérationnel le maniement
des conventions qui régissent la communication. Or, j'ai supposé
que c'était dans le cadre de la communication avec l'aide de
ladulte et/ou de ses pairs que le jeune enfant pouvait développer
ses capacités intellectuelles à penser.
L'atelier devient alors un lieu
où les élèves peuvent émettre des expériences
de pensée, telle que "Peut être que si (
) on pourrait
alors (
)". En effet, lenfant de maternelle na
ni expérience ni connaissances antérieures pour résoudre
les questions suscitées par le mythe de la Caverne. Le processus
de réflexion est intimement en liaison avec la compréhension
du mythe et la communication de la parole entre les élèves.
La confrontation des hypothèses émises par les élèves
et leur discussion ne peut prendre forme qu'en explicitant peu à
peu les énoncés produits par les élèves.
Provoquer une mise en forme de la discussion implique la compréhension
du plus grand nombre des participants, nous favorisons ce processus
par la reformulation, la question reprise par l'élève-micro
et les synthèses de l'enseignant. Ainsi, peu à peu la
discussion est élevée à confronter ce qui est exprimé
par les enfants avec la question de la Vérité sous jacente
à l'allégorie de Caverne.
L'enseignant raconte de façon
très simplifiée l'allégorie de la Caverne et demande
aux élèves : " Qu'est-ce que vous avez compris de cette
histoire ? ". Le président de séance s'adresse au
groupe : " Qui veut parler ? " (il choisit trois élèves).
L'élève-micro donne le micro en appelant l'enfant par
son prénom et en répétant la question du maître
: " Ines qu'est-ce que tu as compris ? " ; INES : " Euh
je ne sais pas
" ; l'élève-micro s'adresse
à un autre élève qui reste muet ; puis à
PAUL P " Ils ne peuvent pas bouger, ils ne peuvent pas regarder le
feu et la lumière ". Ensuite, l'élève-micro
tend le micro vers Luisa en lui disant " Reformulateur ". Lisa
hésite puis dit " Euh
Ines, elle a dit je m'en souviens
plus
Paul B il n'a rien dit et Paul P, euh
je n'ai pas compris
". Ce premier jet souligne le flottement de la discussion et la difficulté
de compréhension de l'histoire. La faiblesse du feed-back du
Reformulateur montre que les enfants ne sont pas encore prêts
à entrer dans la discussion. Cependant, on peut penser que la
réitération des questions par l'élève-micro
a entraîné la réflexion des élèves
sur le thème de la discussion. L'enseignant demande la parole
au Président et relance la même question. Le Président
donne la parole à quatre nouveaux élèves. À
chaque fois l'élève-micro nomme l'élève
et répète la question : " Qu'est-ce que tu as compris
de cette histoire ? ". Antona se lève et dit : " Ils ne
peuvent pas bouger, j'ai fini. ". Oscar " Hé ben, des
gens sont enfermés, ils ne peuvent pas bouger, ils vivent dans
une grotte, ils ne voient pas derrière
des hommes et un
feu. Des hommes passent avec des dessins et ils croient que c'est ça
la vérité. ". Valentin se lève et dit : "Je
ne suis pas d'accord avec Oscar, parce que ce n'est pas des dessins
mais des sortes de marionnettes qui font des ombres". Maureen prend
le micro et reste muette, puis c'est au tour de Billal " Il sont
enfermés et ils ne peuvent pas bouger et voir derrière
parce qu'ils ont des chaînes". Durant cette discussion, l'enseignant
à stimuler le reformulateur en lui répétant parfois
ce qui venait d'être dit. L'élève-micro tend le
micro vers Luisa qui se lève et dit " Antona, elle a dit qu'ils
ne peuvent pas bouger, Oscar il a raconté l'histoire, Valentin
il n'était pas d'accord parce que c'était des marionnettes
qui faisaient les ombres et Billal il a dit qu'ils avaient des chaînes
". La délégation des fonctions institutionnelles montrent
que le ralentissement de la production d'énoncés était
nécessaire afin de manifester une compréhension de l'histoire
et sa restitution par le reformulateur. On évite ainsi un décalage
possible entre le rythme de l'enfant et l'effort réclamé
par la réflexion suscitée par l'allégorie. L'énoncé
d'Oscar reste un peu confus, mais il pose déjà l'enjeu
du problème "ils croient que c'est ça la vérité".
L'enseignant va pouvoir s'appuyer sur ces énoncés pour
qu'ils affinent leur raisonnement "Pourquoi doit-on dire la vérité
?"
EMERGENCE D'UNE VISEE ETHIQUE
Mais, peut-on se satisfaire de reproduire
ce qui pourrait représenter la Vérité ou d'effectuer
diverses liaisons associatives pour qu'une discussion soit philosophique
? Si on veut aider l'enfant à sortir de la confusion cognitive
dans laquelle il baigne, il faut donc l'interroger sur le but de ce
questionnement "Pourquoi est-ce important d'être libre, de
ne pas avoir de chaînes. Est-ce qu'il faut être libre pour
penser ? Est-ce important de poser cette question ?". Ce questionnement
permet d'organiser un point de départ pour produire du sens afin
de s'approcher du concept visé. Quand le maître demande
"Pourquoi c'est bien de ne plus avoir de chaînes ?", il demande
à un enfant qui jusqu'à présent se pliait devant
l'autorité hiérarchique et la loi des parents à
commencer à réfléchir par lui-même. Cette
démarche implique que l'enfant ne peut plus résoudre cette
question problème en référence à son contexte
familier lié aux déterminismes d'une autorité extérieure.
Ce questionnement prend la forme d'une conversion, d'une conduite orientant
l'enfant vers une autre direction (educere), une façon
de tourner sa nuque vers un autre lumière.
Voyons les réponses provisoires
de ces enfants dans la suite de la discussion : l'enseignant demande
: " Pourquoi c'est bien de ne plus avoir de chaînes ?".
Valentin : "S'ils sont libres ils pourront tourner la tête
et ils verront comment on fabrique les ombres." Cet enfant formule
une hypothèse mettant en relation la Vérité et
la Preuve. Billal : " Ce n'est pas bien, parce qu'on ne peut pas
vivre quand on est enchaîné " Il formule un jugement
énonçant un lien entre la liberté du corps et celle
de l'esprit. Ce point de vue éthique, si l'on se réfère
aux stades de Kohlberg souligne l'évolution du raisonnement dans
le stade pré-conventionnel, la pensée de cet enfant ne
se meut plus uniquement dans le cadre tracé par l'autorité
de l'adulte mais fait valoir un point de vue personnel. Antona : " Si
on ne peut pas tourner le cou (alors) on ne peut pas voir que c'est
la guitare qui fait l'ombre" La forme elliptique de cet énoncé
dessine la production linguistique d'une syntaxe hypothético-déductif
"Si
alors" et suggère la construction d'une structure d'accueil
apte à favoriser un raisonnement plus abstrait et plus réflexif.
CONCLUSION
La problématique que j'ai
posée, interrogeait s'il suffisait que le maître délègue
une partie de ses prérogatives pour observer l'émergence
d'une discussion à visée philosophique. Nous avons
vu que ce dispositif n'est qu'un cadre pour rendre possible cette émergence,
c'est un outil, une boîte à idée pour le maître.
J'ai émis également l'hypothèse que les élèves
de maternelle, avec l'aide du maître, pouvaient produire des énoncés
dont la portée pourrait présenter une visée éthique.
Nous avons vu que le dispositif
pouvait garantir une éducation à la citoyenneté.
Deux éléments me semble plaider en ce sens. En premier
lieu, parce que le dispositif tient compte des capacités cognitives
des jeunes enfants évitant ainsi les décalages entre les
rythmes de l'enfant et ceux de l'adulte. Il oblige l'enseignant à
rester dans une écoute compréhensive à l'égard
des élèves. En second lieu, la délégation
des rôles met en place un véritable apprentissage pour
comprendre les enjeux de la communication orale, le jeune enfant apprend
à parler pour exprimer à d'autres enfants ce qu'il pense.
C'est à la fois un apprentissage linguistique mais également
une prise de conscience de la communication verbale.
Nous avons souligné aussi
que la discussion ne pouvait prétendre avoir une visée
philosophique que si le questionnement entraînait un apprentissage
à penser. Pour cela, il est intéressant que les enfants
puissent partir d'un récit pour en saisir le sens et le prétexte.
Le jeune enfant de maternelle (G.S.) éprouve lexpérience
dun problème qui ne pourra être résolu qu'en
clarifiant les définitions des notions débattues. Mais,
pour prendre conscience dun problème à résoudre,
l'enfant ne dispose pas personnellement des outils cognitifs pour le
résoudre, donc il est en situation de recherche et de demande
d'aide. Il est donc important que le maître choisisse un texte
révélant une source philosophique et qu'il en saisisse
lui-même la portée éthique, même s'il ne cherchera
pas systématiquement à entraîner les enfants vers
cette voie. Les interventions du maître en favorisant le questionnement
éthique devraient encourager l'enfant de maternelle à
passer d'un raisonnement égocentrique (Morale pré-conventionnelle)
à un raisonnement où il apprend à faire valoir
son point de vue et à confronter celui-ci avec l'opinion des
autres (Morale conventionnelle). Les rôles du dispositif ont alors
pour fonction l'apprentissage et le développement des capacités
cognitives des élèves pour développer une communication
interactive et de l'intercompréhension. Ces rôles exercent
une force centripète pour accroître la concentration et
l'attention des enfants.
Bref, le maître en délégant
certaines de ses fonctions tendrait à aider l'enfant à
décentrer ses points de vue, évidemment en respectant
à la fois l'originalité et les caractéristiques
de la pensée enfantine. Il ne deviendrait ce passeur qu'à
la condition d'insuffler chez l'enfant d'authentiques exigences intellectuelles
prenant appui sur les premiers jets de pensée des enfants : les
rôles n'étant alors qu'une sorte d'alchimie pour transformer
la discussion chaotique des enfants en pensée provisoire où
l'altérité et le souci de l'autre seraient susceptibles
d'être les premiers concepts que les enfants puissent expérimenter
puis conceptualiser.