Déontologie et éthique discussionnelle dans le cadre de la discussion à visée philosophique : la part du maître.

Alain Delsol

 

Doit-on respecter certaines règles quand on met en pratique une discussion à visée philosophique (DVP) avec de jeunes enfants ou de jeunes adolescents, fragiles en tant que sujets en construction et sensibles aux questions existentielles et psychologiques ? L'enseignant doit-il questionner, explicitement ou implicitement, les effets de sa pratique d'un point de vue déontologique voire éthique ? Pour comprendre cela, interrogeons-nous sur ce qui pourrait justifier l'éthique de la discussion d'un groupe d'enfants dans le contexte de l'école. Cet article soulève trois points qui nous paraissent utiles de mettre en lumière afin de comprendre quelques enjeux entraînés par la mise en situation de la DVP à l'école. Nous hiérarchisons le questionnement du choix des règles et des principes de la façon suivante. En premier lieu, le rôle du maître n'est pas neutre, on doit rappeler la part d'ombre qui accompagne toute action didactique. En second lieu, la mise en place d'une pratique innovante conduit souvent l'utilisation de matériaux techniques ou méthodologiques. L'école est un lieu public, il conviendra donc de rappeler que tout enseignant a une mission qui lui est confiée par la République. Il est garant d'une éthique aussi bien auprès des familles que des enfants dont il a la charge. En troisième lieu, on ne saurait faire l'économie d'une réflexion épistémologique pour éclairer ce qui guide les praticiens ou chercheurs à choisir tel ou tel dispositif de discussion selon la manière dont ils traitent le processus de pensée lié au concept d'idée. Enfin en conclusion, nous plaiderons pour la nécessité d'une sorte de supervision pour aider et encadrer les praticiens lancées dans cette pratique innovante, ainsi que l'établissement d'un cadre déontologique à la fois rassurant pour l'enseignant et les élèves. Mais avant d'aborder certains aspects formels, tentons de souligner les fondements éthiques qui nous semblent soutenir les présupposés liés aux pratiques de la discussion à visée philosophique (DVP) à l'école primaire ou au collège.   Le métier d'enseignant : un rôle complexe. Depuis que l'école républicaine est obligatoire et gratuite, elle stipule au métier d'enseignant certaines conditions d'éthique et de déontologie notamment en séparant ce qui relève de la sphère du public et de celle du privé. C'est ce qu'énonçait déjà la célèbre lettre que Jules Ferry adressait à tous les instituteurs (17 novembre 1883). L'enseignant n'est-il pas, une part de l'institution, un représentant de la loi ainsi que son garant ? Choisissons un exemple : un problème discuté avec les élèves porte sur la question de savoir si on a le droit de faire tout ce que l'on veut dans la vie. Si un élève avoue avoir commis tel ou tel petit délit quel est le rôle du maître ? Doit-il rester en réserve, ne rien dire et de ce fait ne pas garantir la fonction d'éducation qu'il est censé assurer ? Doit-il rompre le cours de la discussion pour faire prendre conscience à cet élève des dangers de ne pas respecter le cadre de la loi ? Prenons un autre exemple, au cours de la discussion un élève pour expliciter sa pensée prend appui sur son contexte intime en livrant quelques petits secrets familiaux. Que doit faire le maître d'une telle situation si les propos de l'élève s'égarent dans les zones d'ombre d'un quelque chose trop affectif ? La psychanalyse a montré qu'il est difficile pour tout individu d'être au clair avec soi-même, comment alors prétendre que le maître puisse établir un rapport d'objectivité entre lui et les élèves ? Mais, on peut soulever également des problèmes politiques et idéologiques, jusqu'où aller, y compris contre ses propres désirs ? La philosophie, par sa démarche critique, remet en permanence tout objet du réel en question. Mais remettre sans cesse tout en question avec des enfants n'est-ce pas le risque de tout relativiser, y compris le savoir scolaire à transmettre ? Cependant, si l'on renonce au processus de pensée critique on vide la portée logique à laquelle prétend toute discussion à caractère philosophique. Ce qui est souligné ici, c'est la complexité du rôle du maître. Il est garant de la loi à cause de sa fonction institutionnelle, mais il doit aussi assurer une fonction d'éducabilité impliquant des relations maître / élèves qui peuvent opérer des rapports entre ce qui relève de la sphère privée et de la sphère du publique. Bref, si l'on prend au sérieux le caractère philosophique de la discussion alors la pratique d'une DVP ouvre le questionnement vers l'éthique et la déontologie tout en signalant le rôle complexe du maître. L'ambition de faire de la discussion instituée en classe peut se réaliser sur n'importe quel objet de débat, mais ce faisant, ne fait-on pas resurgir un objet oublié, celui de la laïcité ?     Déontologie des choix du matériel et des pratiques. Cependant, d'autres modalités plus concrètes sont liées au cadre éducatif de la DVP. Que fait-on du matériel utilisé lors d'une séquence ? Peut-on et a-t-on le droit de faire et d'utiliser des enregistrements audio ou audiovisuels, des traces écrites, des dessins d'enfants, des prises de notes… ? Il y a des règles légales à connaître et à appliquer, par exemple il faut des autorisations administratives dès qu'un corpus a une finalité autre que scolaire. D'ailleurs l'enregistrement audiovisuel est soumis à des règles juridiques précises. Faire un recueil de données est certes utile pour analyser ce genre de pratique, mais l'enseignant qui agit dans l'espace publique de l'école est tenu de connaître et de respecter des droits et des devoirs. Par ailleurs, que veut-on faire des typologies des questions des élèves, qui sont recueillies et quel est le but de ce type d'analyse ? Est-ce pour aider les élèves à développer leurs processus de penser ou pour produire d'autres effets : éducation citoyenne, développement du langage oral, développement de certaines fonctions cognitives etc… Comment s'effectue le choix des questions proposées au cours de ce type d'atelier ? On peut craindre que l'adulte projette sur les élèves des questions qui ne sont pas de leur âge. Notamment avec les enfants les plus jeunes on pourrait s'inquiéter de l'intérêt de devancer trop tôt leurs questionnements. En effet, ne faut-il pas préserver leur part d'imaginaire, celle-ci n'est-elle pas mise en danger lorsqu'on force l'enfant à passer de sa façon de penser qui est holistique à une pensée discursive que réclame l'exigence intellectuelle d'une discussion philosophique ?     Dispositifs et questionnement épistémologique Nous venons de voir trois types de problèmes qui s'entrecroisent : la distinction entre ce qui peut être privé ou public entre les participants de l'atelier, l'autorisation et l'utilisation de certains matériaux (enregistrements, écrits…) et enfin le choix du contenu et sa finalité. Ces questionnements sous-tendent les choix implicites ou explicites que le praticien devra faire pour mettre en place le déroulement des séances de DVP. Ainsi, le choix du dispositif constituant le cadre de la discussion va découler de la manière dont le praticien appréhende l'idée d'une éthique de la discussion. Pour certains praticiens ou chercheurs, il suffit qu'il y ait interaction humaine pour faire surgir dans un groupe un rapport avec l'autre et de ce fait le jaillissement de la figure de l'autre est censé faire émerger une éthique de la personne. Pour d'autres, cette interaction doit être canalisée et pour d'autres il faut la provoquer. Mais, pour qu'il y ait une visée philosophique on ne peut s'attarder à rester dans l'horizon psychologique du sujet, il faut une portée universelle qui convoque une éthique de la pensée. C'est sur ce dernier point que les débats sont les plus vifs entre chercheurs et praticiens de DVP. Le débat porte principalement sur le fait de savoir si le jugement émis par un sujet est manipulable ou non. En effet, l'opinion est plus facilement transformable en objet parce qu'elle est par nature faiblement personnelle alors que l'idée est fortement habitée par le sujet. Le courant inspiré par les Sciences de l'Éducation tendrait à se saisir des aspects caractérisés par la subjectivité lorsque le sujet tente de formuler une idée. Par contre, le courant qui se réclame de la philosophie pour enfants s'interroge sur le caractère scientifique qui prétendrait objectiver l'idée en tant que processus et réfute catégoriquement le caractère philosophique aux recherches qui portent sur le dispositif de la DVP. Pour le courant qui se réfère à la philosophie pour enfants, un sujet qui dans un groupe émet une idée qui nous est étrangère engendrerait un trouble dans notre entendement. Cette idée devrait provoquer en nous un étonnement parce qu'une autre personne appréhende le réel de manière différente de soi. Telle une onde invisible, cette idée devrait soulever en soi une réorganisation sur la façon dont on a l'habitude de penser et cela dans le but soit d'intégrer cette idée, soit de la réfuter. Entrevoir ainsi la vie des idées implique un lien indissociable entre le sujet qui l'émet et tel autre qui la saisit. On comprend pourquoi cette approche de la discussion philosophique pour enfants réfute qu'une idée puisse être objectivée par un raisonnement qui lui serait extérieur. Par contre l'opinion pourrait et devrait subir ce genre de transformation. Une telle distinction impliquerait que la visée philosophique en s'intéressant à l'idée se détournerait de tous dispositifs qui tendraient à séparer la parole émise de son locuteur. Tout dispositif concernant un débat institué avec des règles de communication, des rôles, des protocoles etc… ne saurait alors concerner qu'un travail sur l'opinion.

Le courant porté par les Sciences de l'Éducation distingue l'idée des processus de pensée mais la démarche est différente. Dans ce courant, il est utile de s'appuyer sur un dispositif organisant la discussion afin de garantir les conditions de possibilité pour faire advenir une discussion à visée démocratique et philosophique, bien que ces deux visées ne soient pas réversibles. L'option méthodologique consisterait à s'autoriser de considérer les processus de pensée nécessaires pour produire une idée comme s'il s'agissait d'objets. Autrement dit, la transformation des substances de la discussion en objets observables permettrait un description et une explication par un raisonnement extérieur. Ainsi, des techniques telles que : les règles, les rôles, la reformulation, les traces écrites, les dessins etc… ont pour objectif de comprendre une partie des processus liés à la production de l'idée dans le but d'en faire "quelque chose" et éventuellement "un objet de recherche sur…". Mais pour théoriser le fonctionnement de certains processus de pensée "comme s'il s'agissait d'objet", il faut suivre certains choix méthodologiques : canaliser ou contrôler les affects et la part subjective du locuteur parce que le lieu d'où il parle devrait en principe être préalablement défini par les règles de fonctionnement du dispositif, sinon il n'y aurait pas d'observables. La finalité de ce type de DVP revient à construire à partir d'éléments objectivés, la construction du sujet lui-même dans le groupe et dans la société (visée démocratique) mais aussi la construction de ses capacités d'analyses et capacités métacognitives sur les enjeux de la discussion et sur la façon dont s'est élaborée la recherche d'une pensée commune (visée philosophique).

    Pour conclure Le métier implique de fait certaines conditions d'éthique et de déontologie, par contre la pratique de la DVP appelle à réfléchir et à saisir toute la complexité de cette fonction. Cette pratique peut revêtir une forme de ruse pédagogique parce qu' a priori il semble facile et intéressant de mettre en place de telles séquences à l'école. Mais peu à peu, le maître va commencer à saisir tous les enjeux tant au niveau de la forme qu'au niveau du fond. Il ne s'agit pas d'une boîte de Pandore mais d'un outil pour analyser sa pratique et surtout pour ouvrir sa réflexion vers des horizons éthiques et déontologiques. C'est donc sur de vastes questions que s'engage le maître ; ce serait mission impossible s'il n'était accompagné. L'enseignant qui se lance dans un tel projet devrait être aidé pour éviter deux écueils principaux ; en premier lieu, les questions formelles et matérielles liées à la mise en situation de ce type de pratique ; en second lieu, les enjeux théoriques qui sous-tendent les choix de ces pratiques. On peut donc considérer comme nécessaires des structures de supervision pour analyser ces pratiques et aider les praticiens ainsi que la rédaction d'un minimum de règles déontologiques quel que soit le type de dispositif choisi par l'enseignant.

 

Date de création : 14 juin 2004
Date de révision :