Une discussion philosophique
en maternelle
Alain Delsol, instituteur
et chargé de cours à Montpellier 3
Un enfant de grande section de maternelle (5/6
ans) conceptualise difficilement, sa pensée se développe
de façon fragmentaire, il lui est difficile de comprendre pourquoi
deux termes se rencontrent. Cependant, la liaison de deux termes constitue
le début d’une règle ultérieure de classement,
comme l’écrit Wallon " une agrafe de la connaissance
sur l’objet dédoublé de l’intuition sensible
ou intellectuelle ". Quand l’enfant tente de justifier
ou d’argumenter ses choix, le voilà confronté
aux difficultés de la langue : les connecteurs logiques.
Lorsqu’il essaie de questionner (problématiser) le
thème de la discussion, le trouble et la confusion obscurcissent
son entendement. La discussion philosophique avec les enfants m’a
profondément étonné : d’une façon
générale ils confondent la question et la réponse.
Or dans un dialogue, cette distinction est cruciale pour faire préciser
à un interlocuteur une notion ou un point de vue. Questionner
implique : décentration, relation à l’autre,
transformation du langage en objet, et émergence d’une pensée
critique.
L’atelier de discussion philosophique
La discussion avec les enfants est hebdomadaire
et se déroule en classe. L’enseignant encadre deux élèves
animateurs : un président de séance et un élève
qui reformule. Complétant le cercle, 6 élèves discuteront
la question abordée lors de la séance. Au centre, un élève
est responsable micro. À l’extérieur, 2 enfants font
un dessin à partir de ce qu’ils entendent. L’enseignant
introduit rapidement le thème (Qu’est-ce qu’une table ?
Peut-on être ami avec une fourmi …). Pendant quinze minutes,
les enfants essayent de répondre ; puis on change d’animateurs
et pendant quinze minutes les enfants vont questionner le dessin et
l’enfant qui a produit ce " concept iconique ".
Tableau 1 :
Introduction de la discussion
L’enseignant :
" Vous nous expliquez votre rôle ". Loïc
" Le président ça veut dire qu’il
donne la parole et aussi il regarde s’il y en a qui font
les bêtes un peu ". Morgane (reformulateur),
" C’est quand quelqu’un parle, je répète
ce qu’il dit pour que les autres écoutent bien ce
qu’il dit ". Eléa " Ça sert
à parler, ça sert à passer le micro, c’est
moi le chef du micro. ". David " Nous
on recopie ce qu’ils disent les enfants, on fait un dessin
et il faut faire la même chose qu’ils disent les autres.
On va écouter les autres pour faire le dessin ".
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Cette phase de rappel est importante, si on choisit
comme principe éducatif que le sujet se manifeste à la
fois dans l’autonomie et dans l’hétéronomie.
L’enfant est autonome car il est libre d’intervenir ou non
dans la discussion. Il est hétéronome parce que des limites
lui sont imposées par le cadre du dispositif. Celles-ci peuvent
lui permettre de s’accommoder aux contraintes ou d’assimiler
une clarté cognitive suffisante pour s’y opposer.
Tableau 2 :
Début de la discussion " Qu’est-ce que l’amitié ? "
Kévin
" Un ami c’est un copain, sauf que c’est les
adultes qu’on appelle des amis, les petits ils s’appellent
des copains ". Julien P " Quand on joue
avec un copain, c’est un ami et après on se rencontre
c’est un ami ". Julien B " Un ami
c’est comme un ami, par exemple mon père, il avait
un copain et bien ça pourrait être un ami. "
Morgane tente de reformuler " Kévin,
il a dit que les parents c’est des amis et les petits c’est
des copains. Julien P je m’en souviens plus et Julien B non
plus ".
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Les enfants distinguent " ami " de " copain "
en opposant adulte et enfant, puis en référence au sexe
" copain c’est les garçons copines c’est les
filles ", enfin ils associent les deux mots " copain et
amis " pour désigner des personnes qui jouent ensemble.
La question et la réponse
Lors de la deuxième partie de la séance,
le dessin de David devient l’objet de la discussion et de la réflexion
des élèves. David a dessiné une maison qui repose
sur un rocher, à gauche de celle-ci il y a un arbre. Il y a deux
personnages avec des pistolets.
Tableau 3 :
David répond à la question de Kévin.
Arthur
(président de séance) " Qui veut parler ?
Le groupe de Kévin " Kévin s’adresse
à David " Pourquoi ils ont des pistolets ?
Parce que c’est pas des amis s’ils ont des pistolets ".
David " Ils jouent aux gendarmes, ils sont amis.
Le copain est celui qui est devant la porte, et l’autre il
se cache pour ne pas montrer qu’il vient chez lui. Il a tiré
une balle pour faire signe, et l’autre a tiré parce
qu’il l’a vu ". Julien B (reformulateur)
" La question de Kévin, c’est pourquoi les
bonshommes ont des pistolets, ils ne sont pas amis. Et puis la
question … (remarque de l’enseignant) euh, non…
la réponse de David c’est, je sais plus ".
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Apprentis " dialogueurs " ces enfants
construisent leur système syntaxique en conversant ; apprentis
" philosophes ", ils élaborent leur pensée réflexive
en questionnant la pertinence de la trace écrite (le dessin),
censée représenter l’amitié. L’intervention
de Kévin dénote qu’il a conceptualisé le mot
" amitié " qu’il oppose aux pistolets. C’est
l’argument qu’il utilise pour critiquer l’intention du
dessinateur. La réponse de David lève le malentendu, il
s’agit d’enfants qui jouent aux gendarmes ce détail
souligne qu’il a bien écouté en rattachant le terme
" amitié " à celui de " jeu ". L’acte
de reformuler ne consiste pas uniquement de répéter ce
qui vient d’être dit. C’est un moteur d’apprentissage
fondamental pour l’écoute et le respect de la parole d’autrui.
Le reformulateur doit mettre en œuvre une série d’habiletés
cognitives comme l’attention, la mémorisation, la compréhension.
Avec l’aide de l’adulte, il stabilise du métalangage
" question de / réponse de ", et tisse du sens en répétant
ce qu’il fallait retenir. L’exemple ci-dessus, montre que
cette tâche est difficile, puisque Julien B n’a retenu qu’une
partie du dialogue.
Tableau 4 :le
reformulateur est plus attentif.
Arthur
(président) " Qui veut parler ? Le groupe
de Clémentine. " Clémentine " La
maison, elle se lève dans le vide, tu aurais pu mettre
de la terre. " (L’enseignant demande au président
de bien écouter s’il s’agit d’une question)
Arthur reprend Clémentine " Ce n’est pas une
question ce que tu viens de dire ". Clémentine
réfléchit et reprend " Est-ce que l’arbre
ça représente l’amitié ? "
David " Pour la maison, elle n’est pas déterrée,
elle est sur une grosse pierre (…) et l’amitié
c’est les deux petits garçons ". Julien
B reformule " La question de Clémentine c’est,
est-ce que l’arbre représente l’amitié,
et la … la réponse de David c’est pas l’arbre,
l’arbre c’est pour faire joli ".
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Clémentine produit vraisemblablement son
énoncé sans tenir compte des contraintes de cette séance,
c’est-à-dire produire une question selon une structure linguistique
formelle. Il ne s’agit pas d’un simple exercice linguistique
mais d’amener l’enfant vers une relation dialogique. Le second
énoncé est pertinent. Par ailleurs, le rôle du président
de séance s’élargit, l’enseignant lui demande
d’être attentif à ce que disent les élèves,
donc au fonctionnement de la communication. Julien B. dévoile
une fois de plus la difficulté pour écouter et comprendre
les autres. Il ne restitue qu’une partie du dialogue, et oublie
ce qui est essentiel dans la réponse " l’amitié,
c’est les deux petits garçons ".
Pour conclure
Les
enfants sont capables d’apprendre le rôle social du langage.
Cependant, je ne pense pas qu’il suffise de les mettre en situation
de parler pour qu’ils acquièrent une maîtrise du langage
et de la réflexion. Pour développer leur pensée
réflexive, l’enseignant institue les enfants dans des rôles
qu’il accompagne durant l’atelier. Les faire verbaliser sur
le fonctionnement du dispositif a la même importance que le contenu
de la discussion. En effet, le choix éducatif retenu est celui
d’un sujet qui se construit dans l’autonomie mais aussi dans
l’hétéronomie. L’enfant conserve son potentiel
créatif, il peut choisir de participer à la discussion,
il a l’initiative pour donner son point de vue ou ne rien dire,
il reste interprète quand il dessine et quand il joue un rôle
d’animateur. Mais, il est aussi soumis à la dépendance
des règles du dispositif ainsi qu’aux exigences réclamées
par l’enseignant, ici, la construction du dialogue au travers du
questionnement.