Extrait commenté d'une discussion philosophique à l'école

Par Nicolas Go

 Format rtf (83 ko) - Format zip (24 ko)

Mon intention n'est pas de montrer un modèle exemplaire de ce qu'il convient de faire, mais de rendre compte des conditions réelles, ordinaires, d'un travail en classe ; ce qui m'intéresse ici n'est pas tant ce qui est visé que les conditions dans lesquelles ce qui est visé s'effectue, marquées par les diverses difficultés avec lesquelles il faut compter. Un double travail de recherche doit être poursuivi : élaborer un modèle normatif, définissant les conditions de possibilité d'une pratique philosophique orale, et interroger le difficile cheminement au quotidien qui s'efforce de tendre vers ce modèle, et dont relève ce qui suit. La « discussion à visée philosophique » exige de la part du professeur à la fois une certaine connaissance de la discipline philosophique (sa tradition textuelle et son mode de déploiement) et une certaine maîtrise de l'activité de discussion. Mais se contenter de poser cela, c'est décourager tous les enthousiasmes débutants, et réserver à quelques experts (qui la plupart du temps ne s'intéressent pas à l'école primaire ni au collège) le privilège de provoquer l'apprentissage du philosopher. Il faut donc bien commencer, et le faire comme l'on peut, selon la formule « c'est en forgeant qu'on devient forgeron ». Les conditions du commencement sont souvent fort modestes, il n'y a aucune honte à ça : peu nous importe de briller, il nous suffit de travailler ; commençons par le milieu, dans la complexité de ce qui est, dans la présence en ce qui advient, dans la confiance en ce qui devient. Car il est toujours temps, un jour suivant, de corriger une erreur commise, de reprendre une hypothèse oubliée, de préciser une thèse sommaire , de ré-interroger un argument confus. L'effort critique y pourvoit. La philosophie se construit dans la durée, la longue durée ; pour les élèves, et pour les professeurs. Suivons sur ce point Marc Aurèle : Simple et modeste est l'ouvre de la philosophie ! Ne me pousse pas à prendre des airs solennels ! (Pensées, IX-29). Soyons donc simples et modestes : la réalité même nous y contraint.

C'est ce que montre l'extrait enregistré qui suit, effectué dans les commencements philosophiques d'un cycle III d'école rurale en Provence (milieux modestes d'agriculteurs et éleveurs de moyenne montagne). C'est une deuxième séance traitant du bonheur, à la suite d'un drame d'inceste survenu et partagé par les enfants. Plusieurs autres séances ont suivi, au cours desquelles se sont progressivement élaborées des compétences nouvelles de problématisation-conceptualisation-argumentation, rendant plus fructueuse l'interrogation du réel. On y rencontre les imprécisions, confusions, digressions, hésitations propres à tous les débuts philosophiques oraux ; on y décèle déjà les futures distinctions, contradictions argumentatives, définitions, analyses. On y reconnaît la difficile « part du maître » (Nicolas), lui-même confronté à l'inattendu des propos, aux résistances des idées, à ses propres limites personnelles.

En somme, ce petit travail s'offre à la comparaison (le praticien s'y reconnaîtra probablement), à l'initiation (le débutant y trouvera peut-être une inspiration pour se lancer), à l'analyse et à la critique (on pourra aisément en identifier les faiblesses pour en déduire des normes pour l'action).

La transcription se veut la plus fidèle possible, seuls les bafouillages ont été supprimés ; les prénoms des enfants, identifiés, ont été mentionnés ; à défaut, j'ai utilisé un simple tiret à la ligne. Je propose, pour guider la lecture (et la solliciter) quelques remarques critiques sur les conditions de la discussion rédigées en caractères gras ; je ne précise qu'une fois le type d'intervention du maître, pour éviter les surcharges (reformuler, expliciter.). C'est moi qui, alors débutant dans l'exercice philosophique en classe élémentaire (1995), distribue la parole aux élèves (CE2-CM1-CM2) qui manifestent leur désir de parler. On remarquera ma présence (provisoirement) très active : c'est qu'il faut bien démarrer, et initier au cheminement argumentatif ; je régule l'entretien, et reçois en écho, comme médiateur, la plupart des propositions : l'expression « maître ! » fonctionne comme un connecteur, un déclencheur, sans doute une sécurité attendue. Progressivement, au cours des séances à venir, je me retirerai et faciliterai les interrelations. La discussion prendra alors un tour plus autonome. 


Je reformule les questions de la séance précédente, au cours de laquelle les élèves ont buté sur la difficulté à définir (« qu'est-ce que »), et l'ont modifiée (« comment peut-on ») ; je préfère les suivre dans leur réflexion plutôt que les précéder, et lance donc les deux questions en même temps.

Nicolas- qu'est-ce que c'est  le bonheur ? première question. Deuxième question : comment peut-on arriver à être heureux ? Essayez de vous souvenir de ce qu'on a dit la dernière fois, il faudrait faire un petit résumé. Anthony ?

Anthony- Maître il faut essayer d'avoir le bonheur.

J'accueille et reprends la formulation de l'enfant, en guise d'encouragement à poursuivre. Puis je sollicite des précisions.

Nicolas- Il faut essayer d'avoir le bonheur.

-         Il faut le vouloir.

Nicolas- Il faut le vouloir, ça ne vient pas tout seul, ça c'était un point de vue, et tout le monde n'était pas d'accord sur cette idée. Laurent ?

Laurent - Il faut pas le rejeter parce que si il y a une occasion qui se présente, et que quelqu'un t'embête, après, ça marche plus. Il faut vraiment se présenter au bonheur.

Nicolas- Il faut le vouloir. Il faut être attentif, être prêt à recevoir l'occasion qui se présente ; et puis ?

-Il y a pas tout le monde, maître, qui trouve cette occasion d'avoir le bonheur.

Nicolas- Alors les autres comment font-ils ?

Julie - ça va pas tomber du ciel, il faut faire quelque chose.

Je formule les points de vue divergents :

Nicolas- Laurent, lui, dit que quelquefois ça tombe du ciel, puisqu'il faut être attentif à l'occasion qui se présente. Mais Laure pense qu'il faut le vouloir. Et toi, Julie, tu dis qu'il y a des occasions qui ne se présentent jamais. Manon ?

Manon introduit un nouvel élément :

Manon- Maître, il faut pas croire qu'il y a que les personnes démunies qui n'ont pas le bonheur ; il y a peut être des gens très riches qui n'ont pas d'amis, et qui eux aussi n'ont pas le bonheur.

Nicolas- Oui.

- C'est pas la richesse qui rend heureux.

Je sollicite une justification de la thèse énoncée :

- Nicolas - Ce n'est pas la richesse qui rend heureux. Qu'est-ce qu'on peut avoir comme preuve que ce n'est pas la richesse qui rend heureux ? Marion ?

Marion- eh bien, quand on a la richesse on se montre, tandis que si on n'a rien du tout on peut se faire beaucoup plus d'amis.

-Maître mais il y a aussi des gens qui ont de la richesse et qui ont des amis. Il faut pas dire tout le temps que les gens qui ont de la richesse n'ont pas d'amis, parce qu'il y en a qui ont des amis, il y en a qui n'ont pas d'argent qui ont des fois des amis et des fois non.

J'énonce l'implicite, pour dégager la thèse :

Nicolas- Alors là tu sous-entends que pour être heureux il faut avoir des amis ? et tu penses que la richesse n'y est pour rien ?. Delphine ?

Delphine- Maître parfois on est ami avec quelqu'un, par exemple, je suis amie avec une fille : je vais acheter un millionnaire et quand je vais gratter, je dis « tiens si je gagne on va se partager l'argent » ; parfois il peut arriver qu'on veuille plus donner, et on n'est plus amis. Ca peut séparer aussi.

Nicolas- La richesse peut être source de séparation, et de malheur alors ?

- Oui.

Manon - Maître, la richesse, quand on en a trop, on devient souvent égoïste, les gens pensent qu'à eux, alors ils se retrouvent tout seuls.

- C'est vrai ce qu'elle a dit, Manon, il y en a qui sont riches qui disent « moi je suis riche toi tu es pauvre ». Il y en a qui sont riches et qui disent rien.

Nicolas- Anthony ?

Anthony- Si par exemple tu as une grosse moto, c'est pas ça qui va te rendre heureux.

- ça dépend pour qui.

Nicolas- Ce n'est pas ça qui rend heureux ? Pourquoi ?

- Si tu es déjà heureux, oui, mais si t'es pas encore heureux je ne crois  pas .

Nicolas- Qu'est-ce que ça fait alors ?

- Tu vas t'en servir une fois, tu dis :« c'est cool », tu t'en sers deux fois et puis ça commence un peu, tu la connais  déjà. C'est pareil pour les jouets.

Nicolas- C'est pareil pour les jouets. Julie ?

Julie- Maître, je suis d'accord, quand quelqu'un a une grosse moto, il peut faire son beau, il va aller voir ses copains « oh regardez-moi j'ai une moto » ; après, ils vont lui dire « oh tu peux me la prêter ?», lui va dire « non »  parce qu'il va faire son beau,  « vous allez pas y arriver, vous êtes trop petits ». Alors ses copains vont dire « il faut le laisser tomber, il commence à nous énerver. » Et s'il continue à faire comme ça, il se retrouvera seul.

Je fais une synthèse des arguments en présence :

Nicolas- Là vous parlez du bonheur lié aux possessions matérielles. Vous dites deux choses : on a d'abord le désir de posséder, et une fois qu'on possède on s'en lasse. Ce désir disparaissant, le bonheur disparaît avec. Donc le bonheur n'est pas la satisfaction des désirs, c'est ce que pense Anthony. Toi, Julie, tu dis que la richesse risque d'être source de séparation, de dispute, d'égoïsme, et contraire au bonheur. Autre chose ?

Laure - Maître on a aussi dit que les gens riches, des fois, ils le cachent, qu'ils sont pas heureux, ils font semblant d'être heureux.

Nicolas- Certains font semblant d'être heureux mais ne le sont pas ; ils veulent faire croire que la richesse les rend heureux. C'est ça? Laurent ?

Laurent- ..

J'identifie la nature de l'effort argumentatif :il s'agit d'une distinction ; je sollicite des précisions :

Nicolas- On vient de distinguer la richesse et le bonheur. On peut être riche et malheureux, et riche et heureux. Essayons de préciser et parlons des pauvres. Est-ce qu'on peut être heureux quand on est pauvre ?

-  [ tous ensemble] Oui !

Nicolas- Essayez de dire pourquoi on peut être heureux quand on est pauvre.

Anthony - Maître parce que premièrement on n'est pas égoïste.

Nicolas- Ah, pourquoi on n'est pas égoïste quand on est pauvre ?

- Parce qu'on n'a rien. T'as pas de moto, pas de maison.

- Tu ne vas pas dire moi j'ai une maison et vous vous n'en avez pas.

Nicolas- Oui, Laure ?

Laure- Maître, comme ça  ils auront des amis et puis ils seront heureux.

Inutile de trop forcer la pensé de Laure, une autre poursuit, complète son raisonnement :

Nicolas- Delphine ?

Delphine- Il y en a qui sont heureux parce qu'ils s'aident, par exemple dans leur entourage ; même s'ils peuvent pas acheter dans les supermarchés quelque chose à manger, ils peuvent se faire aider dans leur entourage et puis ils se font un peu plus d' amis.

Nicolas- Alors toi tu penses que le fait de s'entraider, c'est source de bonheur, c'est ça que tu veux dire ? ça crée des relations d'amitié, des relations d'amour entre les pauvres. La solidarité, ça peut apporter le bonheur ?

Un nouvel argument vient de se manifester. 

Delphine -ça n'arrive pas à tout le monde.

 Nicolas-  ça n'arrive pas à tout le monde. Cathy ?

Cathy- Par exemple ceux qui vivent dans la rue, des fois ils achètent un chien ou un chat à la place de s'acheter à manger parce que c'est mieux d'être à deux ou à trois.

Nicolas- Pourquoi ressentent-ils le besoin d' un animal comme compagnon plutôt que la nourriture qui leur manque ? Rébecca ?

Rébecca- Parce que tu as un ami, tu as de la compagnie, ça les sort de la solitude.

Puis un argument négatif. 

Nicolas- Donc c'est la solitude qui serait contraire au bonheur ? [Manon acquiesce vivement] Tu es d'accord, toi, Manon ?

Manon- Oui.

Nicolas - Donc si on est seul, on ne peut pas être heureux ?

Manon apporte une précision (solitude et précarité sociale) :

Manon- si on peut, mais par exemple pour les chômeurs ou pour ceux qui sont dans la rue : et bien s'ils sont seuls, eux, ça va pas les rendre heureux. Les gens qui ont un travail, une maison, s'ils sont seuls, et bien ils peuvent être heureux quand même.

Nicolas- Sabrina ?

Sabrina, une contradiction (solitude affective) :

Sabrina- Ils peuvent aussi être malheureux parce qu'il y a des gens qui les rejettent, ils vont être malheureux, et ils voudront plus avoir d'amis.

Nicolas- Quoi Vanessa ?

Vanessa - Non rien.

Nicolas- Marion ?

Marion, un contre argument (solitude volontaire) : 

Marion- Maître ça dépend des gens, il y en a qui préfèrent être tout seuls. Parce que tout seul, on fait ce qu'on veut. D'accord avoir un animal, c'est pas pareil ; mais si jamais quelqu'un a un ami il peut pas faire comme il veut. Il faut toujours qu'il aille avec lui. Il doit y avoir des gens qui préfèrent rester tout seuls ou avec des animaux.

Manon récuse :

Manon - Oui mais si c'est son ami, tu sais, il le suivra ou alors ils s'arrangeront.

Nicolas- Laurent ?

Laurent est dans l'affectif, il veut mettre fin aux oppositions :

Laurent- Et bien moi je pensais que si les riches n'ont pas d'amis autant donner un peu d'argent aux pauvres pour se faire des amis ; quand un riche fait son beau, un jour, il a plus du tout d'amis, même plus sa femme, elle est partie.. En donnant de l'argent, il pourrait retrouver un peu le bonheur.

Nouvelle synthèse, nouvelle question : hypothèse de l'amitié à examiner.

Nicolas- En ce moment, vous êtes en train de dire que ce qu'on doit rechercher pour trouver le bonheur, c'est l'amitié. Qu'on soit riche ou qu'on soit pauvre ça n'y change rien puisque qu'on peut être riche et  heureux, riche et malheureux, pauvre et heureux, pauvre et malheureux. Alors je pose la question : est-ce que le fait d'avoir un ami ou des amis est source de bonheur ? Laure ?

Laure précise la vraie cause du bonheur (l'amour reçu plus que l'amitié) :

Laure- Un petit peu puisque comme ça il y en a qui nous aiment et puis on se sent mieux.

Nicolas- Toi tu penses que le fait d'avoir des amis nous permet de recevoir de l'amour et c'est le fait de recevoir de l'amour qui apporte du bonheur, c'est ça que tu veux dire ?

Laure- Oui.

Sabrina - Maître si tu as déjà un ami, tu peux en avoir plusieurs parce que tu sais ce que c'est un ami.

Nicolas- Oui, tu penses qu'en ayant plusieurs amis on sera plus heureux qu'en n'en ayant qu'un seul.

J'accule à la contradiction par une question (exigence de vérité) :

Je vais poser la question autrement : est-ce qu'on peut avoir des amis et ne pas être heureux quand même ?

- [tous ensemble] Oui !

Nicolas- Alors moi j'en tire la conclusion que ce n'est pas l'amitié qui apporte le bonheur. Cathy ?

Nouvelle hypothèse :

Cathy- C'est peut être la famille qui rend heureux aussi?

Nicolas- Ah, la famille. Pour vous la famille ce sont les parents, les frères et sours.

-moi c'est ma cousine.

- . toi c'est ta cousine. Alors la famille apporte le bonheur ? Qui est-ce qui veut parler de ça ?

Sabrina - Maître, notre famille est gentille avec nous, c'est pour ça qu'on les aime. Et puis il font partie de notre famille, on a des trucs en commun c'est pour ça aussi.

Nicolas- Delphine ?

Delphine voit apparaître une difficulté et s'efforce de l'examiner :

Delphine- Mais c'est pas sûr qu'on aime ses parents, qu'on aime son entourage, parce que parfois on a des relations qui collent pas très bien. Parfois on se gronde tous les soirs. On n'est pas très bien mais en fait, on s'aime toujours un petit peu. Dans notre inconscient on le sait, mais dans notre conscient on le sait pas trop.

Nicolas : Thomas ?

Thomas- Comme dit Delphine, il y a des enfants qui disent qu'ils n'aiment pas leurs parents mais peut être qu'ils disent ça comme ça, même s'ils pensent toujours à leurs parents. S'ils meurent, ils vont prier pour eux.

Je tente de recentrer de manière explicite sur le sujet du bonheur :

Nicolas- Alors tu penses que même s'il y a des disputes avec les parents il y a quand même une relation d'amour ? Est-ce que tu penses que les parents sont nécessaires pour le bonheur d'un enfant ? Est-ce que sans parents on peut être heureux ? Ou encore, est-ce que les parents suffisent à être heureux pour un enfant ? Anthony ?

Mais les enfants n'en ont pas terminé avec les parents, ils ne répondent pas à ma question et poursuivent leur propre réflexion :

Anthony- Maître, des fois ce sont les parents qui n'aiment pas les enfants.

Nicolas- Ah, et après ?

- Après les enfants sont encore plus malheureux ; si les parents ne les aiment pas ni personne, s'ils sont toujours tapés ils tenteront de faire quelque chose, de faire une fugue ou de se suicider ou bien ils commenceront  à voler, à fumer, à. Petit à petit il y aura des meurtres, et après ils iront en prison.

Nicolas- Toi tu penses qu'être malheureux dans l'enfance peut provoquer des comportements de délinquant puis de criminel. Marion ?

La question de la mort attire l'attention ; à ce moment, elle peut donner lieu à une digression ou se constituer en élément argumentatif.

Marion- Et bien moi, ma copine, ses deux parents sont morts, elle est très gentille, elle vit avec sa grand-mère, elle est très gentille. Elle travaille très bien. Elle ne vole pas, elle ne fait rien du tout. C'est pas parce qu'elle a perdu ses parents qu'elle doit voler, qu'elle doit tuer.

Nicolas- Ah ?

Il semble bien s'agir d'une digression : on traite des causes de la délinquance et non plus du bonheur.

- Parce qu'elle l'a décidé, peut-être, maître.

Nicolas- Parce qu'elle a décidé quoi ?

-Il y en a qui perdent leurs parents, ils se laissent aller et puis après ça commence. Mais il y en a, par exemple, qui perdent leurs enfants : les parents, ils se disent « bon moi il faut que je continue, il faut que je sois forte. Il faut pas que je me laisse aller », s'ils se rappellent toujours ça, peut être ça ira mieux.

Tiens, ce détour accepté (j'avais décidé de suivre les enfants) nous ramène à la volonté (peut-être cela n'aurait pas eu lieu si j'avais interrompu leur élan).

Nicolas- Tu penses que par la volonté, on peut arriver à être heureux même dans une situation tragique. Dans le cas que cite Marion, il y a quand même la grand-mère qui remplace les parents. Elle a trouvé quelqu'un pour remplacer ses parents. Manon ?

Mais Manon préfère revenir à un autre point de la réflexion ; tant pis, on croit toujours devoir conduire les enfants quelque part ; l'expérience montre que ce que l'on prend pour des raccourcis égare souvent la réflexion : laissons-la s'élaborer à son rythme propre, qui nous échappe parfois.

Manon- C'est rare qu'on soit pas heureux quand on a des amis, certaines personnes considèrent que l'amitié, l'amour c'est pas le plus important. En fait on revient à la même chose : ceux qui préfèrent avoir plein de choses, être riches, ils considèrent que les amis c'est pas le plus important pour être heureux. Mais il y a des personnes qui trouvent que justement l'amitié c'est plus important, ils seront heureux s'ils trouvent des amis.

Je formule l'implicite :

Nicolas- Tu penses que l'amitié et l'amour ça peut être une source de bonheur plus que la richesse. C'est ça que tu veux dire ?

-Oui, et puis c'est rare quand même que quelqu'un ait des amis et qu'il soit malheureux.

Nicolas- Ah, Vanessa ?

Vanessa- Fabien, un copain, il a sa mère qui est morte et son père qui l'aime pas ; il vit avec sa grand-mère. Il est très heureux.

Nicolas- Il est heureux quand même.

- Oui.

 Synthèse : je formule ce qui semble provisoirement acquis sur le « comment peut-on », même si ça reste très général ; mais la question de la définition n'est pas résolue, je décide de la poser à nouveau :

Nicolas- Alors qu'est-ce être heureux ? On sait que l'amour aide au bonheur, l'amitié aussi, la famille, les amis. Même dans une situation tragique de vie on peut trouver le bonheur. Qu'est-ce que c'est que le bonheur ?

-.

Pas de réponse. Tentons d'effectuer une distinction conceptuelle, on a de quoi :

Quelle différence peut-il y avoir entre le bonheur et le plaisir ? Tout à l'heure on évoquait l'exemple de la possession d'une moto. Dans ce cas là on a le plaisir d'avoir une moto, mais pas pour autant le bonheur. Vous êtes d'accord avec ça ? Alors quelle différence y a-t-il entre ce plaisir, et le bonheur ? Laure ?

Laure- Maître, quand on a par exemple une moto on est joyeux, on est content mais après au bout de un an on s'en fiche un peu.

Nicolas- Oui, Alors ?

-Tandis que le bonheur il dure, ça dure longtemps.

Nicolas- Ca dure longtemps.

-Et la joie ça disparaît.

Nicolas- On peut dire que la joie et le plaisir sont éphémères et le bonheur est durable. Est-ce qu'on peut dire que le bonheur dure longtemps ? Ou est-ce qu'à votre avis il est possible que le bonheur dure toujours ?

-Oui.

- C'est possible.

Nicolas- Qui est-ce qui veut parler de ça ? Est-ce que le bonheur peut durer toujours ? Ou seulement longtemps ?  Coralie ?

Il est difficile de conceptualiser ; les enfants cherchent le recours de l'exemple ou de la fiction :

Coralie- Oui maître, si par exemple tu es né content, tu es toujours content, tu as eu beaucoup de cadeaux quand tu étais petit, ça se perd plus le bonheur.

-         [Brouhaha] Si ça se perd !

La communauté réagit à l'affirmation péremptoire ; ma proposition de distinction conceptuelle entre plaisir et bonheur reste à partir de là sans suite ; sans doute n'était-ce pas le moment propice, les enfants n'ont pas encore les moyens d'une telle distinction. Néanmoins, l'effort n'est pas vain, puisque le caractère du durable a été identifié ; de plus, cette première expérience intellectuelle favorisera une prochaine tentative de distinction.

-Si tes parents t'aiment quand tu es petit, ils t'aimeront toujours, maître.

Nicolas- Julie ?

Julie- Si jamais il y a quelqu'un que tu perds, une meilleure amie, le bonheur il va cesser.

Je me méfie des fictions oniriques qui nous enferment dans les généralités abusives ou la confusion ; je tente un retour abrupt à la réalité :

Nicolas- Sabrina, par exemple, était très heureuse quand elle était petite avec son père ; un jour il y a eu un accident et son père est mort.

Sabrina- Je suis toujours heureuse !

Nicolas- Tu es toujours heureuse. Manon ?

Manon commence à accéder à l'esprit critique ; on devine qu'elle pense pour elle-même, sur le mode normatif :

Manon- C'est pas parce que qu'on perd quelqu'un qu'on a de cher qu'on doit automatiquement être malheureux, parce qu'on n'a pas que lui dans la vie, on a la nôtre de vie, on a encore nos parents, d'autres amis, nos frères et sours, nos tontons, tatas. d'accord perdre un ami c'est triste, mais il faut pas perdre tout espoir d'être heureux.

Julie - Imagine, Manon, tu perds Laure, qu'est-ce que tu fais ?

Manon - Je serai triste mais c'est pas pour ça que ça va gâcher ma vie, parce que j'aurai encore mes parents, d'autres amis.

Laure - oui !

- Ouais mais si tes parents t'aiment pas ?

- Mais si, ses parents ils l'aiment !

Manon - Mes parents ils m'aiment.

-Imagine qu'ils t'aiment pas ?

Là je crois que je fais une erreur ; je valorise le fictif dont on s'était dégagé, et Laurent, grand amateur de situations rocambolesques, va profiter de l'occasion.

Nicolas- Imaginons un cas comme celui-là. Est-ce que cette personne a encore la possibilité de trouver le bonheur ?

- Oui maître.

Nicolas - Anthony.

Anthony- Oui parce que si elle essaye  de retrouver des amis,  et ben elle y arrivera je pense.

- Moi non.

Nicolas- Laurent ? Toi tu penses que la perte des êtres chers n'est jamais définitive, qu'on peut reconstruire sa vie avec des relations, des nouvelles relations.

Laurent- Par exemple il y a un enfant, il est parti en vacances chez ses grands-parents, ou je ne sais pas quoi, dans un autre pays et il y a une bombe qui explose là où il y a ses parents. Il n'y a plus de ville, il n'y a plus rien quand il revient. Il ne voit plus ses parents, il ne voit plus rien, alors il va commencer à être triste ; s'il n'a plus d'argent, il ne peut plus retourner chez ses grands-parents puisqu'il ne peut plus payer le billet d'avion ; il reste là-bas, et puis il risque de ne plus trouver d'amis.

Quand c'est raté, c'est réussi : l'occasion de rire détend l'atmosphère ; nous pourrons sûrement reprendre notre réflexion après.

- C'est rare, maître, ça !

Nicolas- ah oui, c'est rare, ah, ah, ah ! C'est une situation terrible, la situation de Laurent : il a de l'imagination pour penser des histoires tout à fait terribles ! Il pense qu'il peut exister des situations désespérées, où la vie est définitivement tragique. Rébecca ?

Rébecca- Souvent, quand des étrangers viennent dans un autre pays, ils sont malheureux parce qu'ils sont rejetés.

Nicolas- Oui, à quoi tu penses en disant ça ?

Rébecca- Ben je ne sais pas.

-Maître.

Nicolas- Laure ?

Laure- Y a des gens qui viennent d'autres pays, par exemple, des maghrébins. Ils vont à un collège, ils sont rejetés par les autres, et ils sont malheureux.

J'essaie de ne pas perdre le fil problématique :

Nicolas- Ils subissent le racisme et le rejet. Tu veux dire que dans ce cas là, on ne peut pas être heureux ?

Rébecca -Ben non puisque t'as pas d'amis t'es même pas dans ton pays, tu ne peux rien faire.

Cathy réagit par mimiques, mais n'ose pas encore parler ; je la sollicite en espérant qu'elle s'engage.

Nicolas- Cathy qu'est-ce que tu voulais dire ?

Cathy- .

Décidément, le fil problématique se distend ; dès lors, l'affectif prend le dessus :

Sabrina - Maître, est-ce que les professeurs des fois, ils sont aussi méchants, aussi racistes?

-Ben oui.

- Oui  y en a.

Nicolas- Oui, ça arrive.

Sabrina - Je croyais qu'il y avait que les enfants ? Je croyais que les adultes.

Manon - Si les parents sont racistes, les enfants aussi.

[Brouhaha]- Pas obligés, si ma mère était raciste, moi je le serais pas.

-On n'est pas obligé de recopier ses parents.

- Et si elle nous force, maître, s'ils nous forcent à être raciste ?

- On fait semblant !

Nicolas- Ah, on fait semblant ?

- On le cache.

Nicolas- On le cache ?

-Des parents disent à leur enfant « oh lui, c'est pas bien, c'est un arabe, il faut pas aller le voir, reste à l'écart ».

Nicolas -Jonathan ?

-. il est pas bien. C'est comme ma mère quand elle était petite, à l'école, il y avait une petite fille qui était rousse et ma grand-mère lui disait  de pas aller la voir parce qu'elle était sale, parce qu'elle était méchante ; et ma mère, elle faisait ce que disait sa mère.

- Oui, mais elle en pensait pas moins.

-         Non elle le pensait pas.

Je m'efforce de recentrer à nouveau la discussion ; en vain, l'intensité dramatique de ce nouveau sujet est trop forte.

Nicolas- .en d'autres termes. On peut construire les conditions de son propre bonheur même dans un environnement défavorable. Julie ?

Julie- Maître moi, je connais deux petites filles, elles ont la peau noire, et elles sont à une école où tout le monde les rejette. On leur dit « on te parle pas, t'es noire ». Ils sont tous très vilains avec elles.

[Brouhaha]

Sabrina -Elles, elles répondent des choses ?

Julie - Leur nièce, celle qui fait le centre aéré, elle leur dit « quand ils te disent ça tu leur dis je suis contente de l'être », tu leur réponds parce que sinon.

- Maître, si ils sont comme ça, les enfants, c'est pas amusant.

Nicolas- Ah non, ce n'est pas amusant !

- Elle est petite. Il y en a une qui s'appelle Eva. Elle a quel âge ?

-Elle a quatre ans.

-Non, elle a eu trois ans.

-Et l'autre, elle a six ans. Si ça commence comme ça.

- En plus, elle arrive pas très bien à parler, ils se moquent d'elle.

-Ouais, elle bégaye un peu.

Nicolas- Quand vous voyez ça, qu'est-ce que vous faites ?

-Et bien des fois elle vient avec moi.

-Moi aussi je la prends.

Manon - elles sont à l'école de Comps et Anthony [pas celui de la classe], chaque fois qu'il les voit, il prend son ballon, il leur lance le ballon dans la tête. Elles ont toujours des bosses, c'est Corinne qui nous l'a dit.

Nicolas- Alors dans ce cas là, vous pouvez intervenir.

-Nous on essaye d'être gentils avec elles. Sabrina - On peut avoir des amis de n'importe quelle couleur de peau.

Nicolas- On peut aider quelqu'un à être heureux ?

-         ouais.

Je m'efforce encore une fois de recentrer la discussion ; en vain, la digression se poursuit.

Nicolas- Vous êtes en train de parler du bonheur des autres, là, vous êtes en train de dire que le bonheur ça peut se donner aux autres aussi. C'est bien ça. Thomas ?

Thomas- Corinne, elle connaît  quelqu'un qui  est très gentil avec ses deux nièces. Chaque fois qu'Anthony lance le ballon dans leur tête.

Nicolas- oui ?

. il essaye de rattraper le ballon pour pas qu'elles se le prennent.

Nicolas- Vanessa ?

Vanessa - La petite Eva, chaque fois qu'on lui dit de nous diriger elle fait « z'ai pas envie », et plein d'autres se moquent d'elle parce qu'elle fait comme ça : « z'ai pas envie ».

Sabrina - Oui, mais c'est pas drôle. Il faudrait qu'elle aille à l'orthophoniste .

[Brouhaha]

Nicolas- chut. Chacun son tour de parole.

Nouvelle digression, aggravée par l'imaginaire !

-Maître !

Nicolas- Oui ?

Sabrina - Aussi des fois t'es très malheureux tu as eu beaucoup de problèmes, t'essaye d'avoir des amis, tu arrives à en trouver un, et puis cet ami tombe malade, il va à l'hôpital et puis on n'arrive pas à le soigner, il meurt et puis après il est encore plus malheureux.

Nicolas- Oui.

. Et puis après il essaye encore de trouver des amis et puis si encore il les quitte.

J'effectue une dernière tentative, avec l'intention d'interrompre la discussion qui paraît toucher spontanément à sa fin ; le retour abrupt à la réalité m'a donné l'impression, tout à l'heure, d'être fructueux :

Nicolas- Prenons le cas de Vanessa, elle a eu quelque chose de terrible dans sa vie [Le père est incarcéré pour inceste]. Malgré ce drame, qu'est ce qui t'aide, toi, à être quand même heureuse ?

Vanessa- [gênée] Ah ! ben, que mon père il est en prison.

Nicolas- Ah ?

-. et qu'il y reste.[brouhaha]

A plusieurs reprises les jours précédents, j'avais eu l'intuition que Vanessa avait envie de parler.

Sabrina - oh ben moi non !

Nicolas- Avec lui, tu n'étais pas heureuse. Tu es heureuse d'être délivrée de ce qui causait ta souffrance ? Est-ce que c'est tout ?

Vanessa - Oui.

Manon, elle, a l'intuition qu'on parle mieux de ces choses en riant :

Manon - Et les amis ? T'es gentille !

[Rires]

Laure - Attends, c'est pas la même façon !

Vanessa - A non, maître. je m'en fous pas des amis, ils sont gentils, mais.

Nicolas- Mais quoi ? termine ta phrase.

Manon - Et ton bonheur principal, c'est ça ?

Maintenant, Vanessa se sent tout à fait libre, elle parle avec confiance ; je me dis alors que si l'on a un peu erré, et moins philosophé, ça n'était que pour mieux penser.

Vanessa - Quand je suis partie vivre à Nice, il me manquait surtout mes amis, pas mon père. Mon père il ne me manquait pas du tout.

Nicolas- Ah, ton père ne te manquait pas ? mais tu es quand même partie avec ta mère ?

-Oui.

Nicolas- Tu étais avec elle, tu avais cette sécurité, mais tes amis te manquaient. Tu penses que tu aurais pu être heureuse quand même là bas, si tu n'étais pas revenue ?

Vanessa - Non.

Nicolas- Non. Tu n'as pas l'impression que tu aurais pu être heureuse là bas ? Tu avais besoin des tes amis aussi pour être heureuse ?

- Oui !

Je ne sais plus ce qui motive ici notre entretien : le concept ou l'affect ? Je devine que Vanessa est en train de dire à ses amis qu'elle les aime, que grâce à eux, elle surmonte cette terrible épreuve, et eux l'écoutent en souriant  ; mais quelle expérience partagée du bonheur ! Est-ce que l'on pense sa vie, ou est-ce que l'on vit sa pensée ?

Mais je me méfie aussi du sentimentalisme : l'occasion favorable doit permettre de mieux penser. Je réintroduis la question du désir.

Nicolas -Je résume un peu : vous avez parlé beaucoup de l'amitié comme source du bonheur. Vous avez parlé aussi du désir, je voudrais que l'on finisse là dessus. On a dit que quand a ce que l'on désirait, on ne trouve pas le bonheur qu'on espérait rencontrer. Et que chaque fois qu'on a quelque chose qu'on a désiré, on désire autre chose.

Anthony - Voilà.

Nicolas- Donc finalement on passe toute sa vie à désirer autre chose que ce qu'on a. L'autre jour, Manon, tu disais que tu désirais toujours quelque chose dans le futur.

Manon - ça m'empêche pas d'être heureuse au présent.

Nicolas- ça ne t'empêche pas d'être heureuse au présent. Alors il y a la question du présent et de l'avenir. On désire quelque chose à venir.

- On désire toujours quelque chose.

Nicolas- Oui. On désire toujours quelque chose. Mais est-ce qu'on peut être heureux dans l'avenir ?

- Oui.

- Oui.

Nicolas- Thomas ?

Thomas-  Je connais quelqu'un qui est dans la classe il désire tout le temps quelque chose. Quand je vais chez lui, il a des caisses pleines de jouets, il s'en sert même plus.Il les laisse. Il se sert de nouveaux trucs qu'il a, après il les laisse tomber. Il rachète quelque chose d'autre. [Rires]. Que ça.

- C'est qui ?

-  C'est Jonathan.

- Avec tout ce qu'il a chez lui.

- C'est vrai.

Nicolas . Est-ce que la satisfaction du désir peut apporter le bonheur ?

Sabrina - Euh, ça dépend des gens.

Nicolas- Manon ?

Manon- Mais oui, ça peut apporter le bonheur. En fait quand on désire quelque chose à l'avenir, on est heureux au présent et on est heureux aussi quand on l'a et après.

Nicolas- Oui ?

-. On est tout le temps heureux, en fait.

Julie - Maître, il y a beaucoup de gens qui sont heureux. Peut-être qu'il y en a un qui est plus heureux que les autres, mais sinon ici, on a tous du bonheur.

- Peut être qu'on n'a pas de bonheur pour quelque chose mais on en a pour une autre.

Nicolas- On a trouvé tout à l'heure, un caractère du bonheur : c'est qu'il dure au moins longtemps. Je ne sais pas trop si le bonheur peut durer toujours, on n'a pas répondu à cette question. Mais parlons du bonheur comme de ce qui dure. Delphine ?

Delphine propose une distinction (entre bonheur durable et bonheur parfait) :

Delphine- Maître, dans le bonheur il y a toujours un grain de sel.

Nicolas- C'est-à-dire ?

-. tu peux être heureux mais chaque jour il y a un événement qui te plaît pas. Donc, c'est pas tout le temps le bonheur.

Nicolas- Ah !

-. Tu peux pas vivre, par exemple chez toi en pensant : « ah mes parents sont vachement sympas, ah demain j'aurai encore plein de cadeaux comme tous les jours ».

Nicolas- Oui ?

. Il y a toujours un grain de sel, tout au moins une fois dans ta vie avec quelqu'un. Toujours un grain de sel.

Nicolas- Il y a toujours quelque chose qui empêche d'être complètement heureux, c'est ce que tu veux dire ?

- Oui .

- ça c'est vrai.

Nicolas- Pensez-vous qu'une vie heureuse puisse exister ?

- Non.

Nicolas- Est-ce qu'on peut arriver à vivre totalement dans le bonheur ? N'être jamais dérangé par quoi que ce soit ?

-[ensemble] C'est pas possible !

- C'est pas de la magie ! [rires]

Nicolas- Qui est-ce qui pense qu'on peut être toujours heureux ? Personne ?

- Il y a toujours quelque chose.

- Mais ça dépend des personnes, aussi.

Nicolas- Qu'est-ce que tu en penses Jonathan ?

- Moi ?

Nicolas- Oui .

- .

Nicolas- A ton avis est-ce qu'on peut être toujours heureux ?

- ça dépend parce que.

Nicolas- ça dépend de quoi ?

- .

- Jonathan, toi t'es heureux pour l'instant !

Nicolas- Toi Florian est-ce que tu es toujours heureux ?

Florian - Non.

Jonathan - Moi depuis que je suis né, pour l'instant, ça va.

A nouveau, l'humour, grâce à Jonathan.

Nicolas- Quoi Jonathan ?

- Il est toujours heureux.

Jonathan- Ah rien, rien.

Nicolas- Mais si, parle !

- Il est toujours heureux.

Nicolas- Tu peux dire que tu es heureux tout le temps, tu peux dire ça ?

-Ouais.

Delphine - Maître, il est pas toujours heureux, il y a des moments où il n'est pas très content.

Nicolas-  Est-ce qu'il y a des moments où tu n'es pas content ?

- Oui.

Nicolas- Est-ce qu'il y a des moments, Jonathan où il y a quelque chose qui gâche ton bonheur total ?

Manon - Oui, l'autre fois il s'est mis à pleurer parce que Rébecca elle ne l'aimait plus.[rires]

-Oui maître, il y a toujours un grain de sel.[brouhaha]

Julie - peut-être il pense à quand il a pleuré un coup : Rébecca voulait pas danser avec lui. Il a pleuré, mais après, quand Rébecca lui a pardonné, et bien après c'est bon, le bonheur est revenu.

Nicolas- Ah bon ?

Laure - C'est un malheur passager !

[rires et brouhaha]

Nicolas- Alors toi, on peut dire que tu as des malheurs sur fond de bonheur ?

Jonathan [hilare]- Oui !

-.Ta vie est parfaitement heureuse, mais de temps en temps, quand Rébecca te laisse tomber, tu es embêté.[Rires] .Manon ?

Retour au sérieux : Manon tient à son idée, qui lui paraît avoir résisté aux objections   ; elle la réaffirme donc, en guise de conclusion provisoire.

Manon- C'est ce que disait Julie tout à l'heure. Si on perd tout, tous nos amis, nos parents, qu'on a plus rien, même plus de maison, il nous reste encore notre vie ; si on a encore l'espoir de bien la vivre, il faut pas la gâcher.

J'ai l'impression que les enfants ont épuisé leurs possibilités pour cette séance ; comme ils aiment les textes, je décide de leur lire celui-ci, avec l'intention de le reprendre la séance suivante.

Nicolas- Dans le pire des cas il nous reste toujours notre vie. On peut toujours en faire quelque chose de beau, reconstruire sa vie dans une situation tragique. Je vais vous lire un texte d'un philosophe nommé Epictète, qui a réfléchi à cette question du bonheur, et vous allez me dire ce que vous en pensez.

« Il y a des choses qui dépendent de nous, et d'autres qui ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de nous c'est la croyance, la tendance, le désir, le refus, bref, tout ce sur quoi nous pouvons avoir une action. Ce qui ne dépend pas de nous, c'est la santé, la richesse, l'opinion des autres, les honneurs, bref, tout ce qui ne vient pas de notre action. Ce qui dépend de nous est par sa nature même soumis à notre volonté. Nul ne peut nous empêcher de le faire, ni nous entraver dans notre action. Ce qui ne dépend pas de nous, est sans force propre, esclave d'autrui. Une volonté étrangère peut nous en priver. »

Alors il y a des choses qui dépendent de nous et personne ne peut nous empêcher de les faire. Il y a d'autres choses qui ne dépendent pas de nous et peuvent nous rendre esclave. Voilà, ce qu'il pense, lui.

« Souviens-toi donc de ceci, si tu crois soumis à ta volonté ce qui est par nature esclave d'autrui, si tu crois que dépend de toi ce qui dépend d'un autre, tu te sentiras entravé, tu gémiras, tu auras l'âme inquiète, tu t'en prendras aux dieux et aux hommes. Mais, si tu penses que seul dépend de toi ce qui dépend de toi, que dépend d'autrui ce qui réellement dépend d'autrui, tu ne te sentiras jamais contraint à agir, jamais entravé dans ton action. Tu ne t'en prendras à personne. Tu n'accuseras personne. Tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire. Nul ne pourra te léser, nul ne sera ton ennemi car aucun malheur ne pourra t'atteindre. »

fin de la bande enregistrée.

Tout au long de la semaine, jusqu'à la séance suivante, les enfants poursuivent leur méditation, comme en secret, et les occasions d'expérimenter, dans une classe coopérative, ne manquent pas. Ainsi, petit à petit, ils pourront s'initier au travail philosophique, jusqu'à s'approprier les concepts, distinctions, définitions, arguments, explications et justifications.

 


Je souhaite ajouter quelques remarques. Démarrer en philosophie à l'école est très difficile, c'est même sans doute le moment le plus difficile ; je crois qu'il en est de même au lycée, où les élèves souffrent également d'une grande difficulté à conduire une argumentation orale soutenue, et dans les cafés philo, et dans. Le groupe classe constitue un milieu, caractérisé par une mémoire : une longue pratique lui permet de constituer une culture commune, non pas sur le mode d'une homogénéité de la pensée (il n'y a pas une vérité en philosophie), mais des procédures de l'exercice de la pensée, dotée d'outils conceptuels communs ; cette culture partagée s'offre à l'exercice individuel de la pensée, en commun, au présent. C'est à l'élaboration d'une telle culture que le professeur s'attache, afin de garantir la possibilité d'accéder à l'autonomie de la pensée critique. Ce travail est long et exigeant, et passe par des commencements modestes.

Il me semble qu'au début, les enfants n'élaborent pas un raisonnement continu, ordonné et longitudinal, comme celui d'une dissertation bien comprise par exemple, ou d'un discours magistral, et ne sauraient le faire ; bien plutôt, ils réfléchissent dans un apparent désordre logique (mais je crois selon une logique du désordre fructueux), par ruptures successives et retours en arrière, de sorte qu'on pourrait représenter ce mouvement par une spirale discontinue (plutôt qu'une flèche continue). Leur logique n'est pas exclusivement cognitive, mais irréductiblement affective ; ils investissent affectivement l'objet de leur discours, et l'affectivité partagée me semble être une condition de l'apprentissage ; il faut donc travailler avec. Il suffit pour s'en rendre compte de lire la discussion ci-dessus selon deux axes : intellectuel et affectif. Ce que l'on a appris du bonheur (puisque la question était « qu'est-ce que le bonheur ») reste somme toute très modeste, et pourrait se résumer en quelques courtes lignes (les séances suivantes ont bien sûr permis de développer); ce qui a été vécu, par contre, est très riche (même si tout n'apparaît pas dans une transcription). Pour accéder à l'essence conceptuelle du bonheur, les enfants doivent passer par une longue méditation de leur propre essence qui, si l'on en croit Spinoza, est le désir. Non pas que l'objet de la philosophie soit cela : les discussions visent bien la conceptualisation du bonheur (ou de la justice, de la mort.), et doivent progressivement la permettre ; mais elles ne sauraient, sans risquer l'échec ou la violence, l'y restreindre. Lorsqu'un enfant dit « par exemple », il ne fait pas seulement usage d'un subterfuge argumentatif, il ne se réfère pas seulement, faute d'abstraction, à du vécu : il interroge son propre rapport au vécu, avec les autres ; « par exemple » signifie « voilà ce que je sais du monde, voilà ce que j'essaie d'en faire, voilà ce que je peux en faire, aidez-moi à mieux le comprendre, et alors je pourrai commencer à mieux penser par moi-même ». Ou encore « ah oui, ça, je l'ai déjà vécu, je l'ai vécu comme ça, ou j'imagine qu'on pourrait le vivre comme ça, mais c'est un peu confus pour moi, je peux en dire quelque chose, mais j'ai besoin de mieux comprendre avec vous, comme vous ». En logique, l'exemple n'est pas un argument, il l'illustre et l'éclaire, tout au plus appelle-t-il un contre exemple qui relance l'argumentation ; mais chez l'enfant, il surgit du milieu affectif de la pensée, qui est sa condition.

Le cheminement affectif constitue une autre forme de « dialogue de l'âme avec elle-même », il préside à la réflexion de l'enfant. Là où le professeur s'efforce de suivre et d'induire un fil problématique intellectuel, l'enfant suit un fil problématique existentiel ; notre travail, je crois, consiste à organiser la rencontre, incertaine au début, plus assurée par la suite : c'est tout l'enjeu de la discussion philosophique dans la longue durée. Il n'y a dès lors rien d'étonnant à ce que les élèves poursuivent parfois leur propre discours sans tenir compte des questions posées par le professeur, parfois même comme s'il n'avait pas posé de question du tout ; ou que, attentifs à la question, ils ne trouvent rien à répondre : c'est que l'enjeu intellectuel de la question ne vaut pas celui, affectif, de la méditation intérieure. Il faudra attendre que l'enfant accède à l'usage des concepts, problèmes, arguments, pour intellectualiser cette méditation. Car les questions, à mon sens, sont perpétuelles chez l'enfant, et depuis ses origines ; mais elles s'élaborent sur le mode symbolique, progressivement constitué en système de pensée (que doivent continuer à satisfaire les pratiques artistiques et littéraire à l'école). Voilà le grand réservoir enfantin de la philosophie, qu'il convient de respecter dans ses modes et ses rythmes d'élaboration. C'est pourquoi la longue durée et les détours apparemment désordonnés constituent paradoxalement le chemin le plus court, car le plus sûr, vers la philosophie.

Tout l'art du professeur consiste dans la prise en considération de ce fait, associée à la tension vers la rationalisation philosophique progressive. Ainsi, on suivra un cheminement de pensée insistant de l'enfant, qui pourtant paraît s'écarter du sujet : on n'y reviendra que mieux ; si, par contre on perçoit une digression qui perdure (mais comment l'évaluer comme telle, et s'assurer que l'on n'est pas simplement victime d'impatience ou de précipitation ?), on s'efforcera d'apporter un élément nouveau, qui réactive la discussion.

Que ce soit clair : je ne représente point là une conception thérapeutique de la discussion philosophique (même si je lui reconnais incidemment une telle vertu), ni une conception institutionnelle du débat démocratique attentive à ses ressorts affectifs (même si j'ai toujours pratiqué en pédagogie Freinet) ; je défends la thèse selon laquelle l'apprentissage précoce du philosopher, qui implique celui des catégories et procédures spécifiques à la philosophie, ne saurait ignorer les conditions affectives et désirantes de son effectuation, qui en retour, contribue à élucider de telles conditions. 


LA CONTRIBUTION DU PROFESSEUR

PRINCIPE : je préfère suivre les enfants dans leur réflexion plutôt que les précéder

Je reformule les questions de la séance précédente

J'accueille et reprends la formulation de l'enfant, en guise d'encouragement à poursuivre

Je formule l'implicite  

Je sollicite une justification, des précisions

Je sollicite une définition

Je sollicite une distinction

J'identifie la nature de l'effort argumentatif : il s'agit, d'une distinction, d'un exemple.

J'accule à la contradiction par une question (exigence de vérité) 

Je formule les points de vue divergents 

Je fais une synthèse des arguments en présence

je réintroduis une question restée sans réponse

je formule une nouvelle question ou une hypothèse à examiner.

Synthèse : je formule ce qui semble provisoirement acquis

j'essaie de ne pas perdre le fil problématique

Je m'efforce de recentrer la discussion 

Je tente parfois un retour à la réalité 

Certains réagissent par mimiques, mais n'osent pas encore parler ; je les sollicite

Parfois, je juge inutile de trop forcer la pensée d'un enfant, un autre peut poursuivre, compléter son raisonnement

Je me méfie des fictions oniriques qui nous enferment parfois dans des généralités abusives ou la confusion ; mais je sais aussi que certaines fictions sont fructueuses (voir celles de Rousseau -l'état de nature- ou de Rawls -la position originelle)

J'apprécie les occasions de rire qui détendent l'atmosphère, et rendent à nouveau disponible au sérieux 

je décide d'interrompre la discussion lorsqu'elle paraît toucher spontanément à sa fin, et que les enfants ont épuisé leurs possibilités pour la séance présente 

La lecture éventuelle d'un texte peut se faire a posteriori ; sa fonction sera alors de mettre en perspective la pensée d'un auteur avec une réflexion enfantine déjà engagée

REMARQUES

Il arrive que je ne sache plus ce qui motive un moment d'entretien : le concept ou l'affect ?

Même si je me méfie du sentimentalisme, l'occasion favorable doit permettre de mieux penser

« Quand c'est raté, c'est réussi »

Je rassemble quelques remarques précédentes :

« A plusieurs reprises les jours précédents, j'avais eu l'intuition que Vanessa avait envie de parler.

Je devine que Vanessa est en train de dire à ses amis qu'elle les aime, que grâce à eux, elle surmonte cette terrible épreuve, et eux l'écoutent en souriant  ; mais quelle expérience partagée du bonheur ! Est-ce que l'on pense sa vie, ou est-ce que l'on vit sa pensée ?

Maintenant, Vanessa se sent tout à fait libre, elle parle avec confiance ; je me dis alors que si l'on a un peu erré, et moins philosophé, ça n'était que pour mieux penser. »

J'éprouve fréquemment le sentiment que je fais une erreur dans la conduite de la discussion (j'interviens mal à propos) ou que celle-ci m'échappe (l'intensité dramatique d'un nouveau sujet est trop forte ; une digression se poursuit ; pas de réponse à ma question) ; puisque je suis toujours en improvisation, que les interventions des enfants, encore peu habitués au travail à visée philosophique, sont imprévisibles et parfois me laissent perplexe, je dois assumer une part d'impuissance ; accédant à plus d'autonomie, les enfants prendront plus tard une plus grande responsabilité dans la discussion ; je pourrai alors mieux me concentrer sur le contenu proprement philosophique


LA CONTRIBUTION DES ENFANTS

-Ils peuvent introduire un nouvel argument

-une hypothèse

-une référence

-un exemple

-Ils peuvent apporter une précision (de définition, de cause.)

-une contradiction

-une récusation

-faire apparaître une difficulté et s'efforcer de l'examiner :

-proposer une distinction entre deux notions

-Il est difficile de conceptualiser ; les enfants cherchent le recours de l'exemple ou de la fiction

-Mais ils peuvent commencer à accéder à l'esprit critique, penser pour eux-mêmes (sur le mode normatif par exemple)

-Il arrive parfois qu'ils tiennent à leur idée, qui leur paraît avoir résisté aux objections ; ils la réaffirment donc (en guise de synthèse, de conclusion provisoire.)

-Les enfants ont parfois l'intuition de ce qu'il faut faire pour animer la discussion : il savent qu'on parle mieux de certaines choses en riant (l'humour et le rire rendent disponible) et savent aussi provoquer un retour au sérieux 

-La communauté réagit parfois vivement à des affirmations péremptoires

-Il arrive qu'ils ne répondent pas à une question, ou une proposition de distinction conceptuelle qui leur est adressée et poursuivent leur propre réflexion, ou qu'ils préfèrent revenir à un autre point de la réflexion ;

-Ou qu'un thème incident attire leur attention ; il peut donner lieu à une digression ou se constituer en élément argumentatif.

-Certains restent dans l'affectif, et s'efforcent de mettre fin aux oppositions

-Parfois le fil problématique se distend ; dès lors, l'affectif prend le dessus

-on risque la digression (souvent aggravée par l'imaginaire)


REMARQUES

            On croit toujours devoir conduire les enfants quelque part ; l'expérience montre que ce que l'on prend pour des raccourcis égare souvent la réflexion : laissons-la s'élaborer à son rythme propre, qui nous échappe parfois. En revanche, un détour accepté peut ramener à la question de façon dynamique, ou conduire à un niveau d'argumentation imprévu (ce qui, peut-être, n'aurait pas eu lieu si l'on avait interrompu leur élan).

Si une question de notre part reste sans suite, c'est que sans doute ce n'était pas le moment propice, que les enfants n'ont pas encore les moyens de la traiter. Néanmoins, l'effort n'est jamais vain ; une telle première expérience intellectuelle favorisera peut-être  une prochaine tentative.

Tout au long de la semaine, jusqu'à la séance suivante, les enfants poursuivent leur méditation, comme en secret. Ainsi, petit à petit, ils pourront s'initier au travail philosophique, jusqu'à s'approprier les concepts, distinctions, définitions, arguments, explications et justifications.

Date de création : 1er novembre 2003
Date de révision :