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Sur le texte de Yakouba, de Thierry Dedieupar Nicolas Go, docteur en philosophie, IUFM de Nice Format zip (13 ko) Ce texte me paraît impliquer un problème de philosophie morale. Le contexte africain renforce le caractère onirique du récit et neutralise les évidences culturelles qui pourraient déterminer le jugement : il semble nous inviter à sortir du cadre habituel de nos références personnelles, hors la portée de nos préjugés (nos éventuels préjugés sur l'Afrique ne sont pas efficients) ; le sacré, par opposition logique au profane, induit le caractère exceptionnel de l'événement : le passage (la conversion) de l'enfance à l'état de guerrier[1]. C'est apparemment un thème social, celui de l'initiation par l'épreuve et de l'intégration légitimée au sein d'une communauté, la reconnaissance d'appartenance. Néanmoins, le véritable enjeu est d'ordre moral, et le thème philosophique est explicite : il s'agit du courage (Yakouba doit « apporter la preuve de son courage », « s'armer de courage ») ; le courage est une condition de l'accession au statut de guerrier, les enfants doivent en faire la preuve, ils sont pour cela confrontés à l'épreuve du lion. Le texte comprend un postulat implicite : devenir un guerrier, c'est devenir un homme à part entière, par une démonstration de vertu ; car ce qu'impose l'épreuve, ce n'est pas la simple force de tuer (la force est une puissance, non une vertu), mais plus encore le courage de risquer de mourir. L'épreuve engage donc une alternative entre le courage (de tuer le lion ou de mourir) et la lâcheté (de ne pas risquer de mourir) ; on sait que la peur (que tous les enfants du récit ont en partage, les courageux comme les lâches) n'est pas le contraire du courage mais ce que le courage permet de surmonter (et à quoi la lâcheté cède). Le bénéfice de l'épreuve consiste pour le courageux en l'honneur de devenir un guerrier reconnu, et pour le lâche, en le déshonneur de ne devenir qu'un simple berger mis à l'écart du village. Le récit aurait pu s'en tenir à une mise en scène moralisatrice, celle d'un précepte adressé à autrui : « ne soyez pas lâches (vous serez exclus et méprisés), soyez courageux (vous serez reconnus et respectés) » ; mais un renversement s'opère soudain. Le lion est blessé et vulnérable, il n'y a donc plus aucun mérite à le tuer. C'est alors la nature même de l'épreuve qui change : les dés sont pipés, pourrait-on dire, les règles du jeu sont altérées ; il ne suffit plus de tuer le lion pour faire preuve de courage, il faut, pour cela, précisément ne pas le tuer. L'enjeu prend tout à coup un tour plus dramatique et plus essentiel à la fois. L'alternative ne se situe plus entre le courage de tuer (accompagné d'honneur) et la lâcheté de ne pas le faire (accompagnée de honte), mais entre le courage de ne pas tuer (accompagné de mépris) et la lâcheté de le faire (accompagnée d'admiration). Les termes de l'épreuve sont inversés : alors qu'il suffisait d'être soit un guerrier courageux, soit un berger lâche, il faut désormais être un courageux berger ou un lâche guerrier ; l'inversion impose une dissociation : l'épreuve initiale liait la vertu (le courage) à l'intérêt (être respecté par tous), et le vice (la lâcheté) à la défaveur (être tenu à l'écart du village) ; ils sont maintenant séparés : faire acte de courage condamne à la défaveur alors que faire acte de lâcheté élève à la reconnaissance ; la nature même de l'acte de courage est ainsi modifiée : il consiste précisément dans le fait de choisir, par vertu, ce qui provoque le mépris de tous plutôt que leur respect ; il consiste, lorsque la vertu et l'intérêt sont contradictoires, à préférer la vertu. C'est en cela que ce récit est moral, et même qu'il nous apprend quelque chose de la morale : que celle-ci nous engage dans ce que nous nous imposons librement et volontairement à nous-même, indépendamment de toute récompense ou sanction attendue, indépendamment de toute espérance ; que l'acte moral, en dernière analyse, est un acte solitaire, entre soi et soi (de son acte vertueux, Yakouba « sort grandi », mais à ses propres yeux seulement) ; que l'acte moral vaut en droit universellement : car son courage vaut comme vertu en soi, en tant que fin, et non en tant que simple moyen (fût-il admirable) pour autre chose, pour la reconnaissance sociale de son statut de guerrier (il renonce à l'espoir de passer pour un homme aux yeux des autres hommes, de ses frères, de son père, par une duperie, en tuant sans gloire plus faible que lui) : « Tout seul, universellement » comme disait Alain. En somme, bien agir ne se réduit pas à exécuter, même courageusement, ce que les règles communément admises nous indiquent de faire. La rencontre du lion crée une mise en abîme, un vertige solitaire, qui impose à Yakouba de ne pas simplement agir sous l'impulsion d'un déterminisme social : il lui faut penser afin de faire acte, non seulement de courage, mais de liberté (il lui a fallu méditer une nuit entière pour le comprendre). Nous aussi sommes invités à penser : le glissement de sens de l'acte courageux, dans cette situation particulière, nous inquiète ; il en va de l'essence même du courage en particulier, et de la morale en général. Le courage vaut pour autant que vaut la vertu qu'il sert. Et il a sans nul doute fallu plus de courage à Yakouba pour ne pas tuer son lion, qu'il n'en a fallu aux autres enfants pour tuer le leur. Eux ont vaincu la peur pour gagner le respect et la magnificence (c'est déjà beaucoup), mais lui a vaincu l'espérance pour gagner la sagesse et la simplicité. Il a appris à distinguer réussir sa vie et réussir dans la vie. On apprend que les enfants sont tous devenus des hommes courageux (guerriers reconnus ou berger ignoré), mais en revanche, on ne saura jamais s'ils sont tous également vertueux : seul Yakouba l'a prouvé. La dernière phrase du récit me paraît ambiguë : on pourrait très bien d'ailleurs la supprimer, et peut-être faudrait-il le faire si on l'interprète comme une précision rassurante, une neutralisation de l'inquiétude ; si elle laisse entendre que, en fin de compte, Yakouba n'a pas tout perdu, qu'il a quand même gagné la sécurité du bétail ; on y perdrait ce qu'on vient d'apprendre sur le caractère inconditionnel de la morale : il y aurait alors toujours un bénéfice intéressé, comme une rétribution providentielle des actes, même si on ne le perçoit pas au moment de la décision, et donc une hétéronomie de la loi morale. En revanche, elle reste philosophiquement légitime (car ce n'est pas un jugement littéraire que je porte) si elle est comprise comme une allégorie de la paix retrouvée dans la sagesse (la simplicité du berger et le silence des pâturages), une allégorie de la conscience libérée du désir comme manque par la conversion du désir en plénitude : le bétail (la conscience), peut-être, n'est plus répétitivement attaqué par les lions de l'insatisfaction perpétuelle. Dans ce cas, et c'est ainsi que je l'interprète, on passe de la morale (qui interroge sur ce que l'on doit faire) à l'éthique (qui cherche comment bien vivre) ; le personnage du récit n'a que faire de réussir sa vie, il lui suffit de la bien vivre : c'est sagesse en acte. Pour finir, j'ai envie de préciser la nature du courage de Yakouba. L'épreuve du lion consiste à apporter une preuve de courage comme puissance, ou comme force (surmonter la peur et tuer le fauve) ; celle qui s'impose à Yakouba est d'une tout autre nature : c'est la preuve du courage de justice, dont Aristote dit qu'elle est « vertu parfaite » ; s'il a renoncé à tuer le lion, c'est que les forces étaient inégales, et que l'égalité des forces était même impossible ; impossible, en l'occurrence dans ce combat à mort, de se conduire comme s'il y avait égalité alors qu'on est le supérieur dans un rapport inégal des forces, ce qui aurait été à en croire Simone Weil, être juste. La solution de laisser au lion la vie sauve était la solution juste, et la seule : « le juste prend moins que son dû, bien qu'il ait la loi de son côté », précise Aristote. Yakouba substitue à la loi naturelle du plus fort, qui décrit une relation de fait, la loi morale de la justice (et non pas la loi juridique) qui pose un choix, et le renvoie à lui-même : sera-t-il assez juste, sera-t-il assez sage, au point de renoncer à l'estime de tous et à l'honneur d'être un guerrier, au point de ne l'être qu'à ses propres yeux ? « La justice sera si on la fait » dit encore Alain. Sans doute a-t-il fallu à Yakouba une nuit pour comprendre que, dans l'incertitude de l'être suffisamment, il lui fallait le devenir. La problématique philosophique de ce texte pourrait s'énoncer comme suit : suffit-il d'avoir du courage pour être vertueux ? On peut bien entendu en concevoir d'autres telles que « qu'est-ce que le courage ? », « le courage consiste-t-il toujours à affronter des dangers ? », « le courage est-il une vertu ? », ou encore partir du texte pour élaborer des problématiques secondaires. Les notions impliquées par le texte sont, outre le courage, la morale, la vertu, la sagesse, la justice ; mais les enfants, selon leur âge, et selon leurs préoccupations du moment, pourront incidemment s'intéresser au sacré, à la peur, aux enfants et aux adultes, aux animaux et aux hommes, à la solitude. Les distinctions conceptuelles peuvent se faire entre peur et lâcheté, gloire et mérite, moralisation et morale, force et courage., et de manière plus technique entre impératif hypothétique et impératif catégorique, entre morale et éthique, morale et sagesse. Mais : Il convient, je crois, de distinguer le travail que doit faire l'instituteur pour lui-même, afin de se préparer intellectuellement et philosophiquement à l'activité réflexive en classe (et à quoi renvoient les remarques ci-dessus), et le travail avec les enfants ; il me semble important, dans ce cas, de laisser ouverte l'interprétation du texte et la construction problématique, afin de préserver l'effort de penser réellement par soi-même, que l'on vise pour des enfants, afin de se préserver d'induire, par des arguments d'autorité, des « postures » intellectuelles - en quoi consiste la satisfaction d'une attente perçue. Que l'enseignant ait à disposition un certain savoir (sur le contenu philosophique du texte) ne l'engage pas nécessairement à l'imposer tel quel aux élèves ; et ce non pas par relativisme (ce qui serait la négation de la philosophie), mais parce que l'apprentissage du philosopher doit s'inscrire dans une durée propre pour chaque enfant .
Texte de Yakouba Thierry Dedieu, Seuil jeunesse, 1994 De partout à la ronde, on entend
le tam-tam.
J'ai choisi de présenter aux lecteurs des Actes de lecture ce texte de Thierry Dedieu, extrait de l'album intitulé Yakouba (Seuil Jeunesse, 1994), parce qu'il leur est familier. Mon intention est de montrer qu'il est possible d'en faire une lecture philosophique, et d'inviter les collègues enseignants à l'expérimenter en classe. Je l'ai étudié en collaboration avec un Groupe d'Élaboration de Ressources piloté par Michel Tozzi, Professeur en sciences de l'éducation à l'Université Paul Valéry de Montpellier, et qui travaille sur la discussion à visée philosophique, à l'école primaire notamment. Je ne traiterai que de l'approche réflexive du texte, qui, dans les expérimentations que nous conduisons, vise un effort proprement philosophique, dont nous jugeons les enfants capables. Les entretiens qui suivent la lecture sont ainsi orientés par le maître, au moyen de questions et d'exigences spécifiques. Laissant quelque peu vacante la question du souhaitable (je travaille par ailleurs, au sein de l'ICEM-pédagogie Freinet, à l'idée d'une « méthode naturelle de philosophie », qui interroge ce problème), je m'intéresse ici à celle du possible : à quelles conditions des enfants d'âges divers peuvent-ils entrer en philosophie ? Ceci implique deux nouvelles questions : une nouvelle compréhension du philosopher est-elle possible, hors le cadre académique qui la définit comme discipline universitaire ? Et si l'on admet le postulat d'éducabilité philosophique des enfants, comment définir le caractère philosophique d'une discussion ? Plutôt que d'y répondre d'une manière argumentative, J'ai choisi
: Yacouba On dispose pour étude des scripts de Samantha, Luc, Catherine, Alain, Clémence, Sylvain et Claudine, et de contributions de Watteau (Suisse), Go(IUFM Draguignan), Solère-Queval (Lille) et Chazerans(Poitiers). On attend l'analyse anthropologique de Marie-Louise et l'approche spirituelle d'A. Touzeau(Nantes).
ELEMENTS D'ANALYSE (discutables et à discuter) Des analyses de scripts menées en séances émergent quelques points : - On repère quelques tentatives de conceptualisation d'enfants (ex chez Connac sur le courage). Mais la difficulté de définir, car les enfants donnent toujours des exemples (« le courage, c'est par exemple. ») , travaillant la notion plus en extension qu'en compréhension. On ne dépasse l'exemple qu'en trouvant ce qu'il y a de commun à plusieurs exemples, exercice de généralisation et d'abstraction qui dégage un attribut du concept. Il faut creuser dans l'apprentissage du philosopher ce statut de l'exemple, qui n'est ni un attribut qui définit, ni un argument qui prouve (« parce que par exemple »). - Car à tout exemple on peut opposer un contre exemple, qui détruit la généralisation abusive de toute démarche inductive à partir d'exemples concrets. L'enfant a besoin d'exemples, qui lui permettent de faire un pont cognitif entre une question générale et son vécu du réel. C'est ce qui lui permet d'entrer en démarche de recherche. Ce n'est donc pas le degré zéro de la pensée. Mais penser le réel, c'est dépasser la contingence et la particularité pour s'élever vers l'universalité de son propos, en se décentrant de son point de vue singulier (« Penser à la place de tout autre » dit Kant). Le contre exemple est très intéressant, car il est encore un exemple, donc concret pour l'enfant, mais il a statut épistémologique de preuve. C'est le niveau 2 de l'argumentation, avant le niveau 3 plus abstrait. Il permet à l'enfant d'éprouver la consistance d'une logique argumentative, par le sens d'une objection fondée, appuyée à son niveau sur le réel. - On a constaté aussi des « définitions » intermédiaires entre le narratif-descriptif, où on se prend pour exemple (« Vincent y m'a attaqué et j'ai pas eu peur !)« et le conceptuel, qui supprime toute pronominalisation (« le courage, c'est d'assumer un danger »). Par exemple « on a peur et on y va », où il y a un certain degré de généralisation par le on et l'absence d'exemple, en passant par des formes intermédiaires (« le courage c'est quand on m'attaque et j'ai pas peur »). Il faudrait affiner les indicateurs linguistiques d'un degré de généralisation croissante de la pensée (mais sans oublier que l'on est dans l'inférence, et que l'on ne peut déduire mécaniquement d'un indicateur linguistique de surface un processus effectif de pensée). Il peut être certes utile d'employer des embrayeurs « définitoires » (Telle notion, par exemple le courage, c'est.), ou « argumentatif » (« et pourquoi ? Parce que. »), mais ils n'amènent pas automatiquement une définition ou un argument. Ils donnent cependant un pattern, un schéma linguistico-conceptuel à « habiter » ultérieurement. - Le pourquoi par ailleurs n'appelle pas d'ailleurs seulement à l'argumentatif, mais à l'explicatif : comparer « Quand il fait froid l'eau gèle parce que . » (explication), et « Je crois en Dieu parce que . » (argumentation d'une opinion). L'ambiguïté est que les deux travaillent sur des représentations. - Certains enfants peuvent définir séparément « être en paix » et « faire la paix », mais sans pouvoir comparer les deux expressions. La comparaison est un processus complexe, car elle suppose de percevoir, d'analyser des points communs et des différences. - On remarque aussi que si « définir » devient un des maîtres-mots dans une pratique de pédagogie institutionnelle (une des consignes rappelées à chaque début de séance par le président), les enfants acquièrent progressivement l'habitude de demander des définitions en cours de débat. - L'identification à un personnage confronté à un problème est aussi porteuse de pensée : « si j'étais Yacouba, je me demande qu'est-ce que j'aurais fait. ». Car il y a décentration, donc déplacement du point de vue. J'hérite d'un problème humain anthropologiquement porteur, et je m'institue sujet pensant en endossant le dilemme moral. Certes on en reste à un processus affectif de projection psychologique (posture 2 selon D. Bucheton), mais c'est une médiation qui peut être vecteur et moteur de pensée. On fait vivre en acte par le transfert ce qui pourra devenir par « abstraction réfléchissante (Piaget) de l'hypothético-déductif : si (j'étais un autre et pas moi), alors (je dirais, je ferais, je penserais). - Plus généralement on peut préparer à ce processus de pensée à partir de la « zone proximale de développement » (Vigotsky), en travaillant le « raisonnement fictionnel » sur des « quasi-mondes » : si tous les hommes étaient libres de faire ce qu'ils voulaient, ou mentaient les uns aux autres, ou étaient éternels, ou., dans quel monde vivrions-nous ? Dans le texte de Yacouba, on a le raisonnement implicite suivant : si l'un des futurs guerriers de la tribu refuse de tuer le lion (blessé), alors les lions n'attaquent plus le troupeau. - On voit aussi des élèves utiliser des métaphores : « le courage, c'est comme.. ». L'intérêt est d'aborder une notion par association avec une image. Cette approche métaphorique peut être exploitée, car elle s'appuie sur l'imaginaire de l'enfant, qui nourrit sa réflexion. Elle prépare au raisonnement par analogie, qui permet d'aborder l'inconnu ou le conceptuel par du connu ou de l'imaginé. Même si l'on n'est pas à un niveau purement conceptuel, on tient là des médiations à la portée de l'enfant pour aller plus loin. Il y a donc toute une réflexion à avoir pour accompagner l'émergence du concept en s'appuyant sur la sensibilité et l'imagination de l'enfant, sans faire de la rupture épistémologique entre perçu et conçu, affect ou image et concept un préalable absolu. - Il apparaît important de faire prendre conscience aux enfants des registres différents de traitement de la question : parler du courage devant le danger, c'est aborder psychologiquement la notion de courage ; se demander s'il « vaut mieux » avoir du courage en attaquant une banque, ou en se jetant à l'eau pour sauver une vie, c'est ordonner un acte par rapport à ses finalités, c'est approcher éthiquement la notion, le courage en tant que vertu morale et non simple comportement affectif. Habituer les enfants à distinguer les nivaux de traitement d'une question est fondamental dans l'apprentissage du philosopher. [1] sans doute de la Minorité à la Majorité, comme dirait Kant (Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières ?) |