Travail sur le texte Monsieur Jaune et Monsieur Rose

Album illustré de William Steig, Kid Pocket, avril 2002.

Par Nicolas Go

Format zip (14 ko)

Deux bonshommes sont allongés au soleil sur un vieux journal. L'un est petit, rond et rose. L'autre est grand, maigre et jaune. Tout à coup, le bonhomme jaune s'assoit et regarde l'autre bonhomme.

- On se connaît ? demande-t-il.

- Non, répond le bonhomme rose.

Jaune demande encore :

- Qu'est-ce qu'on fait là ?

- Aucune idée, répond Rose.

Jaune regarde autour de lui. Il voit les poules qui picorent, et les vaches qui broutent. Puis il dit :

- Je ne me rappelle pas comment je suis arrivé ici. Et d'abord, qui sommes-nous ?

Rose examine Jaune avec attention. Il le trouve magnifique. Alors il dit :

- Quelqu'un a dû nous fabriquer.

Jaune s'écrie :

- Me fabriquer, moi qui suis si parfait ? Impossible. C'est trop difficile. Et puis si quelqu'un nous avait fabriqués, il ne nous aurait pas abandonnés comme ça. Non, non. Moi je dis que nous sommes ici par hasard.

Rose éclate de rire :

- Tu veux dire que ces bras qui se plient, cette tête qui tourne, ce nez qui respire, tout cela est arrivé par hasard ? C'est RIDICULE !

Jaune dit :

- Au lieu de rire bêtement, réfléchis un peu. Depuis que le monde existe, beaucoup de choses bizarres sont arrivées. Alors pourquoi pas nous ?

Rose secoue la tête :

- Tu es devenu fou ! Ou alors, explique-moi comment ça s'est passé.

Jaune se met debout et marche de long en large en réfléchissant. Soudain, il s'écrie :

- J'ai trouvé ! Ecoute-moi bien. Un jour, il y a très longtemps, la branche d'un arbre s'est cassée. Elle est tombée droit sur un rocher, et elle s'est fendue. Cela a fait deux jambes. Puis l'hiver est arrivé. La branche a gelé, le gel a entaillé le bois. Ce qui a fait une bouche. Ensuite, une tempête a emporté la branche. La branche a dégringolé d'une montagne. Elle s'est cognée partout. Et un vent de sable l'a frottée jusqu'à ce qu'elle devienne toute douce. La branche est restée là très longtemps, jusqu'au jour où BING ! la foudre lui est tombée dessus. Et des bras, des doigts, des orteils sont apparus!

Rose l'interrompt :

- Peut-être. Mais alors, explique-moi les yeux, les oreilles et les narines ?

Jaune s'assoit et réfléchit. Puis il s'écrie :

- Je sais ! Les trous ont été percés par des oiseaux, ou par des boules de grêle.

Rose est embarrassé.

- Mais alors, demande-t-il, comment des trous peuvent-ils voir ?

Jaune réplique :

- Parce qu'ils sont faits pour ça, idiot ! La vache voit avec ses grands yeux, non ? La fourmi voit avec ses petits yeux, non ? Eh bien nous, c'est pareil !

- D'accord, dit Rose. La branche tombe de l'arbre, se fend sur un rocher, dévale une montagne, est picorée par un oiseau, et patati et patata. Admettons. Mais ici, il y a toi, et il y a moi. Cette histoire n'est pas arrivée deux fois, quand même !

- Et pourquoi pas, répond Jaune. En un million d'années, des tas de choses peuvent arriver deux fois. Un million d'années, c'est VRAIMENT très long ! . Il y souvent des branches qui se cassent, du vent qui souffle, des oiseaux qui picorent.

-Oui, dit Rose, mais alors pourquoi sommes-nous si différents, toi et moi ? Pourquoi tu es maigre et moi gros ?

Jaune s'écrie :

- Parce que nous ne venons pas du même arbre ! Et toi tu as glissé sur une petite montagne.

-Hum, hum. fait Rose. Puis soudain, il demande :

- Et notre couleur, hein !

Jaune tourne en rond pour réfléchir encore.

- La couleur, marmonne-t-il, la couleur. Je sais ! En dévalant la montagne, nous avons roulé sur de la peinture !

Rose se moque de Jaune :

- Et la peinture s'est posée proprement, sans dépasser ? Et comme par hasard, il y avait trois gouttes de peinture noire bien alignées qui ont dessiné tes boutons ?

Jaune ne dit plus rien. Il se gratte se tête de bois et répond :

-On ne pas tout expliquer. Et puis on ne va pas se disputer alors qu'il fait si beau !

A ce moment-là, un homme aux cheveux en bataille arrive tranquillement en sifflotant. Il prend Rose et le regarde attentivement. Puis il prend Jaune et le regarde aussi.

- Magnifique, dit-il, ils sont bien secs.

Et il les glisse tous les deux sous son bras.

Jaune chuchote à l'oreille de Rose :

- C'est qui, ce gars-là ?

Rose répond :

-          Jamais vu cette tête-là !


La structure du texte

L'étonnement :

-« on se connaît ? »

-« qu'est-ce qu'on fait là ? »

-« qui sommes-nous ? »

Platon l'a dit, la philosophie commence dans l'étonnement : « Il est vraiment d'un philosophe, ce sentiment, s'étonner. La philosophie, en effet, ne commence pas autrement » (Théétète). De la première à la troisième question, on entre progressivement dans le champ philosophique.

Les hypothèses :

-quelqu'un a dû nous fabriquer : Mr Rose est interrogateur, il formule une hypothèse et il doute;

-nous sommes ici par hasard : Mr Jaune est affirmateur, il énonce une certitude sur le mode de l'évidence ;

Aristote confirme Platon, il serait du côté de Mr Rose : « apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance » (Métaphysique). L'enjeu du texte est dès à présent élucidé : à l'occasion d'une question existentielle portant sur l'identité (qui sommes-nous ?), c'est le problème épistémologique des actes de connaissance qui est posé, et celui du rapport à la vérité ; Mr Rose pourrait bien être Socrate, et Mr Jaune un sophiste des dialogues de Platon.

Les arguments :

-les spéculations : fort de son sentiment de certitude, Mr Jaune se satisfait du vraisemblable, et élabore un récit imaginaire en guise de genèse (l'interprétation imaginaire du réel est représentée dans l'album par les deux illustrations du paysage p. 8 -le réel- et p. 12 -son double). Il s'appuie sur deux arguments : la perfection et l'abandon.

-l'examen critique : Mr Rose accepte de renoncer à sa propre hypothèse (dont on comprend qu'elle est néanmoins la bonne) pour suivre le raisonnement de son interlocuteur ; mais il le soumet à l'épreuve du doute. Le vraisemblable ne lui suffit pas, il recherche le vrai.

La conclusion :

-aporie : contraint par l'épreuve de l'examen critique à constater l'absurdité de son raisonnement, Mr Jaune aurait dû accepter d'examiner de la même manière l'hypothèse de Mr Rose ; motivé non pas par le désir de vérité, mais par celui d'avoir raison, il pratique l'évitement :

-« on ne peut pas tout expliquer » : argument anti-rationaliste

-« on ne va pas se disputer » : argument affectif

Nouvelle question :

-« c'est qui ce gars-là ? » : cette nouvelle question laisse entendre que la même situation va se reproduire, à moins que ou bien les deux personnages renoncent à s'interroger (découragés qu'ils seraient de n'avoir pu aboutir à une vérité), ou bien Mr Rose contraigne Mr Jaune à engager un raisonnement critique (afin de lui montrer que la pensée rationnelle conduit à la connaissance de la vérité).

Ce récit peut être compris comme un parabole, qui, intégrée à la mémoire didactique de la classe, constitue une référence disponible pour aider les enfants, en situation vécue et au moment opportun, à prendre conscience de leurs propres modes de raisonnement, et à engager un effort maîtrisé d'accès à la pensée rationnelle.


Les commentaires et réflexions des enfants sur le livre Monsieur Jaune et Monsieur Rose.

(classe maternelle 4-6 ans de Françoise Dor, Belgique)

1° séance :

Ils réfléchissent   comment on les a fabriqués.

comment ils sont arrivés là.

comment et pourquoi ils sont différents.

Ils cherchent.

Ils discutent.

Ce sont des personnages en bois  qui parlent.

qui réfléchissent.

qui ont mis des vêtements.

2° séance :

- C'est toujours Jaune qui réfléchit le plus (Anthony, 5 ans)

- Moi : Et Rose ne réfléchit pas ?

- Rose réfléchit d'une autre manière, autrement. (Thomas, 5 ans)

- Moi : On peut réfléchir de plusieurs manières.

Ils réfléchissent comment ils sont faits.

comment ils sont arrivés là ?

comment ils sont fabriqué ?

Ils sont en bois.

Normalement les bonhommes en bois ne bougent pas.

Pourquoi un grand ?

un petit ?

un rose ?

un jaune ?

Les humains et les enfants aussi réfléchissent et se posent des questions. (Antoine, 5 ans)

On aime le livre parce qu'ils (Mr Rose et Mr Jaune) réfléchissent à leur vie.

3° séance :

Et nous, d'où on vient ?

On est venu du ventre de notre maman. (Anthony)

D'abord, on était des petites graines. (Camille)

Le papa met les graines dans le ventre de la maman.

Au début, il y a très longtemps, on était des singes puis on s'est mis debout, puis on est devenu des        hommes. (Tristan, 5 ans)

Les humains et les enfants aussi réfléchissent et se posent des questions. (Antoine S)

Moi : Qu'est-ce que vous vous posez comme questions ? 

Pourquoi sommes-nous sur la terre ? (Nicolas C)

Comment on est arrivé sur la terre ? (Antoine)

On ne peut pas vivre  sans soleil

sans eau

sans dormir. (Loann)

Pourquoi sommes-nous différents ?

Parce qu'on n'est pas de la même famille. (Antoine)

Moi : Et dans une famille, on est tous les mêmes ?

Pourquoi on apprend ?

Pourquoi il y a des choses qui nous font peur ?

Conversation de Novembre 2002                     

Camille et Antoine ont la même figure parce que ce sont de vrais jumeaux.

Mais, ce matin en regardant leurs peintures, on a découvert qu'ils dessinaient différemment.

Ils ne font pas la même chose et ils n'ont pas les mêmes goûts. (Lee Kuang, 5 ans et demi)

Dans notre tête et dans notre cour, on est pas de la même couleur. (Antoine)

Conversation de Décembre 2002                                           

Coline : C'est facile de voir qu'ils ont été fabriqués. Et Mr Rose dit la même chose.

Rémy : Mr Jaune il invente, il imagine comment ils ont été fabriqués.

Tristan : Mr Rose veut savoir comment il a été fabriqué. Mr Rose cherche la vérité.

Sophie : Rose gratte sa tête de bois.

Charline : Donner son opinion, c'est quoi ?

Anthony : C'est donner son avis.

Coline : Jaune dit qu'ils ont roulé dans la couleur. Mais le monsieur les a peints.

Thomas : Rose raconte ce qui est juste, il sait qu'il est en bois.

Antoine : C'est normal qu'ils sont posés sur un journal ils doivent sécher.

Coline : Et qui nous a fabriqués ?

Qui sommes nous ?

Comment sommes nous arrivés sur la terre ?

Pourquoi on est différent ?

Antoine : Comment la terre est arrivée ?

Le premier homme, comment est-il arrivé ?

Charline : S'interroger, c'est quoi ?

ça veut dire : réfléchir, penser, poser des questions.

Conversation de Février 2003

Lesia : Moi j'aime bien l'histoire.

Lee Kuang : Mr Rose et Mr Jaune, je les aime parce que je les trouve beaux.

Sophie : J'aime l'histoire parce que c'est drôle. Mr Jaune lui, il invente tout tandis que Rose il est  en train de chercher pourquoi ils sont là. Je le trouve sérieux.

Moi : Etre sérieux, ça veut dire quoi ?

Les enfants : ça veut dire : réfléchir, penser, ne pas rigoler, savoir ce qu'on fait, être concentré.

Coline : Moi j'aime cette histoire. Moi je crois que je suis Mr Rose.

Antoine : J'aime Rose parce qu'il s'interroge.

Manon : J'aime Mr Rose et Mr Jaune qu'on a fabriqués nous-mêmes.

Tristan : Je me demande comment on est arrivé ici ?

  

Conversation d'Avril 2003

Coline : Chacun a sa façon de dessiner ;

Moi : Oui on est tous différent dans sa façon de dessiner.

Les enfants : On est tous différent.

                Nous avons d'abord parlé des différents physiques, mais j'ai invité les enfants à parler des autres différences.

Moi : Comment on est différent ?

Les enfants : On est différent dans sa façon de dessiner

de manger

de jouer, construire

d'écrire

de marcher, découvrir

Antoine (jumeau) : On est différent dans sa façon de naître ! On peut naître vrai jumeau, faux jumeau ou ne pas être jumeau. On est différent dans sa façon de trouver des idées !

Moi : ça veut dire qu'on est différent dans sa façon de penser.

Antoine : Comme Monsieur Rose et monsieur Jaune qui sont différents dans leur façon de penser.

A partir d'un album (par exemple, « Mr Jaune et Mr rose ») en maternelle

(On travaillera différemment à partir des questionnements spontanés ou motivés des enfants, ou à partir d'évènements surgis de la vie de la classe.)

On peut déceler, grâce à l'étude de la transcription des entretiens, plusieurs registres qui, la plupart du temps, s'entremêlent ; par commodité, je les distingue :

1-      reformuler la narration (« raconter »), et exprimer son plaisir (« apprécier »).

Les enfants se réfèrent à la chronologie et à la structure événementielle du récit (la transcription ne témoigne que très peu de cela, sans doute parce que ça ne présente rien de philosophique), et ils se réjouissent ;

(On aime le livre parce qu' ; Moi j'aime bien l'histoire ; Mr Rose et Mr Jaune, je les aime parce que je les trouve beaux).

2-      interpréter les actions (« expliquer »).

Les enfants ne se contentent pas de relater, ils essaient de comprendre, ils s'efforcent d'interpréter le texte et d'en saisir les enjeux ;

Ils réfléchissent comment on les a fabriqués, comment ils sont arrivés là, comment et pourquoi ils sont différents.

Rémy : Mr Jaune il invente, il imagine comment ils ont été fabriqués.

Tristan : Mr Rose veut savoir comment il a été fabriqué. Mr Rose cherche la vérité etc.

3-      Interroger, s'approprier les questions (« questionner »).

Les enfants décontextualisent, puis recontextualisent les questions identifiées, en les appliquant à eux-mêmes et au monde, et éventuellement généralisent ; c'est l'occasion pour eux de soumettre à la critique leurs représentations (« critiquer »), de formuler des hypothèses, et d'acquérir des savoirs nouveaux (« apprendre ») ;

Et nous, d'où on vient ? On est venu du ventre de notre maman. (Anthony) D'abord, on était des petites graines. (Camille) Le papa met les graines dans le ventre de la maman. Au début, il y a très longtemps, on était des singes puis on s'est mis debout, puis on est devenu des hommes. (Tristan, 5 ans) Les humains et les enfants aussi réfléchissent et se posent des questions. (Antoine S) Moi : Qu'est-ce que vous vous posez comme questions ? Pourquoi sommes-nous sur la terre ? (Nicolas C) Comment on est arrivé sur la terre ? (Antoine) On ne peut pas vivre  sans soleil, sans eau, sans dormir. (Loann) Pourquoi sommes-nous différents ? Moi je crois que je suis Mr Rose ; Antoine : J'aime Rose parce qu'il s'interroge. etc.

4-      définir, construire des questions pour la recherche (« problématiser »)

Les enfants accèdent ainsi à des efforts de pensée, des réflexions à visée philosophique ; ce quatrième niveau, le plus élaboré, émerge progressivement des entretiens ; on trouve là les germes des futures problématisation, conceptualisation et argumentation qui ouvrent au champ philosophique (en puissance sinon en acte, dirait peut-être Aristote) ;

Donner son opinion, c'est quoi ? S'interroger, c'est quoi ? Etre sérieux, ça veut dire quoi ?

Et Rose ne réfléchit pas ? Rose réfléchit d'une autre manière, autrement. On peut réfléchir de plusieurs manières. Pourquoi on apprend ? etc.

La part de la maîtresse est très importante, même si elle se manifeste discrètement ; pour chacun des registres distingués ci-dessus :

1-       Veiller à la fidélité : vérifier à l'aide de l'album, rectifier ou faire rectifier ; accueillir les expressions de plaisir, les appréciations

2-       solliciter l'interprétation : solliciter les questions, reformuler les points de vue exprimés pour mieux les confronter ; ne pas confondre les contresens (à éviter) et les conflits d'interprétation (à respecter)

3-       solliciter, valoriser l'interrogation ; mettre en critique les représentations, transmettre des informations, se référer à des savoirs construits à d'autres occasions (réinvestissement)

4-       aider à la problématisation, mais sans forcer la pensée des enfants (il faut savoir attendre !) ; inciter à (et faciliter) l'effort de définition

Mais : il n'y a pas de procédure établie, que l'on pourrait mettre en ouvre de manière mécanique ; il convient de rester attentif au « possible », de savoir saisir le moment favorable (le Kairos des Grecs anciens), de savoir l'attendre (patienter) tout en créant les conditions de son apparition par la qualité des entretiens, et leur inscription dans le vécu de la classe. On serait tenté, parce qu'on vise un travail philosophique, de précipiter la réflexion, de la forcer, risquant ainsi de convertir l'enquête progressive et motivée des enfants en une simple volonté de dire ce que la maîtresse attend (que les enfants savent très rapidement percevoir et satisfaire !). Contraindre à penser peut conduire à l'arrêt de la pensée (ou à son assujettissement). Si contrainte il y a, cela devra être celle que la pensée s'impose à elle-même, parce qu'elle accède à la rationalité ; mais plus tard. Comme résultat d'une progressive éducation philosophique.

Cet album peut donner lieu à des lectures diverses selon l'intention de l'enseignant et ses objectifs (apprentissage de la lecture, étude du dialogue, lecture d'image, plaisir de lire, travail didactique sur la chronologie du récit, interprétation théâtrale, ou plastique, philosophie.). D'ailleurs, malgré que ce texte s'adresse aux 3-6 ans (cf quatrième de couverture), on peut très bien envisager avec des élèves plus âgés (par exemple 8-11 ans, voire même plus) une étude de la pratique argumentative : « comment Mr Jaune construit-il ses réponses, ses affirmations » et « quelle est l'attitude intellectuelle de Mr Rose » ; mais si l'on vise un effort philosophique, il convient de construire des compétences intellectuelles spécifiquement philosophiques. Dès lors, deux questions au moins apparaissent :

-         quelles sont ces compétences ?

-         comment se construisent-elles (si on admet l'éducabilité philosophique des enfants) ?

Pour ma part, j'interprèterais la seconde question de la manière suivante :  que signifie « rester attentif au « possible », savoir saisir le moment favorable (le Kairos des Grecs anciens), savoir l'attendre (patienter) tout en créant les conditions de son apparition par la qualité des entretiens, et leur inscription dans le vécu de la classe » ? La proposition de « rester attentif au « possible », savoir saisir le moment favorable (le Kairos des Grecs anciens) » ne fera sans doute pas problème ; « savoir l'attendre (patienter) » soulèvera probablement des réserves (on risque d'attendre longtemps, nous objectera-t-on) et cette proposition méritera quelques justifications ; quant à « créer les conditions de. », nous touchons là à l'essentiel, et qui implique un engagement pédagogique très précis, référé à un modèle implicite ou explicite (la pédagogie n'est jamais neutre). Les recherches en cours (cf Tozzi[1], U. de Montpellier) permettent l'expression expérimentale d'une diversité de modèles ; je me suis engagé dans la voie d'une « méthode naturelle de philosophie », dans l'héritage de Célestin Freinet.

Quant à la première question, elle fait également l'objet de recherches en cours qui visent à élucider ce qui définit « le philosophique », ainsi que plus particulièrement la philosophie avec les enfants.

Pour rester très pratique, j'essaie de répondre à la première attente pour qui débute dans l'expérimentation de la philosophie avec les enfants : « quelles sont les bonnes questions ? » et « trouver des pistes pour aller plus loin dans notre réflexion ». Peut-être la distinction en quatre registres que je propose contribue-t-elle à y répondre : elle permet à l'enseignant d'identifier ce qu'il est en train de faire dans l'action de l'entretien, de connaître l'enjeu des questions qu'il pose (et que les enfants se posent), afin de progresser en direction d'un travail proprement philosophique. Pour Mr Jaune et Mr Rose, l'enjeu est épistémologique (en effet, la question existentielle ou identitaire « qui sommes-nous » relève plutôt du 3° registre que j'ai évoqué plus haut, elle constitue le contexte narratif au moyen duquel s'élabore le problème épistémologique) : il concerne les conditions d'élaboration de la connaissance, et la question problématique pourrait être (4° registre) « comment fait-on pour connaître (la vérité) ? » et, plus essentiellement « qu'est-ce que connaître ? » ; mais à la lecture de l'album, on pourrait demander aux enfants « comment Mr Jaune fait-il pour savoir ce qui est vrai, pour répondre à la question qui sommes-nous et à celles qui suivent ? Et quelle est l'attitude de Mr Rose ? », afin de les aider à distinguer et interroger ces deux démarches intellectuelles que sont la spéculation dogmatique et la pensée critique. Outre l'apprentissage de la pensée (philosophique), un tel travail permet l'élaboration de savoirs communs offerts à la pratique du quotidien ; par exemple : « ta façon de réfléchir ressemble beaucoup à celle de Mr Jaune ! que dirait Mr Rose s'il était là ? ».

Ainsi, le moment de l'entretien me paraît comparable au temps d'écriture (ou d'enseignement) pour un philosophe, une sorte de laboratoire de la pensée, et le vécu de la classe (ou le vécu quotidien tout court) le champ d'expérimentation, de mise à l'épreuve de ce qui a été pensé, le rapport dialectique entre les deux (penser sa vie et vivre sa pensée) constituant l'éducation philosophique, ouvrant à un possible amour de la sagesse, et qui fait que, comme disait Platon, « la vie vaut d'être vécue ».

Voilà quelques pistes de réflexion ; tout reste à faire !



[1] On se réfèrera en priorité à ses excellentes recherches et à celles qu'il coordonne (michetozzi@aol.com).

Date de création : 1er novembre 2003
Date de révision :