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Du dilemme moral à la situation de conceptualisation.Thierry Bour Professeur spécialisé des Ecoles Conseiller pédagogique de l'A.I.S.[1] (France) Avec le recul de la religion, la fin des grandes idéologies qui ont parcouru le vingtième siècle a créé un espace en déshérence dans la pensée intellectuelle de nos sociétés occidentales. Les nouvelles pratiques philosophiques occupent probablement une partie du terrain laissé vacant. Ainsi a-t-on vu se multiplier les succès d'édition[2] et les lieux de discussion (les fameux cafés philo) consacrés à la philosophie. Nul doute qu'ils répondent actuellement au besoin des individus de redonner un sens aux valeurs qui animent la vie individuelle et collective. Face à cette nouvelle demande sociale, proposer des activités à caractère philosophique aux enfants, c'est parfois s'assurer la bienveillance des parents d'élèves tant l'activité paraît intellectuellement valorisante. Un travail en philosophie à l'école primaire française[3] peut pourtant paraître incongru, voire réglementairement contestable. En France, la philosophie est en effet une discipline qui ne se rencontre qu'à partir de dix-sept ans dans certaines classes de terminale de lycée. Pourtant, force est de constater que l'intérêt de ces nouvelles pratiques reste de moins en moins à démontrer. Ces démarches sont développées dans une dizaine d'I.U.F.M.[4], les expériences se multiplient actuellement à tous les niveaux du système éducatif français[5] et le nombre de mémoires professionnels ou de travaux universitaires consacrés à ce sujet ne cesse d'augmenter. Rien ne devrait donc ralentir leur essor dans la mesure où elles peuvent constituer un outil d'éducation et d'apprentissage efficace. Cependant, si elles ne prétendent pas vouloir transposer ou adapter le programme de philosophie du lycée à l'école, elles interrogent néanmoins sur la définition que l'on donne de l'acte philosophique dirigé par des enseignants non-spécialistes de la discipline. I. QU'EST-CE QUE PHILOSOPHER EN CLASSE ? On pourrait dire a minima que philosopher, c'est interroger le monde et les valeurs humaines d'un certain point de vue et d'une certaine manière. Cette entreprise relève à la fois d'une culture et d'une méthode. Elle requiert par conséquent quelques indispensables précautions propres à assurer le label philosophique. En l'occurrence, il s'agit pour l'enseignant non-spécialiste de saisir le sens de la démarche, de mettre en place une stratégie d'apprentissage et une méthode spécifiques et de maîtriser un contenu disciplinaire. C'est à ces conditions que la validité du dispositif semble pouvoir être établie. 1. Enseigner ou pratiquer la philosophie ? Comme pour tout autre champ de l'enseignement, le maître de l'école primaire ne peut garantir la pertinence des informations dans un domaine précis sans une formation disciplinaire particulière. Il ne peut donc prétendre enseigner la philosophie si cette compétence n'a pas été acquise antérieurement. Par conséquent son intervention ne peut légitimement viser l'acquisition d'un savoir relatif à l'Histoire de la philosophie au travers l'étude d'auteurs, de textes et de courants de pensée qu'il ne maîtrise pas. Néanmoins, dans une véritable pratique philosophique, l'économie du rapport au savoir savant ne serait être fait, ni pour l'élève dans le cadre d'un apprentissage disciplinaire, ni par l'enseignant comme outil de régulation de l'activité. Une assistance extérieure spécifique, une formation complémentaire ou, éventuellement, une auto-formation - avec les risques que celle-ci comporte- peuvent remédier à cette difficulté. En définitive, seul l'exercice limité de la philosophie en classe à travers la mise en place de débats paraît accessible à l'enseignant non-spécialiste. Il s'agit donc pour lui de ne pas chercher à enseigner la philosophie, mais de mettre en ouvre une certaine pratique du « philosopher » avec ses élèves. Avec un minimum de méthode et de connaissances, il peut en effet être capable de conduire les élèves à s'interroger sur des questions d'ordre philosophique. Il lui reste à adopter la « manière » et le « point de vue » appropriés. 2. « Soumettre à la question » philosophique. Philosopher, c'est interroger le monde. Cela exige l'adoption d'une stratégie de la part de l'enseignant. Michel Tozzi a mis en évidence les trois processus fondamentaux de l'acte philosophique : la conceptualisation, la problématisation et l'argumentation[6]. Tout le jeu de l'enseignant consiste alors à conduire les élèves individuellement ou collectivement vers ces trois mécanismes de pensée durant lesquels ils définissent l'objet de la réflexion (la conceptualisation), se questionnent sur un thème philosophique (la problématisation ), et élaborent une pensée par la confrontation d'arguties (l'argumentation). Philosopher ne saurait toutefois se résumer à une méthode. Celle-ci doit demeurer au service d'un certain art de penser car il ne s'agirait pas de confondre le but à atteindre et le chemin qui y conduit. Lors d'un entretien, l'écrivain Eric-Emmanuel Schmitt avait confié qu'à dix-huit ans, entré à l'Ecole Normale Supérieure, il s'était passionné pour la philosophie, « persuadé qu' [il allait] trouver, grâce à la philo, La Vérité ». « C'est l'inverse qui s'est produit, j'ai appris le principe d'incertitude, le sens du doute. Je suis passé d'une pensée impérialiste à une pensée questionnante. », avait-il ajouté[7]. Articuler des processus de pensée ne constitue donc pas en lui-même un acte philosophique. En effet, si philosopher c'est conceptualiser, problématiser et argumenter, la proposition inverse ne se réalise pas mécaniquement. Cette démarche intellectuelle n'est d'ailleurs pas propre à la philosophie comme l'a montré S. Solère-Queval[8]. Sans accès à la « pensée questionnante », le procédé relève alors de l'acquisition de pré-requis. Pour l'enseignant, amener l'élève à philosopher, c'est par conséquent lui faire acquérir une logique du questionnement à partir d'un cheminement méthodique. 3. Convier les auteurs. L'acte philosophique conduit à interroger une thématique, à émettre des hypothèses puis à interroger à leur tour ces hypothèses et les motifs qui conduisent à les formuler. La plus grande difficulté de l'enseignant-animateur se trouve en ce point. En dépit de ses qualités, comment peut-il percevoir ce qui est intéressant dans le discours de l'élève de ce qui déborde le thème ou de ce qui ne permettra pas de dépasser l'opinion commune ? La fréquentation de la pensée des grands philosophes peut apporter une réponse. C'est en effet par la mise en écho implicite et permanente des affirmations des élèves lors des débats avec celles des philosophes qu'il peut parvenir à réguler la discussion, à repérer les éléments pertinents et à conduire les échanges sur le terrain de la philosophie pour permettre la clarification d'un concept. Chaque débat exige ainsi une préparation importante qui peut, encore une fois, gagner en légitimité à être assistée par un spécialiste de la discipline. 4. Organiser la controverse. Un débat est une discussion organisée au cours de laquelle sont confrontés des arguments contradictoires sur un thème. Son utilisation à l'école repose sur trois postulats : - le débat considéré comme un outil pédagogique par la pédagogie institutionnelle ; - la théorie du conflit socio-cognitif établie par A.-M. Perret-Clermont[9] qui pose l'idée que les interactions sociales entre les individus lors d'une recherche collective favorisent les apprentissages grâce, entre autres, à la distanciation qu'elle engendre entre les personnes et l'objet de la recherche ; - le principe des communautés de recherche défini par M. Lipman[10] qui considère que la recherche collective d'une solution à un problème permet à chacun de se construire une réponse et qu'un travail de réflexion collective facilite la conceptualisation. Cependant, tout dispositif, pour être opérant, doit s'inscrire dans un cadre. Il doit déterminer les modalités de fonctionnement des débats en prévoyant l'organisation spatiale et matérielle de la discussion (lieu, disposition des participants, mobilier, matériel éventuel etc.) et en fixant les règles de régulation des échanges (durée du débat, prise de parole, temps, fréquence et nature des interventions, écoute etc.)[11]. Le cadre est essentiel au déroulement des échanges. Il est un aussi élément rassurant pour des participants conduits à livrer leurs opinions et à se dévoiler intellectuellement. Mener un débat requiert ensuite certaines qualités d'animation, a fortiori lorsque celui-ci se situe hors du domaine traditionnel de compétences de l'enseignant. Ce-dernier a donc tout intérêt à développer un « sens du débat », soit par une pratique assidue de la chose (mais il est difficile de progresser lorsqu'on est à la fois acteur et spectateur, juge et partie de ses propres actes), soit par une formation spécifique complémentaire. Il doit en effet parvenir au cours des échanges aussi bien à synthétiser les opinions, qu'à isoler les éléments pertinents des discours, relancer ou recentrer la discussion, accompagner une pensée, aider à la re-formulation etc. Un authentique livret de compétences à l'intention de l'enseignant pourrait être dressé. Cadre et qualité d'animation participent à la réussite d'un débat. II. LES PRINCIPES DU DISPOSITIF. Durant l'année scolaire 1999-2000, une première expérience de débats à visée philosophique avait été menée dans une classe spécialisée accueillant des adolescents en échec scolaire massif[12]. Les difficultés des élèves étaient principalement liées à des problèmes sociaux, à des déficiences intellectuelles légères ou à des troubles psychologiques ou du comportement. Au terme de cette expérience, un certain nombre de bénéfices avaient pu être constatés pour les élèves : - en Français (en expression orale, en vocabulaire etc.) ; - dans le domaine des compétences transversales (pour ce qui concerne la socialisation par exemple) ; - dans le champ cognitif (l'exercice de la philosophie avait paru favoriser la structuration d'un raisonnement souvent déficitaire) ; - sur le plan psychologique (raisonner fut l'occasion de valoriser une pensée mal vécue et de renarcissiser l'élève) ; - d'un point de vue culturel (avec la découverte de certains philosophes) ; - et au niveau éducatif (la réflexion menée sur certaines valeurs de notre démocratie avait facilité la construction des repères moraux chez des adolescents en rupture avec la société.). La passation du diplôme de maître-formateur en classe ordinaire cette année fut l'occasion d'élargir le champ de la réflexion[13]. Philosopher ne pouvait en effet réglementairement se suffire à lui-même à l'école primaire française. Ce fut donc une opportunité pour tenter de mesurer en quoi de telles démarches pouvaient favoriser l'acquisition de compétences dans le cadre des programmes officiels. 1. Le cadre expérimental. L'expérimentation a été conduite environ une fois par semaine d'octobre 2001 à janvier 2002 dans une classe de C.M.2[14] de l'école Chanteraine de Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne). La commune de Savigny-le-Temple fait partie de la Ville nouvelle de Melun-Sénart. Elle est constituée d'un grand ensemble urbanisé proche de Paris organisé en zones d'immeubles et de pavillons. Les vingt-sept élèves de la classe (seize filles et onze garçons) étaient issus des classes sociales populaires et moyennes. Quarante-huit pour cent des élèves avait un niveau scolaire général moyen, quarante et un pour cent avait un niveau global plutôt bon, onze pour cent étaient en difficulté. 2. Les principes du dispositif. A. Du point de vue philosophique. Philosopher, c'est interroger le monde et les valeurs humaines d'un point de vue conceptuel et de manière réflexive. Dans le cadre d'un travail conduit par un enseignant non-spécialiste de la philosophie, il a été préféré d'organiser le dispositif autour du processus-noyau mis en lumière par M. Tozzi : conceptualiser, problématiser, argumenter. Lors de chaque séance, l'objectif a été d'amener les élèves à définir l'objet de la réflexion (le concept sous-tendu), puis à l'interroger pour enfin construire un discours réflexif dans le domaine de l'Education civique. Cette démarche a cherché à favoriser la construction et l'appropriation des grandes notions de la citoyenneté par les élèves. Cependant l'abandon d'une partie des principes énoncés dans la première partie (en particulier le rapport au savoir disciplinaire), fait préférer ici la qualification d'activité pré-philosophique. En effet, le respect de la démarche aurait exigé que l'on cherche à inscrire chaque débat dans le champ de la philosophie. Pour autant, le chemin qui conduit à la véritable pratique de la philosophie (un « savoir-être questionnant » plus qu'un savoir ou qu'un savoir-faire) participe déjà de la philosophie à partir d'un certain stade. Construites autour du parcours méthodique proposé par M. Tozzi, ces démarches sont parfois qualifiées de pratiques réflexives. Ecartant toute obligation de maîtrise d'un contenu disciplinaire, elles peuvent en effet être mises en ouvre par n'importe quel enseignant non formé à la philosophie. Elles constituent ainsi une proposition d'exercice restreint mais acceptable du « philosopher » (de l'ordre de l'acquisition de pré-requis) parfaitement accessible à tout enseignant. Cela représente donc une voie dans laquelle l'enseignant non-spécialiste peut aisément s'engager. B. Du point de vue de l'Education civique. Le travail présenté doit être considéré dans une perspective plus vaste que celles des simples programmes de l'Education nationale française : celle d'une éducation à la citoyenneté. En effet, au-delà de la seule acquisition de savoirs et de savoir-être en Education civique, l'école cherche à former le futur citoyen éclairé qui sera capable de faire des choix éthiques et politiques en toute conscience. Trois axes peuvent orienter un tel travail à l'école : 1) Celui des savoirs. Cette entrée est la plus classique. Elle est proposée le plus souvent par les manuels scolaires. Il s'agit pour l'élève d'acquérir des connaissances de type encyclopédique sur le fonctionnement et les fondements historiques du système politique national. Elle se situe dans le champ de l'instruction. 2) Celui des actes. Il s'agit ici pour l'élève d'apprendre à agir dans le respect des règles de la vie en collectivité. Cette orientation se rencontre, par exemple, au travers les nombreuses pratiques coopératives qui sont développées à l'école. Cette dimension s'inscrit dans le champ de l'éducation. 3) Celui des valeurs. Cet axe est sous-tendu dans les deux premières approches, mais ne fait officiellement jamais l'objet d'un travail en tant que tel en France. L'idée consiste à interroger directement les valeurs qui fondent notre système politique et les exigences de la vie en collectivité. Ce travail appartient au domaine de la réflexion. C'est dans ce cadre que la première partie du dispositif présenté ci-dessous a été conçue. Si l'on examine le cas d'un travail sur la loi, l'axe 1 s'attarderait sur l'élaboration de la loi ; l'axe 2 s'intéresserait au respect par les élèves des règles de vie dans l'école tandis que l'axe 3 proposerait de réfléchir sur ce qu'est la loi et son éventuelle nécessité, sur les notions de légalité et de légitimité etc. 3. Le constat initial. Ne pas travailler les trois axes définis précédemment ne facilite sans doute pas la construction de toutes les dimensions de la citoyenneté chez l'enfant. Le véritable citoyen éclairé doit en effet être capable d'appréhender son environnement et de conduire une réflexion sur celui-ci pour agir de manière raisonnée. Dans la logique de la pédagogie institutionnelle, tous les élèves de la classe où s'est déroulée l'expérience avaient des pratiques coopératives très développées depuis plusieurs années. Ils participaient régulièrement à un conseil[15] et force était de constater leur implication dans la vie collective de l'école et dans les règles de son fonctionnement. D'autre part, l'évaluation de départ avait révélé une bonne maîtrise des contenus de l'Education civique. Les élèves déclinaient parfaitement la liste exhaustive des symboles de la République française par exemple. Le terrain était donc propice à un travail dans la « troisième dimension » puisque les principales compétences attendues par l'école à la fin du primaire pouvaient globalement être considérées comme acquises. Le dispositif à donc chercher à compléter la formation des enfants en proposant une réflexion sur les valeurs. III. LA MISE EN OUVRE DU DISPOSITIF La présentation du dispositif se limite trois séances. Celles-ci forment, en effet, un ensemble cohérent globalement représentatif de la démarche. D'autres séquences ont porté sur la violence (et l'utilisation légale de la force) et sur la justice. Conformément à ce qui est exigé en C.M.2, tous les élèves connaissaient la devise de la France, « Liberté, Egalité, Fraternité ». On pourrait s'interroger sur la pertinence de cette obligation imposée par l'Education nationale qui a placé ses exigences sur l'axe du savoir. De multiples raisons peuvent justifier ce choix comme, par exemple, le souhait de favoriser le développement de références communes et le sentiment d'appartenance nationale chez tous les citoyens français. Or ces trois mots sont à la fois chargés d'histoire et de sens. Leur situation emblématique n'est pas le fruit du hasard, ils représentent les valeurs essentielles de la nation française. Il a donc paru fondamental de proposer aux élèves d'interroger ces trois concepts d'un point de vue individuel puis d'étudier leur transcription concrète dans la loi ou dans la société. Chaque séance était organisée en deux grands moments : 1) Le travail sur le concept. Il se déclinait en trois temps : - Une situation de départ qui devait permettre à l'élève de conceptualiser et de problématiser . - Une réflexion individuelle suivie d'un débat en groupe puis de l'ensemble de la classe (l'argumentation). - Un moment de synthèse. 2) L'étude de la transcription du concept dans notre système politique ou dans notre société. Elle se déroulait en deux périodes : - Une analyse d'articles de La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ou de divers documents. - L'élaboration d'une trace écrite. 1. La phase de conceptualisation et de « problématisation ». Le dispositif s'est inspiré de la méthode des dilemmes moraux inventée par L. Kohlberg et developpée par la suite au Québec et en Belgique. Un numéro spécial de la revue Entre-vues[16] nous en donne la définition suivante : « Le dilemme moral est une courte histoire contenant un personnage ayant à faire un choix de conduite pour résoudre un problème moral. Cette histoire se termine toujours sur une question morale : que devrait faire le personnage ? Les élèves sont alors invités à répondre, de manière interactive, en exprimant des jugements moraux sur la conduite que le personnage devrait adopter. » L'un des dilemmes le plus fameux est Le cas de Heinz. Il raconte que la femme de Heinz se meurt d'une maladie rare tandis qu'un pharmacien, par intérêt financier, refuse de vendre à son mari le remède qu'il a découvert. L'élève doit se demander si Heinz doit dérober le médicament. Contrairement à cette méthode, la démarche ne cherche pas à conduire les enfants à prendre partie d'un point de vue moral. C'est l'une des grandes différences. Les histoires brèves proposées visent à mener les élèves vers une réflexion conceptuelle. On pourrait parler de « situations de conceptualisation ». Il s'agit de situations courtes (écrites, orales, théâtrales etc.) mettant en scène un ou plusieurs personnages. Chaque situation met en jeu implicitement un concept. Elles ne constituent pas en elles-mêmes une situation-problème. Une question est proposée à l'issue de la présentation de la situation. C'est elle qui soulève le problème et oriente la réflexion de l'élève vers le concept que l'on souhaite travailler. La dissociation de la situation et de la question facilite la conceptualisation. Selon ce principe, voici les trois situations de départ relatives à la devise que nous avons proposées aux élèves : Situation n°1 : La liberté. Le placard Olivier et Jean discutent ensemble. Olivier dit à Jean : « Moi, je serai toujours libre ! » . Jean lui répond : « En es-tu sûr ? Suis-moi. » . Il conduit Olivier dans un grand placard et il l'enferme. Olivier est-il encore libre ? Remarque : La situation n°1 a également fait l'objet d'une mise en scène dans la classe. Un élève est venu au tableau. L'enseignant a fait mine de fermer la salle à clef. Les élèves devaient énoncer des verbes relatifs aux actions que l'élève pouvait encore effectuer (« se déplacer » par exemple.), puis l'enseignant simulait un acte qui empêcherait cette action de se produire (simulation de la pose de liens) etc. Au terme de la scène, les élèves ont déclaré, par exemple, que le stade ultime de la liberté était celui de penser et que c'était le seul que l'on ne pouvait interdire, sinon par la mort. Situation n°2 : L'égalité. Le partage du goûter Ce matin, Jean s'est levé en retard. Il n'a pas eu le temps de déjeuner avant de partir à l'école. A chaque récréation du matin, un goûter est distribué aux élèves. Ce jour-là, Annie est chargée de découper le gâteau du goûter. D'après toi, doit-elle faire des parts égales ou donner un plus gros morceau à Jean ? Justifie ta réponse. Remarque : Cette situation a été imaginée à partir de la vie réelle de la classe. Les élèves avaient pour habitude de partager une collation à la récréation du matin. Les prénoms ont été inventés afin de permettre la « décontextualisation ». Une trop forte identification peut en effet nuire au raisonnement par l'introduction de la dimension affective. Celle-ci interdirait la décentration. Situation n°3 : La fraternité. Le partage du goûter (2) Jean est le fils d'une famille très modeste. Ses parents n'ont pas toujours assez d'argent pour acheter à manger. Ce matin, Jean n'a pas pu déjeuner avant de partir à l'école. A chaque récréation du matin, un goûter est distribué aux élèves. Ce jour-là, Annie est chargée de découper le gâteau du goûter. Que ferais-tu à la place d'Annie, des parts égales ou un plus gros morceau pour Jean ? Justifie ta réponse. Remarque : L'idée de proposer une situation proche de la n°2 devait permettre de montrer que l'on pouvait préférer une logique égalitaire ou de solidarité face à une situation similaire mais au contexte différent. 2. La phase d'argumentation. Les questions des situations de conceptualisation conduisent les élèves à répondre à un problème relatif au concept qui fait l'objet de l'étude. La phase d'argumentation peut alors avoir lieu. Elle se déroule en trois temps : - un temps de réflexion individuelle durant lequel l'élève peut réfléchir seul au concept mis en jeu. L'élève répond par écrit à la question posée. Ce moment fondamental lui permet de clarifier son point de vue personnel et se construire un argumentaire. Ainsi, il ne se trouve pas à court d'éléments lors de la phase d'échange qui suit. - un temps de débat en petit groupe qui conduit chacun à confronter son avis à celui des autres. Une affiche ou un document de synthèse des idées est élaboré à la fin des échanges. Il reprend et regroupe les points de vue et les arguments énoncés. - un temps de débat de toute la classe. Un rapporteur de chaque groupe expose au reste de la classe les résultats des échanges à partir du document de synthèse ou de l'affiche. Chaque opinion ou argument est à nouveau examiné par l'ensemble des élèves. Les idées sont reprises et regroupées au fur et à mesure par l'enseignant au tableau. Ce système en entonnoir permet de parvenir à une synthèse générale de l'ensemble des opinions et des arguments. Cela peut constituer la trace écrite ou bien permettre d'élaborer à la fin une ou plusieurs acceptions du concept. Dans la mesure où l'activité cherche à faciliter la construction individuelle et personnelle des concepts, la rédaction d'une trace écrite terminale destinée à l'élève n'est pas indispensable. Elle ne saurait faire l'objet d'un apprentissage et d'une évaluation a posteriori. En effet, il serait déraisonnable de penser pouvoir faire établir une définition définitive et universelle de la liberté. Il s'agit donc bien, lors du débat, de permettre aux élèves de clarifier le concept et d'en explorer les différentes dimensions. Enfin, la phase de travail en groupe peut être supprimée, mais elle favorise la participation de tous et aide à la tenue du débat final avec une trentaine d'élèves. Concernant la situation n° 2 (L'égalité), la majorité des élèves a choisi le partage égal des parts, principalement pour des raisons d'équité générale ou parce que Jean devait assumer sa propre responsabilité dans cette affaire. Les autres considéraient que l'on pouvait se montrer généreux avec lui parce qu'il avait faim. Au terme du débat, les élèves ont donné la définition suivante du concept : « C'est le partage égal des biens ou des avantages entre les gens. » Concernant la situation n° 3 (La fraternité), la plupart des enfants a préféré donner une part plus importante à Jean dans une logique d'aide ou d'assistance. Certains ont choisi le partage identique considérant les problèmes suscités de jalousie ou l'irresponsabilité des autres enfants dans la situation familiale de Jean. Les différents éléments du débat ont conduit les élèves à élaborer la définition suivante du concept : « La fraternité, c'est : - aider et soutenir les autres ; - c'est comprendre les difficultés des autres ; - c'est améliorer la vie des personnes qui ont des problèmes ; - essayer de rendre heureux tout le monde ; - c'est s'entraider. » Partant de la réflexion individuelle, cette première étape représente un nouveau type de pédagogie différenciée en Education civique ; domaine dans lequel l'individualisation n'a paradoxalement que rarement cours. Ce travail paraît également important puisqu'il permet à l'élève de percevoir le sens et l'enjeu des valeurs avant d'en étudier la place dans notre société. 3. Le rapport au savoir en Education civique. Amener les élèves à interroger un concept à l'école dans le cadre de l'Education civique ne saurait constituer en soi une fin si l'on ne cherchait pas, dans un second temps, à répondre aux exigences d'apprentissage des programmes de l'école. La réflexion des élèves a été donc été confrontée à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 sur laquelle se fonde notre système politique[17]. Dans un cadre plus international, on aurait pu utiliser la Déclaration universelle des Droits de l'Homme retenue par l'Organisation des Nations Unies (O.N.U.) en 1948. Cette mise en relation précoce avec des éléments de savoir disciplinaire constitue l'autre grande différence avec la pratique traditionnelle du dilemme moral. Les enfants disposaient de la version intégrale de la Déclaration et d'extraits qui ont servi de supports à la trace écrite. Pour les notions de liberté et d'égalité, nous avons utilisé les articles présentés en dessous. Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (Extraits) Article premier Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Article 2 Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. Article 4 La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. Article 6 La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. Article 11 La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. L'étude individuelle puis collective de la Déclaration en classe a permis de dégager les idées suivantes : - concernant la liberté, les articles 1, 4 et 11 ont montré que la liberté était un droit. Il consistait à pouvoir agir et s'exprimer dans le respect des autres. L'article 2 a mis en lumière le caractère inaliénable de ce droit. La trace écrite élaborée par la classe a été la suivante : « En France, tout le monde est libre. On a le droit de penser et de faire ce que l'on veut : - si cela ne nuit pas à quelqu'un ; - si ce n'est pas contraire à la loi. » - les articles 1 et 6 ont révélé que l'égalité en France n'était effective que dans le domaine du droit. Les différences sociales, de niveau de richesse etc., sont donc légalement acceptées dans le système politique français. La trace écrite a été la suivante : « Nous devons être égaux parce que nous sommes différents. En France, nous sommes tous égaux en droit. » - La place de la fraternité (le terme a été modernisé par l'introduction du substantif solidarité) dans notre société a été analysée à partir de l'étude de campagnes publicitaires menées par des organisations caritatives et d'articles de presse relatant leurs actions. La trace écrite a été la suivante : « La fraternité (on dit maintenant la solidarité), c'est d'aider les autres en fonction de ses moyens. Etre solidaire permet aussi de rendre les gens plus égaux. On peut être solidaire en : - faisant des dons ; - en travaillant pour une organisation humanitaire ; - en soutenant les autres. » Une évaluation portant sur la définition légale et sociale de chaque concept a été conduite plusieurs semaines après sans qu'il y ait eu de révision de la part des élèves. Un questionnaire proposait aux élèves de répondre à deux types de questions relatives à chaque concept : une première interrogation leur demandait de donner une définition personnelle des notions afin de vérifier si la conceptualisation avait été atteinte ; une seconde question permettait d'évaluer le degré d'acquisition des savoirs. Plus de septante-sept pour cent des réponses étaient satisfaisantes. CONCLUSION L'intérêt de la méthode présentée ci-dessus réside dans la possibilité de pouvoir être utilisée par n'importe quel enseignant dans sa classe[18]. Elle repose sur un ensemble d'éléments que le maître peut facilement maîtriser avec un minimum d'entraînement ou de formation. Elle est fondée sur : - un principe : le débat comme moyen de réflexion et de définition des concepts ; - une démarche fondée sur la théorie de M. Tozzi : conceptualiser, problématiser, argumenter ; - une méthode : la situation de conceptualisation ; - un cadre : le programme d'Education civique. Les trois premiers points sont transférables à beaucoup d'autres disciplines. Le quatrième assure la cohérence de l'ensemble, évitant ainsi le risque de digression des discussions sans objet. L'enseignant peut inventer à son gré des situations de conceptualisation en fonction des programmes officiels et des objectifs d'apprentissage qu'il se fixe. Au-delà du simple outil pédagogique, l'idée générale de cette démarche est de partir de la réflexion individuelle puis collective pour donner un sens à l'apprentissage qui est fait dans un second temps. A terme, on espère ainsi doter l'élève des moyens culturels et intellectuels nécessaires à l'exercice d'une véritable citoyenneté critique et éclairée. [1] En France, le secteur de l'enseignement qui prend en charge les enfants malades, handicapés ou en grande difficulté est appelé l'Adaptation et Intégration Scolaires. [2] Le Monde de Sophie de J. Gaarder, Anti-manuel de philosophie de M. Onfray etc. [3] L'école primaire accueille les élèves de deux ou trois ans à onze ans. [4] Les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres sont les centres où sont formés les enseignants français. [5] On trouve de nombreux exemples de dispositifs dans la revue française Diotime L'Agora (voir le site internet www.ac-montpellier.fr/ressources/agora/) [6] Cf. Tozzi M., Vers une didactique de l'apprentissage du philosopher, thèse de doctorat effectuée sous la direction de P. Meirieu, Université Lumière Lyon II, France, 1992. [7] Propos recueillis par un journaliste à l'occasion de la remise d'un prix littéraire. [8] Cf. Solère-Queval S., Philosopher en S.E.G.P.A ? Pourquoi pas ? (à paraître). [9] Cf. Perret-Clermont A.-M., Nicolet M., Interagir et connaître : enjeux et régulations sociales dans le développement cognitif, Delval, Fribourg, Suisse, 1988. [10] Cf. Lipman M., trad. Decostre n., A l'école de la pensée, éd. De Boeck, Bruxelles, 1995. [11] Toutes ces dispositions sont généralement plus efficaces lorsqu'elles sont élaborées avec ou par les participants. [12] L'expérience a donné lieu à un film documentaire : Petit atelier de Philosophie en classe d'I.M.Pro., Bour T., S.C.A.V.O., 2000 et C.N.D.P. 2002, France. Le film sera diffusé a plusieurs reprises sur la chaîne française France. [13] Les candidats au diplôme de maître-formateur devaient présenter une épreuve pratique d'admissibilité en classe ordinaire. [14] Les classes de C.M.2 accueillent les élèves de onze ans. [15] Le conseil est l'un des lieux emblématiques de la pédagogie institutionnelle. [16] Entre-vues, Les dilemmes moraux, numéro spécial pour les professeurs de moral, 1990, Bruxelles. [17] La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen fait partie intégrante de la constitution française. Elle possède donc un statut de loi des lois. [18] Un ouvrage reprenant cette méthode propose un accompagnement théorique et un ensemble de situations de conceptualisation pour permettre aux enseignants de conduire des débats en classe : Bour T. (Coord.), Pettier J.-C., Solonel M., Apprendre à débattre : vie collective et éducation civique au cycle 3, Hachette éducation, coll. Pédagogie pratique à l'école, (à paraître en août 2003). |