LA DISCUSSION EN EDUCATION ET FORMATION
Par Michel
Tozzi, professeur des universités à Montpellier 3
Directeur
du Cerfee-Irsa
Mots-clefs : discussion - débat - socialisation
- rapport au savoir - autorité
Résumé. La discussion peut apparaître anthropologiquement
à la fois comme un processus de socialisation et un mode collectif d'élaboration
du savoir. C'est cette articulation dans un régime démocratique et une
époque techno-scientifique en quête de sens qui pourrait expliquer son
irruption massive dans le champ de l'éducation. Cette émergence, par
rapport à une pratique éducative traditionnelle, amène à reconsidérer
le pouvoir de l'autorité d'une part, et à reconfigurer l'autorité du
savoir d'autre part.
Nous entendrons dans cette introduction par « discussion »
une interaction sociale où des interlocuteurs humains échangent et confrontent
oralement dans un groupe leurs positions sur un problème en suspens
(question théorique ou pratique, difficulté rencontrée, décision à prendre),
pour proposer une solution.
I - LES
DIMENSIONS ANTHROPOLOGIQUES DE LA DISCUSSION
1) La discussion
comme processus de socialisation
On ne connaît guère l'origine anthropologique de
la discussion. Sa condition de possibilité, en tant qu'échange social
verbal, est liée à l'émergence du langage, et plus particulièrement
de langues, qui ont promu l'homme en inter-locuteur, et introduit un
nouveau type d'échange entre les membres de groupes de l'espèce humaine.
On peut faire l'hypothèse que, dans l'évolution de l'humanité, pour
passer du registre de la survie biologique à l'ordre symbolique humain,
la discussion s'est instaurée entre ceux qui avaient le pouvoir dès
qu'il a fallu interpréter un interdit ou un rite, pour en délimiter
le sens, déterminer une formulation précise ou ajuster une procédure
de passation ou de sanction. La discussion comme échange réglé, régulé,
ritualisé, sortirait le collectif du règne de la violence physique,
de l'omnipotence d'un seul, amené à « consulter », ou inaugurerait
par un « troc d'idées » un échange entre « dominants ».
Elle réduit donc la toute puissance par le partage de l'échange.
Il est significatif que chez Homère, dans le chant
II de l'Odyssée, les guerriers d'Ithaque rompent les lances en dessinant
un cercle : dans cette configuration constituant un espace public
d'égaux, Télémaque s'avance au centre, prend en main le sceptre et parle
librement. Quand il a fini, il sort du cercle, un autre prend sa place
et lui répond. La démocratie a élevé la discussion au rang de principe
régulateur des échanges entre hommes libres sur l'agora de la cité grecque,
et la philosophie des Lumières a étendu les bénéficiaires de cet échange
dans l'espace public par la proclamation des droits de l'homme et du
citoyen, où liberté d'expression et pluralité des opinions sont les
fondements de l'interlocution politique.
Mais la démocratie n'a pas l'apanage de la discussion.
L'ethnologie par exemple définit la palabre africaine comme une discussion
entre les sages du village où l'on devise longuement jusqu'à ce que
mûrisse une position. Chacun parle à son tour en prenant le bâton de
parole, qui symbolise le moment du pouvoir et du devoir de chacun à
s'exprimer dans l'assemblée coutumière. Chaque société établit ses formes
d'interdit de la violence originaire et les rites censés
la canaliser (ex : substituer à la vengeance la
discussion du procès ; instaurer dans le temps
de la discussion un ordre du jour ; les modalités de tours de parole ;
les fonctions de groupe, comme président de séance, modérateur, secrétaire,
rapporteur ; les façons de commencer, de trancher sur un point,
comme le vote, et de conclure ; les façons de réguler les conflits,
tels l'injure, qui se déclarent ou se réactivent pendant l'échange,
comme le rappel à l'ordre), qui vont faire de la discussion un échange
réglé, une activité sociale apte à régler des problèmes par la négociation,
la recherche de compromis acceptables, la prise de décision, ou l'approfondissement
collectif d'une question posée.
Pas de discussion possible en effet sans surseoir
au rapport de force physique, sans passer des coups aux mots, du
combat au débat. Discuter implique une maîtrise du corps et de ses pulsions :
l'émotion violemment ressentie soit fige dans l'immobilité, soit au
contraire se décharge dans la fuite ou l'attaque. La discussion discipline
cet affect par une contention de l'explosion limbique, tout en canalisant
la réponse vers le traitement cortical d'une formulation verbale. Le
corps de l'autre perd sa présence globale, massive et intrusive, pour
maintenir une distance adéquate où l'attention se focalise sur le visage,
sa bouche et ses yeux, « face à face » humanisé. « S'entendre »,
au sens élémentaire de percevoir des sons pour en décrypter les sens,
suppose une prise en compte de l'autre, et sa reconnaissance comme interlocuteur
dans une réciprocité de l'échange.
Discuter implique la volonté de se comprendre pour
se positionner les uns par rapport aux autres. Se comprendre n'est pas
forcément s'approuver. D'ailleurs la discussion cesse lorsqu'on tombe
d'accord. La discussion n'est donc pas ou plus seulement possible quand
dans un rapport de force l'une des parties en présence est capable de
soumettre les autres à sa volonté, qui y consentent contraints et forcés.
Elle ne se poursuit qu'autant que la solution n'est pas trouvée ,
la décision prise, l'approbation atteinte. La réponse, le consensus
tuent la discussion, c'est-à-dire la question en jeu, la difficulté
soulevée, le différent persistant. La discussion se nourrit de la diversité
due à la confrontation à l'altérité, et en particulier du désaccord.
Mais ce désaccord reste verbal, ne tourne pas à l'affrontement violent ;
il s'exprime avec civilité, c'est-à-dire dans une forme qui ne rompt
pas la relation, mais sauvegarde le lien social, la « face »
d'autrui (Goffman), et peut même y trouver du plaisir, comme dans la
recherche. Si des hommes consentent librement à habiter cette « institution »,
c'est qu'elle peut assurer un minimum de confort reptilien et limbique
à ceux qui ne craignent pas une expression qui donne publicité à leur
avis, et une confrontation cognitive et publique à autrui. Assumer un
désaccord manifesté, sans se sentir attaqué dans son intégrité, est
une conquête sur le règlement des différends humains par l'agressivité,
physique mais aussi verbale. L'injure est en effet un coup verbal, qui
cherche à atteindre l'autre pour le blesser narcissiquement. La discussion
cesse avec l'injure, qui n'entend plus l'autre, mais répond par une
décharge verbale émotive.
La discussion est une invention humaine, une production
culturelle historique, apprise et transmise, en rupture avec la loi
de la jungle, qui maintient et même peut conforter le lien social, dans
une confrontation à autrui qui exclut la (dé)raison du plus fort physiquement,
et l'attaque verbale ad hominem. C'est un compromis social acceptable,
une façon de se confronter sans s'affronter. C'est l'apprentissage
humain d'un rapport à l'autre et au groupe confronté, mais médiatisé
par un usage du langage affectivement régulé et cognitivement orienté.
C'est en ce sens un processus de socialisation,
une façon de vivre ensemble, de créer du lien social, un lien social
humanisé. C'est pourquoi cette appropriation concerne le domaine de
l'éducation et de la formation. Tout particulièrement dans une société
qui se veut démocratique, où l'école républicaine, dans sa mission d'éducation
à la citoyenneté, doit poser les bases d'une socialisation démocratique
des élèves.
2) La discussion
comme mode collectif d'élaboration du savoir
Mais la discussion n'est pas seulement au niveau
interpersonnel, groupal et politique un certain partage du pouvoir
(avec l'idéal régulateur de l'égalité entre citoyens en démocratie),
qui permet aux hommes de co-exister par une communication sociale orale
partagée. C'est historiquement un processus de co-construction
du savoir.
Il n'y a pas de discussion possible en droit devant
une vérité qui s'impose. Qu'elle soit révélée, antérieure, extérieure
et supérieure par sa transcendance, comme la parole divine, assertion
absolue et définitive ; ou arrêtée par une autorité suprême, tyran,
roi, duce, dictateur, « père du peuple » etc. La discussion
ne commence qu'où cesse le dogme, contenu intouchable de la foi religieuse
ou politique, en dehors duquel il n'y a qu'hétérodoxie à excommunier,
ou dissidence à éradiquer, mais pas débat à engager, car ce serait douter
de l'indiscutable par sa source. Elle est inaugurée là où la vérité
n'est pas transparente dans le texte, mais doit être interprétée ;
et continue tant qu'il y a débat d'interprétation, et que l'exégèse
n'est pas tranchée par une instance autorisée ou un consensus entre
herméneutes.
La discussion s'instaure et se poursuit lorsque
le savoir n'est pas donné, mais doit se construire, parce qu'il est
une réponse à une question que l'on se pose, et dont on va chercher
par une démarche réflexive une solution en la confrontant à d'autres,
pour voir si elle est fondée.
C'est de cette façon que s'est historiquement construit
le savoir scientifique. Confrontés à des phénomènes peu élucidés
par les explications en cours, des hommes se sont mis au travail et
ont esquissé d'autres propositions, aussitôt âprement débattues par
leurs confrères, jusqu'à ce que soit on les fasse taire parce qu'ils
apparaissaient comme dangereux pour les théories et les pouvoirs en
place (la discussion s'arrête devant la force !), soit on parvienne
à un nouveau consensus, relatif jusqu'à d'autres remaniements nécessaires.
L'épistémologie nous présente aujourd'hui une « vérité » scientifique,
y compris mathématique, moins comme une découverte absolue et définitive
que comme une construction de l'esprit ou une représentation de la réalité
qui fait consensus provisoire, mais non arbitraire, de par l'administration
de la preuve au cours des débats engagés dans la communauté internationale
des experts de la discipline. Le savoir scientifique est donc un processus
socialisé de validation des connaissances par le débat. La discussion
apparaît de ce fait comme un moyen privilégié d'engager un rapport
au savoir et à la vérité, ce qui est important pour l'éducation
et la formation, et tout particulièrement pour le système éducatif,
dont l'une des missions essentielles est la transmission du savoir.
Remarquons d'ailleurs qu'elle cesse lorsque les
débatteurs s'inclinent volontairement devant un argument, une thèse,
une position, une solution qu'ils jugent fondés en raison. On peut être
vaincu par une personne, mais on est convaincu par la raison, c'est-à-dire
par soi-même, par la raison en soi et partagée avec d'autres. La raison,
parce que sa rationalité universalise la validation d'une assertion,
et en permet la communication, permet l'adhésion à des propositions
communes, en un jeu gagnant-gagnant dans l'accord intersubjectif. La
discussion à registre rationnel est donc une instance culturelle par
laquelle les hommes forment une communauté rationnelle des esprits qui
dépasse le groupe en présence pour concerner l'humanité, et qui est
un espace où peuvent se confronter des réponses à des questions philosophiques,
et des solutions à des problèmes scientifiques. Si elle cesse
dès qu'un consensus s'esquisse, elle présuppose en droit la possibilité
d'un accord des esprits, en tant qu'elle invoque la raison comme principe
régulateur des échanges.
La discussion nous apparaît ainsi anthropologiquement,
dans l'histoire de l'humanité, au croisement d'un double processus
de socialisation et de construction des connaissances. C'est peut-être
pourquoi elle concerne aujourd'hui notre société à la fois démocratique
et techno-scientifique, dans un contexte global de crise du sens où
elle peut être le lieu de dire et de mutualiser les incertitudes afin
de confronter les chemins. Son irruption massive ne va pas cependant
sans poser problème.
II - QUESTIONNER
L'IRRUPTION MASSIVE DE LA DISCUSSION
DANS
LE CHAMP DE L'EDUCATION
1) Une irruption
massive
L'idéologie de la discussion, dont un des genres,
la « confrontation des opinions », a été amplifiée par le
développement des médias, a diffusé dans la société globale. L'exigence
démocratique, inséparable de l'obligation de discuter pour déterminer
le bien commun, semble se développer avec l'élévation du niveau d'éducation
de la population, et avec une complexité sociétale qui, multipliant
les niveaux et les instances, doit articuler la diversité des groupes
d'appartenance et d'intérêt par le partenariat. Elle s'enracine publiquement
dans le sentiment d'insatisfaction vis-à-vis de la représentativité
politique et la crise de l'investissement citoyen dans l'espace public.
Tout en misant sur un hédonisme personnel, chacun regrette le relâchement
du lien social et des habitus de civilité, qui substitue dans les faits
les incivilités au dialogue, et contraint à la répression. La montée
de l'individualisme et « le déclin de l'institution »
(Dubet), qui préformatait chacun dans des habitus de rôles fonctionnels,
amène à recourir soit au rapport de force (physique ou législatif),
soit à la discussion pour résoudre les conflits ou réguler les dysfonctionnements
croissants de la communication. L'individu est amené, dans le flou des
cadres collectifs et le dissensus sur des valeurs communes, à négocier
et contractualiser pour un temps limité ses relations privatives, pour
tisser la coexistence sur la base des intérêts en présence.
Plus ou moins selon les milieux sociaux et les personnalités,
mais on discute et négocie désormais dans le couple, dès que
la femme est portée par le courant séculaire de l'émancipation financière
et de l'autonomie personnelle, sur les choix consuméristes, professionnels,
géographiques, relationnels, éducatifs etc. ; avec les enfants,
sur les choix de loisirs, d'activités, de fréquentations, d'orientation,
d'étude et de métier, sur les heures de sortie, l'achat d'un moyen de
déplacement, le montant de l'argent de poche etc.. Mais aussi avec les
amants, les amis, les collègues au travail ; entre patrons et
salariés, pas seulement dans les relations syndicales classiques,
qui entremêlent rapport de force et négociation, mais dans le cadre
du « management participatif des ressources humaines », du
travail d'équipe, pour prendre les temps de récupération par rapport
aux trente cinq heures etc.
Quant au débat, il est à l'ordre du jour dans le
système éducatif français :
- dans la vie scolaire (ex : la formation
des élèves délégués) ;
- dans la vie de classe : on encourage
dans le primaire, alors qu'ils apparaissaient jadis comme subversifs,
la mise en place de « conseils » de type Feinet ou « pédagogie
institutionnelle » ; on a institutionnalisé une heure de vie
de classe dans le secondaire, avec des « débats de régulation » ;
- dans l'enseignement des disciplines :
en français on demande des « débats d'interprétation » oraux
sur des textes à partir de passages qui « résistent » dès
la maternelle, on vise à développer des capacités argumentatives par
des discussions dans le cadre d'une didactique de l'oral en constitution ;
en éducation civique (rebaptisée « vivre ensemble),
on a rendu obligatoire en cycle 2 et 3 du primaire une demi-heure de
débat par semaine ; en sciences économiques et sociales on débat
sur des « questions socialement vives » ; en mathématiques
on organise à partir de « problèmes ouverts » des « débats
scientifiques » ; en sciences expérimentales on confronte
des hypothèses à partir d'énigmes sur des phénomènes naturels (cf la
démarche de « la main à la patte »).
- En ECJS au lycée (qui n'est pas une discipline
mais un « enseignement »), on a explicitement pour objectif
la « méthodologie du débat argumenté ». Dans l'expérimentation
de la philosophie en lycée professionnel, la discussion l'emporte sur
le cours magistral ou la dissertation. Les innovations font une large
part à la discussion : on voit émerger dans le système éducatif
des « discussions à visée philosophique » au primaire et en
collège etc.
Le débat apparaît donc comme une activité structurant
de manière transversale l'école, tant au niveau de la vie scolaire
que de l'enseignement des disciplines. On peut interpréter cette récurrence,
cette insistance comme un symptôme. A un niveau explicite, ce succès
pourrait s'expliquer parce que le débat est à la rencontre de finalités
jugées actuellement décisives pour le système éducatif. Il est à la
confluence :
-
de la maîtrise orale de la langue, dont il est un des
principaux genres, et qui est un indicateur fondamental des difficultés
et de l'échec scolaires ;
-
de l'éducation à la civilité et à la citoyenneté, jugées
prioritaire à cause de la montée des « incivilités », d'une
part parce qu'il met en jeu une éthique communicationnelle de la personne,
d'autre part parce qu'il relie politiquement son apprentissage dans
l'école de la République à celui de la participation démocratique d'un
citoyen critique dans l'espace public ;
-
de la co-construction des savoirs dans la classe, qui
constitue une « communauté de recherche » à partir de problèmes,
d'énigmes, de questions, selon le paradigme socio-constructiviste des
didactiques disciplinaires ;
Le débat est ainsi didactisé à l'école comme objectif
d'apprentissage (« apprendre à débattre »), par exemple
en didactique de l'oral en français, pour maîtriser un genre de l'oral
comme « genre scolaire » (au sens de Schneuwly) ; en
éducation civique, pour savoir intervenir dans « l'espace public
scolaire » de la classe et l'établissement. Mais aussi comme moyen
d'apprentissage disciplinaire de savoirs et de savoir faire, et
de socialisation démocratique pour « vivre ensemble en apprenant ».
Ce faisant il tente d'articuler, c'est son aspect
« symptomatique », ce qui fait crise à l'école (et dans la
société) :
- le rapport à la loi, par une relation plus
coopérative au pouvoir, acceptant le bien fondé des règles de l'échange,
qui échappe tant à l'autoritarisme rejeté qu'à un laxisme anomique ;
-
le rapport au savoir, par une relation signifiante, non dogmatique
et socialisée à la connaissance, plus conforme à la conception épistémologique
moderne du rapport à la vérité ;
-
la quête de sens, en redonnant une signification aux apprentissages
scolaires (ex : le débat en mathématiques), ou à ma propre vie
(discussion à visée philosophique).
2) Questionner
cette émergence
Cette irruption massive du débat et de la discussion
dans le champ éducatif (famille, école, formation continue, animation
etc.), s'inscrit dans une demande sociétale globale de discussion, dont
on regrette le déficit dans le champ politique et économique, dénonce
les caricatures médiatiques, et promeut la pratique dans la société
civile (voir par exemple la prolifération des cafés en tout genre, et
pas seulement « philosophiques »), la vie associative, nouveau
champ de l'engagement, et la vie privée. L'école ne fait que refléter
cette demande, d'autant qu'elle est censée préparer un monde de demain
plus idéal !
Mais qu'en est-il de l'introduction du mode discussionnel
dans la relation éducative et le champ de la transmission ?
Qu'introduit celui-ci dans la « forme scolaire » (G. Vincent) ?
Quel est son intérêt, ses limites, peut-être ses dérives ?
a) Une reconfiguration de l'autorité ?
L'autorité traditionnelle (le chef, le pater familias,
l'enseignant comme « maître ») ne discute pas. Elle prend
seule les décisions, pour le bien de la communauté. Elle ordonne, et
se fait obéir. Premier article de l'ancien code militaire : « La
discipline est la force principale des armées. Tout ordre doit être
exécuté sans hésitation ni murmure ». L'ordre est performatif,
il appelle au faire, et non à la réciprocité de la répartie et à la
dynamique de l'échange. Au pourquoi faire ceci, dire ou taire cela,
cette autorité répond « parce que parce que ! point final ».
Elle n'a pas à se justifier parce qu'elle est la source de la légalité.
Plus exactement sa légitimité est d'un autre ordre (par exemple Dieu),
qui fonde l'ordre qu'elle donne. L'obéissance est en contre partie une
vertu qui élève par humilité et reconnaissance, notamment vis-à-vis
de celui qui a donné la vie ou le nom, délivre le savoir et la tradition,
transmet les valeurs et la sagesse. La sanction, y compris corporelle,
est éducative, parce qu'elle vise à re-dresser l'impertinent, à le faire
sortir de l'animalité agressive. Cette autorité informe, elle peut expliquer,
mais elle n'a pas à, ne doit pas, et même n'a pas intérêt à justifier
ou argumenter sa position. C'est l'autorité qui fait argument, et non
l'argument autorité. Quand on est indiscuté, on ne peut entrer dans
le discutable et le négocié sous peine de se faire remettre en question,
de faire vaciller sa légitimité. Une autorité qui discute, à terme se
discute, et risque de se dissoudre.
C'est contre cette conception « autoritariste »
de l'autorité éducative que s'est élevée « la pensée 68 »
(Ferry-Renaut) : « décoloniser l'enfant » (Mendel), éduquer
de « libres enfants » (Neil), atténuer une inutile « surrépression »
(Marcuse) pour favoriser leur potentiel développemental spontané par
une éducation libérale en famille, et par une « autogestion pédagogique »
(Lobrot) avec un « maître-camarade » à l'école. Les méthodes
actives de « l'éducation nouvelle », fondées sur l'intérêt
de l'enfant et le « travail coopératif » (Freinet), s'appuyaient
déjà sur la mise en activité des élèves, le travail en groupe, le débat
de régulation et de décision dans la classe, considérée comme micro
société où l'on prend des initiatives et des responsabilités. Le maître,
jadis propriétaire du monopole de la parole légitime, décidant souverainement
qui devait à tel moment parler, répondre s'il était interrogé, ou se
taire, négociait l'ordre du jour du conseil, et demandait la parole
à son président de séance élève ! Quant à la « pédagogie institutionnelle »
(Oury-Vasquez), influencée par le caractère structurant de la loi dans
la psychanalyse, elle insistait sur la délimitation d'un cadre (les
« métiers », les « ceintures », le « conseil »
et ses procédures etc.), pour organiser par des « institutions »
la cogestion de l'autorité et des apprentissages. La discussion démocratique
et le partage du savoir entre pairs, notamment par l'entraide, entraient
donc dans la classe. Les responsables du système éducatif comprirent,
suite à la multiplication des incivilités scolaires, que l'apprentissage
de la discussion pouvait constituer, notamment dans les zones sensibles,
un moyen de pacification scolaire, comme éducation à la civilité
par une socialisation démocratique des individus et des groupes.
De même dans la famille, il fallait désormais donner
la parole à l'enfant, écouter son vécu, comprendre son point de vue
et prendre en compte son avis (Dolto), ne pas le corriger sous peine
de le traumatiser. Cette tendance était renforcée par l'adoption de
la « Convention internationale des droits de l'enfant », qui
protégeait l'enfant de tout abus de pouvoir : la gifle, de méthode
coercitive éducative, car on l'avait méritée, devint maltraitance en
famille et faute professionnelle à l'école.
Que devient alors une autorité qui discute ?
Qu'a-t-elle à y perdre ou à gagner ?
Ne perd-elle pas précisément son autorité, sa puissance
de commander et de se faire respecter, sa transcendantalité comme fondement
légitime ? Discuter n'entraîne-t-il pas une parité, une horizontalité
qui déverticalise sa position de surplomb, et disqualifie sa prétention,
par l'antériorité de l'âge, la supériorité de l'expérience et des connaissances,
le mandat sociétal, à éduquer et transmettre ? Introduire une exigence
démocratique de discussion dans la relation éducative familiale et scolaire,
constituée de l'asymétrie des âges (adulte-enfant), des statuts (parent-enfant,
maître-élève), des compétences et des responsabilités (éducative, civile,
pénale), n'est-ce pas saper les bases de l'ordre social, des hiérarchies
anthropologiquement légitimes, de la continuité inter ou transgénérationnelle,
des institutions nécessaires pour intégrer les enfants dans un monde
humain ? Importer dans la communauté affective familiale ou dans
l'apprentissage scolaire, à un moment où l'on n'est que citoyen potentiel,
et où il s'agit moins de transformer la société professionnellement
ou civiquement que d'engranger le capital humain amassé, un modèle d'adultes
citoyens égaux en droit dans la cité, n'est-ce pas transférer sauvagement
et indûment des concepts et des pratiques du registre politique au registre
éducatif ? Ne pas se donner les concepts adéquats pour penser la
spécificité de la relation éducative ?
Le concept d'« autorité éducative démocratique »
peut-il alors avoir un sens ? Qu'on contractualise avec les
gens que l'on choisit peut sembler souhaitable ; mais on ne choisit
ni ses parents ni ses maîtres, leur autorité est moins politiquement
ou affectivement élective et révocable que transmissive. Et pourtant
qu'est-ce qu'une autorité non reconnue ? La fugue, la rébellion,
l'insoumission, la désobéissance témoignent-elles seulement d'une nature
barbare à civiliser, d'une pathologie « sauvageonne » individuelle
ou sociale à soigner, « surveiller ou punir » (Foucault) ?
Ou d'une réaction vitale à l'étouffement de la personne, au dressage
des corps et des esprits, à « l'incarcération » de certaines
institutions, d'une intelligence des abus de pouvoir, d'une conscience
confuse ou lucide de droits à revendiquer ?
N'y a-t-il d'autorité que « naturelle »,
par la force physique (le rapport de force d'un père avec son gosse),
la ruse ou la séduction, ou culturelle, par la « violence symbolique »
des institutions (Bourdieu), c'est-à-dire déjà là pour celui qui va
s'y confronter (pour se conformer, s'insérer, s'intégrer diront les
uns, pour apprendre la soumission, se couler dans le carcan du moule
diront les autres) ? Ou peut elle être aussi construite, conquise,
progressivement reconnue, et pourquoi pas méritée, par la capacité à
proposer, et pas seulement imposer, à écouter et prendre en compte,
à décider après avoir consulté, recueilli des avis, à synthétiser des
points de vue divers ? L'autorité qui se mérite par un processus
de reconnaissance de compétences en gestion de groupe et de conflit,
d'expérience de situations, de connaissances dans un domaine, qui se
fonde sur la confiance en une personne fiable, qui sait prendre ses
responsabilités mais aussi déléguer du pouvoir peut être un nouveau
modèle de référence. Mais est-il possible avec des enfants et des adolescents ?
Car il subsiste du non négociable, par exemple en
matière d'interdictions relatives à la législation ou à la sécurité,
qui s'imposent à l'éducateur lui-même, et dont il est le garant réglementaire,
engageant sa propre responsabilité juridique, sans compter ses propres
valeurs éthiques qu'il juge formateur de transmettre et de ne pas transgresser.
Pas d'autorité sans obligation de faire respecter certaines règles,
et donc sans sanction de leur transgression. Une autorité éducative
démocratique croit jusqu'à la nécessité de discuter pour faire comprendre
le bien fondé d'une sanction. Elle n'est donc pas sans « autorité ».
Entre le laxisme où se dissout toute autorité,
parce que le « laisser faire » supprime tout cadre structurant
pour une personnalité en construction identitaire qui a besoin de limites
à son fantasme de toute puissance, et l'autoritarisme, qui ne correspond
plus aux tendances sociétales d'un individualisme émancipateur, et serait
perçu comme atteinte aux libertés et aux droits de l'enfant, une nouvelle
figure de l'autorité éducative se cherche, articulant la consistance
d'une normativité nécessaire avec des processus régulateurs de discussion.
Mais la pratique de la discussion ne reconfigure
pas seulement le pouvoir de l'autorité, elle amène à reconsidérer
le statut du savoir.
2) Reconsidérer le statut du savoir et son mode
d'autorité
Une bonne partie de l'autorité du maître, formalisée
par sa délégation institutionnelle d'instruction, est fondée sur sa
maîtrise de connaissances. C'est parce que le maître sait qu'il est
habilité à transmettre. Il fait ainsi bénéficier l'élève, qui fait l'économie
de ce temps, du patrimoine de millénaires de recherches humaines tâtonnantes
(invention de l'écriture, de l'imprimerie, des sciences humaines et
sociales, de l'informatique etc.). Le savoir est cet acquis capitalisé
par les hommes qui sert de base pour d'autres découvertes : il
y a donc devoir de transmission et c'est l'un des sens (signification
et direction) de l'école. Il ne peut donc, au fondement du progrès,
être contesté. On ne va pas voter pour savoir si en mathématiques le
théorème de Pythagore est « plutôt vrai », ou si en histoire
1515 est une marque de bière ou la bataille de Marignan ! Le savoir
scientifique n'est pas une opinion disputée au café du commerce, ou
sur laquelle on peut faire un sondage. On ne discute pas 2+2=4, on
mémorise par cour sa table de multiplication. Sa vérité, parce qu'elle
est attestée, doit être transmise, comprise, apprise et retenue. La
démonstration en mathématiques, la vérification en sciences expérimentales,
la concordance de témoignages de sources indépendantes en histoire convainquent
la raison. Et alors qu'en démocratie, la décision appartient aux plus
nombreux (le pouvoir du nombre), en science un seul peut avoir
raison contre tous, par la pertinence du raisonnement ou l'administration
de la preuve (le savoir rationnel).
Le savoir fait autorité. Discuter l'autorité
du savoir, ce serait instiller le doute sur le pouvoir de connaître,
la légitimité de la raison à construire du consensus universel, estomper
les critères entre croire et savoir, mélanger opinion et connaissance,
revenir en arrière sur les efforts de l'humanité pour tenter de répondre
avec méthode et rigueur aux problèmes qu'elle formule : une régression
obscurantiste, face à la diffusion des « lumières ».
Et ce qui est dit de la science doit être
repris pour cette autre forme de rationalité que constitue la philosophie.
Discuter consiste à exprimer, échanger, défendre et combattre les opinions
auxquelles on tient. Philosopher consiste au contraire à sortir de l'opinion
subjective, contingente et relative de la caverne (Platon), à douter
méthodiquement, radicalement et systématiquement de ses évidences(Descartes),
à user avec jugement de sa raison (Kant), à « créer du concept »
(Deleuze), à élaborer une vision du monde, un système cohérent d'interprétation
(Hegel). La discussion démocratique cherche à avoir raison pour que
triomphe son opinion, c'est-à-dire l'influence sur autrui, et
non comme la science ou la philosophie le rapport à la vérité
de ce que l'on avance. D'où les tentations et les dérives de la discussion :
la doxologie, où l'on se contente de dire ce que l'on pense sans
chercher vraiment à penser ce que l'on dit ; la sophistique,
ou l'on cherche plus à persuader l'autre qu'à se convaincre rationnellement
soi-même ; la démagogie, où l'on dit ce que l'autre pense
pour qu'il vous approuve.
Il y a donc intérêt à distinguer nettement la nature
épistémologique du savoir, avec son rapport à la vérité et l'universalité,
avec ses critères rationnels d'élaboration, de la discussion d'opinions,
avec ses enjeux plus de pouvoir que de savoir. Le savoir ne se discute
pas, comme les opinions : on y adhère par compréhension de sa logique
interne, de sa rationalité propre, car c'est l'argument qui y fait autorité.
Le savoir est sous l'autorité de la raison, qui seule fonde en connaissance
l'autorité du maître.
Certes. Certes l'école doit transmettre les résultats
scientifiques comme autant d'acquis patrimoniaux et de bases pour l'exercice
d'une profession ou la recherche future. Mais elle doit aussi et surtout
insuffler dans ces perspectives l'esprit scientifique, le sens du problème
et de la démarche pour résoudre les problèmes posés. Et donc s'intéresser
autant au processus qu'au produit.
Elle doit aussi accompagner cette appropriation
d'une réflexion épistémologique sur le champ de validité d'un théorème,
d'une loi ou d'une théorie, et sur les modes de résolution des questions,
sans lesquels des mécanismes d'application n'ont pas grand sens pour
un sujet, et surtout ne permettent guère de transférer les savoirs.
Or il y a aussi des acquis épistémologiques. 2+2 n'égalent 4 qu'en base
10, et la somme des angles d'un triangle est supérieure à deux droits
dans la géométrie de Rieman, et inférieure dans celle de Lobatchevsky !
La mécanique de Newton ne « colle » avec les faits qu'abstraction
faite de la vitesse de la lumière, et la révolution de Michelet n'a
rien à voir avec celle de F. Furet.Non pas qu'une vérité scientifique
soit relative au sens d' « arbitraire », mais parce qu'elle
n'a sa validité que dans un système de référence donné (la somme des
angles vaut seulement, mais nécessairement 180 degrés dans la géométrie
d'Euclide). Une conception de la vérité scientifique diffusée comme
absolue et définitive en ferait un dogme positiviste, l'équivalent d'une
nouvelle religion éducativement révélée, peu conforme à l'épistémologie
contemporaine, sa modestie devant la complexité du réel, son principe
de « raison limitée » (Simon).
D'où l'importance dans l'enseignement scientifique
d'introduire d'une part l'apprentissage des démarches scientifiques,
d'autre part l'histoire des sciences, qui montre que le savoir a été
socialement construit (voir I) b), et enfin la dimension épistémologiques
des principes, méthodes et résultats. Dans l'apprentissage de ces démarches,
il faut aussi intégrer les acquis des théories de l'apprentissage
socio constructivistes. Les recherches faites montrent que, dans
son processus d'appropriation de connaissances, le sujet doit entrer
en conflit cognitif avec lui-même pour travailler sur ses représentations
premières, qui sont souvent des préjugés, ce qui lui est facilité par
des conflits sociocognitifs avec autrui, la confrontation interindividuelle
régulée (c'est-à-dire sans dérive socio affective), et centrée sur des
enjeux intellectuels, favorisant le dialogue intra individuel (Vigotsky).
La discussion rationnelle entre élèves sous la conduite du maître, peut
être, avec l'observation, l'expérimentation ou la modélisation, un des
moyens de faire évoluer ses représentations sur le réel, comme elle
le fut et le reste dans la communauté de savants.
Ce n'est pas parce que l'on discute que tout se
vaut. Dans cette relativisation des opinions, il n'y aurait plus de
place pour une formation scientifique ou philosophiques spécifiques.
Si l'on discute à l'école, c'est au contraire parce que tout ne se vaut
pas, et qu'il faut donc argumenter rationnellement pour savoir où est
la vérité et qui a raison en cas de désaccord. En éducation,
la discussion, pour être formative, c'est-à-dire
échapper à la conversation, à l'échange qui dérive au gré des associations
d'idées et charrie les préjugés, doit être porteuse d'exigences intellectuelles.
C'est pourquoi nous avons développé dans nos travaux la thèse que pour
avoir une visée philosophique, une discussion doit tenter d'articuler,
dans un échange impliqué, sur des questions fondamentales pour chaque
homme, des processus de pensée : problématisation de questions,
d'affirmations et de notions, conceptualisation de notions et distinctions
conceptuelles, argumentation de thèses et d'objections.
Un savoir coélaboré par une discussion ne se juge
pas à la dynamique d'un groupe, la force d'un leader, la ruse ou la
séduction d'un membre, le poids du nombre, mais au « meilleur argument »
(Habermas) rationnel, à celui susceptible d'universalisation, partageable
par une « communauté de recherche » (Lipman). La discussion
n'amène donc pas, si elle est conduite avec des objectifs et un cadre
rigoureux - c'est l'enjeu de sa didactisation disciplinaire - une dévalorisation
du savoir qui réduirait le maître à un animateur, la classe au café
du commerce et la connaissance à de l'opinion. Mais elle incite à reconsidérer
son statut : celui d'une production sociale historiquement élaborée
par des exigences propres soumises à une critique collective rationnelle,
dont le champ de validité est circonscrit dans un domaine, et établi
par des méthodes spécifiques. Elle reconfigure l'autorité du savoir,
formation culturelle majeure, mais non vérité « révélée »
par un maître ou simplement attestée par des livres, parce qu'il faut
s'en approprier le sens, adhérer à sa cohérence et sa pertinence.
CONCLUSION
L'émergence de la discussion dans le champ contemporain
de l'éducation et de la formation nous semble confirmer la double dimension
anthropologique de celle-ci : ancrer dans l'histoire humaine un
processus de socialisation démocratique des individus et des groupes,
donner une fonction à l'échange rationnel réglé pour la co-production
et la co-appropriation du savoir humain. Ce processus ne se fait pas
sans remaniement profond du rôle du maître et du statut du
savoir. S'esquissent d'une part une nouvelle figure, « l'autorité
coopérative », comme cadre structurant les interactions éducatives
par un jeu régulé des échanges, des décisions, des conflits, des négociations.et
d'autre part une nouvelle configuration du savoir, dont l'autorité
non dogmatique s'origine dans un rapport à la vérité qui se construit
dans des démarches de confrontations rationnelles, et s'approprie par
les dimensions socialisée et épistémologique de son élaboration.