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POURQUOI PHILOSOPHER ? par
Michel Tozzi, professeur des universités, Montpellier 3 C'est Yannis Youlountas, l'animateur du réseau des cafés-philo
« L'agora 81 » qui m'a posé cette question : on dirait
un vrai sujet de bac ! Vais-je y aller de ma dissertation ?
Il y aura bien trois parties, mais pas d'introduction problématisée :
ça commence mal ! COMME DANS UN MANUEL ça ressemblerait
au premier chapitre d'un manuel de philo accessible, mi-sérieux mi-sermon
: " Philosopher, ça sert d'abord à . faire une bonne
dissertation pour réussir son bac ! Mais attention, ça sert aussi
et surtout plus largement à réfléchir sa vie. Pour y parvenir, ça peut
prendre un peu la tête : douter de ce à quoi on croit dur comme
fer, et trouver que ça a du sens de questionner ce qui paraît évident.
Mot d'ordre : transformer ses affirmations en questions, et examiner
ses opinions pour voir si ça tient. Se faire donc à soi-même des objections.
Ce qui aide, c'est de se confronter aux autres. Leur dire ce qu'on pense,
et trouver constructif de se faire rationnellement critiquer. Lire exprès
ceux qui ne pensent pas comme nous. Et prendre ces critiques non comme
une agression contre sa personne, mais comme une opportunité pour mieux
fonder sa pensée. Du coup, se creuser la cervelle pour trouver des arguments.
Et donc penser ce qu'on dit, sans se contenter de dire ce qu'on pense,
qui n'est finalement peut être pas si vrai. Mais aussi contredire les
idées des autres de manière raisonnée. Non pour faire l'intéressant,
ou essayer de les vaincre, mais parce que nul ne peut dire du point
de vue rationnel n'importe quoi. Devenir exigeant pour autrui, et d'abord
pour soi, dans le rapport de ce qu'on dit à la vérité. Au fond chercher,
au lieu de croire avoir trouvé, et rechercher ceux qui m'apportent :
ceux qui sont le moins d'accord avec moi, pour me déstabiliser et m'obliger
à fonder, résister, céder ; les plus coriaces à « contrer »
pour m'entraîner à penser ; et ceux qui dialoguent magnifiquement
entre eux pour que je prenne partie en connaissance de cause. Quand je réfléchis ou discute, clarifier les mots et
définir les notions (conceptualiser), les distinguer, pour savoir ce
dont on parle, et argumenter, pour savoir si ce qu'on dit est vrai.
Questionner la question elle-même, pour voir en quoi elle pose problème,
difficulté à résoudre ; expliciter ses enjeux qui montrent l'urgence
de l'examiner ; dégager ses présupposés qui la font tenir comme
question (problématiser). Car philosopher c'est " articuler, dans
le mouvement et l'unité d'une pensée habitée, sur des notions et des
questions essentielles pour la condition humaine, des processus de conceptualisation
de notions, de problématisation d'affirmations et d'interrogations,
d'argumentation rationnelle de thèses et d'objections " (ouf !
je peux même dire où c'est ![1]). ENTENDRE LA QUESTION Philosopher certes. mais pourquoi tout ce branlebas de
pensée ? (Ici commence la 2ème partie. Admirez la transition). Entendre la question
du pourquoi (philosopher), ce peut être psychologiquement poser la question
des mobiles et des causes. On pourrait alors par exemple dire qu'on philosophe par
utilité vitale (donner de l'oxygène au cerveau et " muscler les
neurones ", réfléchir pour mieux agir), par besoin psychique, par
intérêt individuel ou social de savoir qui nous sommes, d'où nous venons,
où nous allons. Il y aurait dans l'acte de philosopher deux motivations
sous-jacentes : le désir de connaître (" que puis-je savoir ? "
Kant), la passion de comprendre, et de comprendre pourquoi l'homme a
besoin de comprendre (" Je suis une substance qui pense "
Descartes), de jouissance intellectuelle (pourquoi cet amour de la vérité,
cette " libido sciendi " ? Spinoza). Philosopher serait le moyen de combler le manque, le
désir du manque constitutif de la condition humaine. Un des moyens en
tout cas, comme le savoir scientifique, l'efficacité technique, la jouissance
esthétique, la mystique ou l'espérance religieuse, l'avoir de la consommation,
ou l'amour de toute personne ou objet. Une façon spécifique de faire face à l'insupportable
de la finitude biologique (" Tout homme dès qu'il est né est assez
vieux pour mourir " Heidegger) ; psychique (" Tout
sujet émerge dans l'aliénation imaginaire et la castration symbolique "
Lacan) ; relationnelle (" L'enfer c'est les autres "
Sartre). Tentative de
poser : -
du savoir
face à l'ignorance (quitte à avouer avec sérénité : " je ne
sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien " Socrate) ; -
du sens
face à l'absurde (" La dignité de l'homme est de donner du sens
à un monde qui n'en a pas " Camus). -
de la valeur
(car la valeur donne sens comme signification et direction), face à
l'abjection et à l'aboulie. -
de la sagesse
face au malheur (" La liberté est au fond du désespoir " Kierkegaard ;
" Que philosopher, c'est apprendre à mourir " Socrate, Montaigne
.) Où l'on voit bien ci-dessus que toute approche de la
causalité psychique du philosopher résonne (raisonne ?) de la consonnance
métaphysique de la condition humaine. La psychanalyse, à explorer " l'être-de-l'homme ",
y devient ontologique (l'ontologie est le discours sur l'Etre), car
l'homme comme " parlêtre " (être qui parle, Lacan), s'y révèle,
malgré ou à cause de son inconscient, un " pensêtre " (être
qui pense, "Tozzi ").[2] L'ENTENDRE ETHIQUEMENT On peut aussi entendre éthiquement (moralement),
et pas seulement psychologiquement, la question du pourquoi (philosopher).
Non plus le pourquoi des mobiles qui poussent et des causes qui expliquent
des faits ; mais celui des finalités qui fondent en droit
au nom de principes. (Saisissez bien dans la troisième partie qui commence
le changement de registre !). Philosopher serait moins (ou aussi ?) un besoin
psychique qu'une obligation éthique, une motivation qu'un devoir (" C'est
proprement vivre les yeux fermés que de vivre sans philosopher "
Descartes). C'est la démarche qui élèverait, par la réflexivité, l'homme
comme espèce animale à la dignité de personne. Ce qui garantirait, parce
que l'homme ne peut pas ne pas être éduqué faute d'être moins qu'une
bête, un processus d'humanisation, d'hominisation, d'humanitude (Jaccard),
d'entrée dans la culture (" acculturation ") et la civilisation. Ce serait développer l'intelligence potentielle d'un
sujet réflexif, philosophiquement éducable (cf. le " postulat d'éducabilité
philosophique "), apprenant à exercer l'autonomie d'une pensée,
l'exercice de sa raison, sa faculté de juger, son esprit critique. Au
fond, pour devenir pleinement homme, nous aurions le devoir,
parce que nous en avons le pouvoir, de philosopher (" Tu
peux, donc tu dois " Kant). Mais encore faut-il que nous soit donnée cette opportunité
d'être philosophiquement éduqué, de faire cet apprentissage du philosopher
qui nous conduira à " penser par nous-même ". (Remarquez ici
le glissement de l'éthique à la politique). D'où l'exigence d'un
" droit de philosopher " (philosopher parce que c'est un droit)
à revendiquer auprès des institutions, l'école en premier lieu, et au
plus tôt[3],
dès l'école primaire, comme lieu de cet apprentissage. Moyennant quoi cet apprentissage du philosopher, surtout
par la discussion, pourra en retour garantir la qualité du débat démocratique,
comme garde-fou de ses deux dérives : sophistique (chercher à (con-)vaincre
l'autre au lieu de chercher avec lui) ; et doxologique (s'en tenir
à l'opinion du plus grand nombre au lieu d'être exigeant sur la rationalité
de l'argumentation). En conclusion (car il y en aura une), pourquoi philosopher ?
Pour faire pièce au désir du manque, à la finitude de l'ignorance, de
l'impuissance et de la mort. Pour affirmer la puissance et la modestie
de la pensée (comme forme supérieure de la vie ? Nietschze. Comme
libre activité de l'esprit ? Platon - Hegel). Pour répondre à l'expérience
éthique de devenir pleinement homme. Pour revendiquer politiquement
et exercer un droit d'éducabilité et d'expression philosophiques. Pour
garantir la qualité du débat démocratique et l'intelligence citoyenne. Ces mobiles et motifs orienteraient-ils -explicitement
ou implicitement- le fonctionnement de nos cafés-philo, dans la mutualisation
de nos questions vives et la construction collective d'une communauté
de recherche ? Dans une telle perspective, le café-philo aurait
l'histoire d'un avenir . [1] M. Tozzi, Penser par soi-même. Initiation à la philosophie, Chronique sociale, Lyon, 1994. [2] Psychanalyse et philosophie : qui récupère qui ? [3] On trouvera sur le site de la liste de diffusion " pratiques philosophiques " le texte de l'appel national " Pour le droit de philosopher dans l'éducation " (www.multimania.com/philosopher). cf. L'éveil de la pensée réflexive chez l'enfant (coord. M. Tozzi), CRDP Languedoc-Roussillon-Hachette, 2001 |