Réflexions
et choix de textes en appui des débats sur le texte de Yakouba
Par Michel tozzi
Pour un travail préalable, voici les pistes que je proposerai pour
l'histoire de Yakouba :
1. les
enjeux de l'événement, de la Grâce, dans l'émergence du sujet, en référence
à la Bible :
v
Yakouba accepte de réfléchir pendant une nuit au terme
de laquelle il prend une décision. Au terme de ce temps assimilable
à une pause , à un parcours (fréquents dans les textes bibliques, il
prennent aussi la forme de la nuit, du passage dans le désert ), il
sait quelle doit être sa conduite et il n'en défaillira pas même si
c'est une conduite à risque. On peut voir là l'émergence d'un sujet,
et peut être la naissance d'une nouvelle loi et un déplacement de la
faute. Avant la rencontre, Yakouba est sous la loi de son groupe. Normalement
il devrait opérer à l'aveugle : il n'y a qu'un faire possible,
celui de tuer. La pensée doit être au service de ce faire. Le lion blessé
vient interroger cet automatisme, désenchaîner et rendre possible
une remise en route. En choisissant la vie du lion une nouvelle conjonction
entre la pensée et le faire s'est opérée. Il a fallu la nuit, le temps
de l'obscurité, de l'indifférencié pour que le changement, la permutation
ait lieu : celle-ci n'est pas ici présentée comme le fruit de
la pensée de la clarté, du discernement. Quelque chose a été bousculé,
a excédé l'ordre habituel. Dans les récits bibliques, « Grâce »
nomme l'événement comme condition de la pensée active, ;Yavhé est
ce qui remet en route. Il y a une redistribution des places et des fonctions,
une redéfinition du péché. La mort qui devait s'abattre sur le lion
s'abat, dans la pensée de Yakouba, sur la loi de la tribu. La vie, le
« salut » dépendent de la victoire sur le lion et donc de
sa mort, désignée par avance par le groupe comme le signe d'une puissance
conquise qui conditionne l'appartenance au groupe. Un combat a lieu
la nuit. Au petit matin s'est déplacé l'objet de désir. Yakouba, change
de camp. IL abandonne en quelque sorte les siens pour ne pas se perdre
lui. ( Tu quitteras ton père et ta mère.) Il est du coté de la lettre
du lion. Pour le lion, la vie prend la place de la mort annoncée et
pour Yakouba ce pourrait être l'inverse, sauf que, en refusant l'automatisme
de la répétition sans se soucier des effets de l'acte, il crée une nouvelle
loi, une nouvelle vie. On peut penser ici à la formule de Paul dans
la lettre aux Corynthiens II.3.6-7 : « la lettre tue,
mais l'esprit crée la vie » La nouvelle loi est douloureuse et
créatrice en tant qu'elle inaugure d'autres reconnaissances et relations,
« une resurrection » .
v
On pense souvent aux rapports de filiation et de
construction identitaire dans le sacrifice d'Abraham. Tout dépend de
l'interprétation : par exemple si je prend une interprétation
faite avec l'outil sémiotique par J.C. Giroud du CADIR ( Centre pour
l'analyse du discours religieux) cela donne:
Abraham doit sacrifier Isaac, c'est ainsi qu'il a interprété la demande
de Dieu. La représentation qu'il a de Dieu est celle d'un Dieu de sacrifice
mais il se trompe : il doit laisser tomber l'image d'un père qui
décide de l'avenir de son fils. Isaac n'est pas sacrifié. Ce qui est
proposé à la place d'Isaac est un bélier et non un agneau, c'est-à-dire
un possible père, un géniteur.
à il faut se défaire d'un savoir pour devenir un autre ,
pour inaugurer une autre voie. Abraham est appelé à se déplacer .
2. Ethnographie,
ethnologie, anthropologie. ( P. ERNY)
Comme on s'interroge sur l'éducation primitive, on peut le faire aussi
sur l'éducation moderne où l'école comme milieu spécialisé occupe le
devant de la scène. La comparaison entre les deux permet non seulement
de mettre en relief les traits majeur qui les distinguent, mais encore
d'élaborer des typologies..
Dans Culture and commitment. A study of the génération gap (1970),elle
(M.Mead) défend en effet trois types de cultures : celles où les enfants
sont éduqués avant tout par les parents, celles où ils apprennent l'essentiel
de leurs pairs, et celles où les adultes eux-mêmes sont parfois instruits
par leurs enfants.
Le premier cas est celui des cultures qu'elle appelle postfiguratives.
Les enfants sont élevés de telle manière que la vie des parents et des
grands parents « postfigure » le cours de leur propre existence.
Les réponses aux questions : que suis-je ? Quelle et la nature
de ma vie en tant que membre de ma culture , Comment dois-je m'exprimer
et me tenir, manger et dormir, faire l'amour, gagner ma vie, être père,
mourir et dormir, sont vécues comme prédéterminées ». L'autorité
dérive du passé. Les changements, inévitables en toute société, sont
tellement lents et imperceptibles, ou bien tellement contraires à l'orientation
générale d'une culture qui se veut fondamentalement statique, qu'ils
sont soit assimilés très rapidement au connu et au familier, soit niés,
soit projetés dans l'ordre mythique. Les aînés ne peuvent concevoir
pour les jeunes un avenir différent de leur propre passé. Ils ne peuvent
transmettre autre chose que la perspective d'une continuité immuable,
qu'une sorte de sentiment d'intemporalité. la rencontre avec d'autres
civilisations ne fait que renforcer la conscience d'une identité spécifique
et indéracinable. Quand les porteurs de telles cultures émigrent, leur
intégration intérieure est si solide que des pans entiers de leur existence
peuvent se transformer sans qu'ils cessent d'être eux-mêmes. Dans une
société postfigurative, la qualité de membre (qui peut être acquise)
suppose une adhésion totale. « Il est presque impossible de rompre
avec une telle éducation ; rompre représente, aussi bien intérieurement
qu'extérieurement, une telle cassure du sentiment d'identité et de continuité
qu'elle équivaut à une nouvelle naissance, dans une autre culture ».
Les relations entre générations peuvent comporter des heurts et des
révoltes, mais ceux-ci sont plus ou moins institutionnalisés, canalisés,
ritualisés. On trouve ce modèle culturel dans la plupart des civilisations
archaïques, mais aussi dans quelques enclaves religieuses ou idéologiques
particulièrement traditionalistes et conservatrices des grands pays
modernes (tels les Huttérites aux États Unis qui entendent vivre et
travailler exactement comme leurs ancêtres de XVIIe siècle).
Le second cas est celui des cultures que M.Mead appelle cofiguratives.
Il s'agit le plus souvent de grandes civilisations acculées par
la force des choses à assimiler l'innovation. Le comportement des contemporains
devient un modèle plus prégnant que celui qu'incarnent les aînés. Tout
individu qui présente avec succès un style nouveau devient un exemple
à suivre pour le reste de sa génération. Il est cependant très rare
que la cofiguration s'érige en modalité unique de transmission culturelle.
Les aînés continuent, en fait, à fixer le style et à définir les limites
à l'intérieur desquelles la cofiguration peut s'exprimer dans le comportement
des jeunes. Celle-ci naît souvent d'une rupture : une révolution
ou une conversion, par exemple, impose un style de vie nouveau ; une
conquête ou une colonisation accule à l'apprentissage d'autres modèles
; une migration éloigne les individus des générations aînés et les plonge
dans un milieu totalement inconnu. A l'école, au travail, à l'armée,
dans la rue, les contacts se multiplient avec des pairs à qui on peut
se comparer. Des adolescents scolarisés et urbanisés fascinent par leurs
manières les cadets restés au village et les entraînent. Les parents
conscients de leur impréparation à initier les jeunes au mode de vie
qui les attend, peuvent eux-mêmes les encourager à se détacher d'eux,
à assimiler une langue, des coutumes, une échelle de valeurs nouvelles.
Comme la famille perd son pouvoir de jugement et de contrôle, les enfants
peuvent n'avoir plus pour se guider que les préceptes des maîtres et
l'exemple des camarades. L'accès à la culture originelle devient alors
problématique. L'absence de grands parents, si habiles d'habitude à
imprégner la jeune génération de valeurs faiblement verbalisées, facilite
grandement la mobilité. Ils en viennent à incarner un passé qu'on a
abandonné derrière soi. En s'institutionnalisant, la cofiguration donne
naissance à des phénomènes de culture juvénile du type teen agers,
et la stratification sociale fondée sur l'âge augmente en importance.
La généralisation de l'école joue en ce sens un rôle déterminant.
Dans les sociétés à changement très rapide, on en arrive à ce que les
jeunes partagent un type d'expérience qu'aucun de leurs aînés n'a connu
ou ne connaîtra. Ils marchent vers un avenir si imprévisible qu'on a
l'impression de n'avoir aucune prise sur lui.. Dans une société préfigurative,
chacun est en situation d'immigrant ou de pionnier. Il n'y a plus de
guide tout prêts. Culturellement parlant, il n(y a ni descendants ni
ascendants. La génération des parents se sent isolée. Elle ne peut invoquer
sa propre jeunesse pour comprendre les jeunes. Il n'y a entre eux ni
expérience, ni vocabulaire communs. Mais les enfants entrent de plain
pied dans la culture du moment alos que les parents sont décalés par
rapport à elle, les premiers ont parfois compétence pour enseigner les
seconds.
Pierre ERNY Ethnologie de l'éducation PUF 1981 p. 179.
3. Philosophie
de l'Education
La question de l'éducation et de ses modes :
cf texte d'O.Reboul
Initiation et apprentissage
Initier, c'est faire apprendre les premiers rudiments d'un savoir-faire,
par exemple « l'initiation au piano », .c'est aussi introduire
à la connaissance des choses secrètes ; l'adjectif correspondant
n'est plus alors « initial », mais initiatique » .
Prise dans ce sens, l'initiation n'est pas sans rapport avec l'apprentissage.
Historiquement, d'ailleurs, certaines initiations dérivent d'apprentissages
techniques : celles des forgerons dans les sociétés africaines,
à la fois sorciers et détenteurs du vrai, car ils opèrent sur une matière
dure, résistante avec un art mystérieux et dangereux pour le profane..L'initiation
est pratiquée depuis la préhistoire, et dans des formes très semblables.
Elle intègre le néophyte soit dans la société adulte, soit dans une
communauté à part, professionnelle ou religieuse. Dans le premier cas,
c'est toute une classe d'âge qu'on fait entrer dans la société « virile » ;
on isole les jeunes garçons pendant un temps plus ou moins long ;
ils reçoivent un enseignement secret, parfois même celui d'un autre
langage ; ensuite, au cours d'une fête collective, ils subissent
des épreuves souvent douloureuses, les « rites de passage »,
dont ils sortent avec le statut d'adulte. Quant aux filles, leur initiation
se fait le plus souvent à la maison, sous la direction de la mère et
des autres femmes.
Bref, tout en comportant une part d'apprentissage, l'initiation s'en
distingue comme le néophyte se distingue de l'apprenti et l'initié du
technicien. Elle en diffère par les traits suivants ;
1° elle comporte de toute nécessité une part d'enseignement -récits,
interprétation, etc- qui permet de révéler au néophyte « les secrets
de la tribu » ou de la confrérie. Comme le remarque Pierre Erny
au sujet des sociétés africaines le jeune homme n'apprend souvent rien
de nouveau au point de vue pratique ; on lui enseigne les gestes
techniques de la chasse, de l'agriculture, etc , qu'il avait appris
par imitation spontanée ; mais on lui découvre le sens symbolique
et religieux, la dimension invisible : « la poursuite haletante
du gibier au cours de chasses communes pourra signifier, par exemple,
la manière dont doit être recherchée la connaissance »..
2° l'initiation est inséparable de sa fin. Alors que l'apprentissage
se borne à donner des savoir-faire, elle insère l'individu dans une
communauté considérée comme une fin en soi et dont il n'a pas à discuter
la valeur, qu'il s'agisse d'une confrérie ou d'une société globale.
Toute initiation est introduction dans le sacré.
3° l'initiation comporte comme l'apprentissage, des épreuves, mais
elles n'ont pas le même sens. L'épreuve de l'apprenti a pour but de
tester son habileté acquise et de l'améliorer. L'épreuve initiatique
est une souffrance, qui peut être cruelle ; ainsi la circoncision ;
l'excision de filles, les mutilations, les tatouages, le passage au
milieu du feu. Sans doute ces épreuves ont -elles parfois pour but de
tester l'endurance du sujet. Elles peuvent être aussi une forme de dressage ;
ainsi chez les Nandi, on attache une courroie au petit doigt de l'adolescent
« et on tire dessus au point de presque l'arracher au moment où
une question importante est posée » ; ce que l'on a appris
au dépens de son corps ne s'oublie plus » (Erny). Mais l'épreuve
initiatique a encore un sens plus profond et plus universel ; elle
est le passage à une autre forme d'être ; en effet, elle peut être
symbolique, comme dans les rites maçonniques ou dans le baptême chrétien ;
néanmoins, elle signifie toujours l'abandon de soi, la mort du vieil
homme qui permet à l'individu de renaître, d'entrer dans une vie nouvelle.
Dans les sociétés primitives, les rites de passage expriment la mort
de l'enfant et la naissance de l'homme...
O. REBOUL Qu'est-ce qu'apprendre ? Puf 1980
Texte de Levinas
«L'éducation consiste avant tout à donner à celui qui est éduqué
le sens de l'altérité. Que faut-il entendre par là ? Que l'humain
commence avec le souci de l'autre. Je dis souvent que la grande
sagesse de l'homme est donnée par la formule « Après vous, Monsieur ».
Céder le pas à celui qui est en face, c'est répondre à l'appel que
je lis sur son visage. L'autre est d'abord ce visage qui me dit d'emblée
ma responsabilité à son égard. Attention, quand je parle du visage
de l'autre, je ne fais pas référence à sa forme plastique ou, si l'on
veut, à ses traits, mais à sa nudité, à sa vulnérabilité, à son absolue
solitude qui est une préfiguration de sa mort.Ce que je lis sur le
visage de l'autre c'est de ne pas céder au meurtre : tu ne tueras
point ! c'est probablement pour cette raison, rappelons-le,
que l'on bande les yeux des fusillés. A ce moment-là ma responsabilité
est totale. » E.Levinas entretien édité dans Eduquer, à quoi
bon ? séries d'entretiens coordonnés par Anita Hocquard
PUF 1996
P.R. Nous ne vivons plus dans un consensus global de valeurs qui
seraient comme des étoiles fixes. C'est là un aspect de la modernité
et un point de non-retour. Nous évoluons dans une société pluraliste,
religieusement, politiquement, moralement, philosophiquement, où chacun
n'a que la force de sa parole..Préparer les gens à entrer dans cet
univers problématique m'apparaît être la tache de l'éducateur moderne.
Celui-ci n'a plus a transmettre des contenus autoritaires, mais il
doit aider les individus à s'orienter dans des situations conflictuelles,
à maîtriser avec courage un certain nombre d'antinomies.
Quelles sont ces antinomies ?
P.R. Commençons par l'antinomie la plus simple. Il faut initier,
à la fois , à la solitude et à la vie publique. J'entends par là
initier à une capacité d'autonomie personnelle ainsi qu'à l'aptitude
à entrer dans un espace public de discussion : la citoyenneté.
Il me paraît important de maintenir, dès le début, la dimension politique
de l'éducation. Cette première polarité en commande immédiatement une
deuxième. Les gens doivent être insérés dans une tradition vivante.
Mais comme il y a plusieurs traditions vivantes dans une même époque,
il faut en même temps apporter l'outil critique pour choisir.
D'où la troisième antinomie, c'est-à-dire la nécessité d'un coté
, d'avoir des convictions et de se tenir quelque part ; et, de
l'autre, de maintenir une ouverture tolérante à d'autres positions que
la sienne . Cela n'est possible que si l'on établit une distinction
entre le sens et la vérité . Chacun de nous doit être capable
de reconnaître un sens à la position adverse alors que la vérité suppose
une conviction. Et il n'est pas simple de devoir toujours distinguer
entre les deux : admettre que ce que disent les autres est sensé
mais qu'on n'y adhère pas, rester ferme dans une tradition en sachant
qu'il en existe d'autres, maintenir des convictions personnelles tout
en étant à l'écoute de ce qui n'est pas soi.
P.Ricoeur entretien édité dans Eduquer, à quoi bon ? séries
d'entretiens coordonnés par Anita Hocquard PUF 1996.