|
Travail sur le texte Sept souris dans le noir (Ed Young, Milan, 2002)Par Nicolas GoUn jour, près d'une mare, sept souris aveugles découvrirent une chose étrange.- Qu'est-ce que c'est ? s'exclamèrent-elles.Et elles se sauvèrent chez elles en courant.Le lundi, Souriceau Rouge chercha le premier à en savoir plus.- C'est un pilier, dit-il. Personne ne le crut.Le mardi, Souriceau Vert fut le deuxième à s'interroger. - C'est un serpent, affirma-t-il ? Le mercredi, Souriceau Jaune répondit : - Non. c'est une lance. Il était le troisième à donner son avis. Le quatrième fut Souriceau Violet. On était jeudi. - C'est une falaise, assura-t-il. Souriceau Orange, qui était le cinquième, y alla le vendredi. - C'est un éventail ! cria-t-il ? Je l'ai senti bouger. Le sixième était Souriceau Bleu.Le samedi, il constata :- Ce n'est rien qu'une corde.Mais les autres n'étaient pas d'accord. Ils commencèrent à se disputer :- Un serpent !- Une corde !- Un éventail !- Une falaise !Jusqu'au dimanche, où Souricette Blanche, la septième souris, se rendit près de la mare. Quand elle arriva au pied de la chose, elle y grimpa en courant puis redescendit de l'autre côté. Elle escalada le sommet et le parcourut d'un bout à l'autre.- Ah ! s'écria enfin Souricette Blanche, je vois maintenant. Qu'est-ce qui est. solide comme un pilier, souple comme un serpent, pointu comme une lance, haut comme une falaise, frémissant comme un éventail, effiloché comme une corde ? C'est.. un éléphant ! Les six souriceaux grimpèrent en courant d'un côté, redescendirent de l'autre, parcoururent la chose d'un bout à l'autre. Alors ils furent convaincus. Maintenant, ils voyaient eux aussi. Telle est la morale des souris : Savoir un peu est mieux que rien, mais le sage ne connaît vraiment que ce qu'il a vu en entier.
La compréhension philosophique du texte Ce texte, à nouveau, pose la question de la connaissance vraie. Sept souris aveugles se trouvent devant un objet inconnu, et se posent la question " qu'est-ce que c'est ? ", question de la définition (en philosophie, la formule qu'est-ce que a trait à l'essence de l'objet, à la définition de son être). La définition n'est pas une description, et, si elle donne l'ensemble des caractéristiques essentielles d'un objet, elle ne livre pas, en forme de catalogue, tout ce qu'est cet objet, mais tout ce qu'il ne peut pas ne pas être. Cependant, tel n'est pas le propos du texte, on pourrait dire pas encore : les souris ne cherchent qu'à identifier l'objet, mais pas à le définir ; en effet, ayant découvert qu'il s'agissait d'un éléphant, il leur resterait à poser la question essentielle " qu'est-ce qu'un éléphant ? ". Ici, la question " qu'est-ce que c'est ? " ne sert qu'à créer le contexte narratif d'un problème épistémologique qui constitue le véritable enjeu du texte : comment peut-on connaître vraiment ? La " morale " distingue le " savoir un peu " du " savoir vraiment ", laquelle distinction structure le texte tout entier. La première rencontre avec l'objet provoque la peur des souris ; mais le désir de connaître est plus fort (" Tous les hommes ont par nature le désir de connaître ", Aristote, Métaphysique). Chacune s'efforce alors d'en savoir un peu plus. Les six premières souris : leur premier contact suffit à la formulation d'une réponse à la question initiale ; elles jugent de la nature de l'objet perçu selon l'impression première, par un rapprochement abusif, par simple identification de l'inconnu à du connu (ça ressemble à un pilier, donc c'est un pilier) ; on reconnaît là un " paralogisme ", c'est-à-dire un raisonnement qui contient un vice de forme. On peut à peine parler de raisonnement, tout au plus d'une forme non rationnelle de " pensée associative " (David Hume), l'association par ressemblance[1], à moins que l'on ne reconnaisse un syllogisme implicite, et l'usage abusif de la première prémisse, par exemple : " les cordes sont effilochées (au lieu de tout ce qui est effiloché est une corde), ceci est effiloché, donc ceci est une corde " (déduction erronée). Les souris ignorent le doute, qui leur commanderait de ne pas prendre leur croyance, même la plus crédible, pour une certitude. Elles ne jugent pas d'après l'objet lui-même, mais d'après la manière dont elles sont affectées par l'objet, de façon subjective et particulière, puisqu'elles déduisent d'un aspect particulier de l'objet un jugement portant sur la nature de l'objet. Plus exactement, elles font une confusion entre la qualité de l'objet et son essence. La qualité indique la manière d'être d'un sujet (Aristote) ; Descartes appelle " qualités secondes " celles qui résultent de l'effet des objets sur nos sens (chaleur, couleur.). Les souris identifient l'objet à l'une de ses qualités particulières (le serpent à sa souplesse). Elles savent quelque chose de l'objet, mais rien sur l'objet lui-même. Ainsi, percevant des aspects différents du même objet, elles ne peuvent se mettre d'accord, et entrent dans un rapport de contradiction insoluble (aporie) : " personne ne le crut ", " les autres n'étaient pas d'accord ". Non seulement un rapport de contradiction, mais également un rapport de conflit, puisque personne n'étant d'accord, chacun affirme néanmoins avoir raison : " ils commencèrent à se disputer ". La discorde issue de la (fausse) certitude de connaître la vérité est renforcée par le (violent) désir d'avoir raison. Même si " savoir un peu est mieux que rien ", l'ignorance devient source de conflit ; les instruments du débat sont la persuasion (fondée sur l'imagination et des motifs sensibles) et la force.
La septième souris : Celle-ci, en revanche, ne se contente pas d'une première impression, et pratique la suspension du jugement, elle se défie de l'enthousiasme immédiat, et se donne le temps de l'examen ; le temps nécessaire à l'étude de la totalité de l'objet (" elle le parcourut d'un bout à l'autre "). Elle ne se contente pas du vraisemblable, mais elle s'efforce de connaître le vrai, qui, en vertu de son caractère universel, réconcilie la communauté (" alors, ils furent convaincus ") : les souris peuvent reproduire elles-mêmes le cheminement démonstratif de leur camarade (" elles parcoururent la chose d'un bout à l'autre "), et aboutir au même résultat par vérification de la preuve. L'affirmation fait place à la démonstration, la persuasion à la conviction, la force à la preuve, le conflit à la concorde, l'ignorance à la connaissance. L'ignorance de la pensée associative, formulée en c'est comme (qui multiplie par comparaison les caractères non nécessaires de l'objet : il n'y a pas que le serpent qui soit souple, et le serpent n'est pas seulement souple) fait place à la connaissance rationnelle formulée en c'est, qui identifie (définit) sa vraie nature (" c'est un éléphant ! ") ; le jugement final ne porte plus sur l'apparence, ni sur la ressemblance, mais sur la réalité, mais sur la vérité. Comme le montre Descartes au sujet des qualités premières et secondes de l'objet, on passe ici de la sensation à la science (du " savoir un peu " au " connaître vraiment ").
Le sage, c'est celui qui sait (en grec, d'ailleurs, sophos signifie à la fois sage et savant) ; il ne se contente pas du vraisemblable, il recherche le vrai (le rationnel) ; il ne se contente sans doute pas non plus du convenable, il recherche le bien (le raisonnable). Il se distingue donc ici à la fois par son exigence (il ne veut pas savoir un peu mais connaître vraiment) et par sa méthode (" elle le parcourut d'un bout à l'autre "). Les commentaires et réflexions des enfants sur le livre Sept souris dans le noir.(classe maternelle 4-6 ans de Françoise Dor, Belgique) Février 2003Après la lecture du livre.Moi : Qu'est-ce qu'elles font, les souris ? Coline : Elles cherchent à savoir ce que c'est. Moi : Comme qui ? Après un silence. Thomas : Comme Monsieur Rose. Les souris imaginent ce que c'est, comme Monsieur Jaune. Lee Kuang : La souricette blanche fait tout le tour pour savoir ce que c'est. Elle veut savoir ce quec'est. Nicolas B : Et elle a compris ce que c'est. Moi : On parle d'un sage dans l'histoire. Un sage, c'est quoi ? Manon : Un gentil. Coline : Un intelligent. Lesia : C'est comme quand on est sage. Moi : Est ce que c'est le même mot ? Sophie : C'est quelqu'un d'intéressant. Antoine : C'est peut être un animal ?
L'action du professeur (" la part du maître ") Je reprends la proposition (en attendant qu'elle soit précisée ou contestée) de distinguer par commodité (mais pas de manière normative) quatre registres pour la discussion en maternelle : 1- reformuler la narration, exprimer son plaisir : Le premier entretien ci-dessus ne présente aucune référence à ce travail ; peut-être n'est-il pas toujours (jamais ?) nécessaire, d'ailleurs. 2- interpréter : Qu'est-ce qu'elles font les souris ? Les enfants saisissent immédiatement qu'il est question de savoir (" elles cherchent à savoir "), et de savoir " ce que c'est ". Sans doute ici, la part de l'enseignant doit-elle être plus active, il faudrait interroger plus avant. -On pourrait noter le passage de la peur (pourquoi ont-elles peur ?) au désir de connaître, d'en savoir plus (pourquoi retournent-elles près de la mare ? Elles n'ont plus peur ? Que vont-elles faire ? Pourquoi ?) -On pourrait réfléchir à la méthode d'enquête (comment font-elles pour savoir ce que c'est ?), et aider les enfants à passer de la description des diverses approches (" le Souriceau Rouge fait ceci, le Souriceau Vert fait cela. ") à la compréhension de ce que ces diverses approches ont en commun. Ainsi, on pourrait sans doute faire apparaître un élément important : -la distinction entre la méthode d'enquête des six premières souris et celle de la dernière (que fait Souricette Blanche ? Comment fait-elle ? Pourquoi fait-elle ainsi ?) ce qui permettrait alors de demander " quelle différence y a-t-il entre Souricette Blanche et les autres ? ", " est-elle d'accord avec les autres ? ", " qui est-ce qui a raison ? ", " pourquoi ? " etc. 3- s'interroger : La question posée (" comme qui ? -Comme Mr Rose ") permet de faire porter le raisonnement sur de l'acquis, du connu, afin de mieux penser (qu'ont en commun Souricette Blanche et Mr Rose ? Que font-ils tous les deux ? Que ne font pas également les autres, Mr Jaune et les Souriceaux ? etc.), et d'accéder progressivement à l'enjeu problématique. -On pourra, à un autre moment peut-être, (cela dépend de la manière dont se déroule la discussion) demander " et nous alors, comment faisons-nous ? ", et faire référence, pour poursuivre cette interrogation, à des événements du vécu de la classe, à des références communes. -Un tel effort pourrait avoir une incidence pratique, au quotidien, dans le processus d'élaboration des connaissances (" souviens-toi de Mr Rose et de Souricette Blanche, comment auraient-elles fait à ta place ? " ou " tu ne trouves pas que ce que tu fais ressemble à ce que faisait Mr Jaune, ou le Souriceau Rouge ? " etc.). 4- problématiser : Mais aussi, la détermination de l'enjeu philosophique paraît alors accessible, à travers des questions plus essentielles : " comment fait-on pour connaître vraiment ? ", " peut-on connaître vraiment ? ", et donc " qu'est-ce que connaître vraiment ? ") ; on peut essayer de distinguer le vraisemblable (" savoir un peu ") du vrai (" savoir vraiment "), réfléchir au caractère universel du savoir, au vérifiable, au statut de la preuve, à la question de l'erreur (" les autre souris ont refait la même chose que la blanche, elles ont trouvé le même résultat, elles sont " convaincues ", elles sont toutes d'accord " etc.) et s'efforcer de définir au mieux ce dont on parle. Une tentative de définition a été faite pour " le sage ", qui, provisoirement, ne semble pas avoir abouti : ça n'est que partie remise ! Il convient d'expérimenter encore pour préciser jusqu'où l'effort de problématisation (formuler une problématique compréhensible et efficiente), l'effort de conceptualisation (qu'est-ce qu'un concept pour un enfant, un petit enfant, la chose est-elle seulement possible, sous quelles conditions) et l'effort d'argumentation (comment le professeur doit-il l'induire). [1] Les deux autres formes de pensée associative sont la contiguïté (ex. la madeleine de Proust) et la contrariété (le froid fait penser au chaud). |