Article
pour la revue TREMA, IUFM MONTPELLIER
DEBAT SCOLAIRE :
LES ENJEUX ANTHROPOLOGIQUES D'UNE DIDACTISATION
Michel
Tozzi, professeur d'université en sciences de l'éducation à Montpellier
III,
Directeur
du CERFEE-IRSA
Mots-clefs : débat - débat démocratique
- débat scientifique - discussion à visée philosophique - enjeux anthropologiques
- didactisation
Résumé. L'apparition du débat dans l'humanité
a des enjeux anthropologiques forts : politique (partage démocratique
du pouvoir), épistémologique (démarche socialisée de co-construction
du savoir), éthique (respect d'autrui et morale de la pensée). Mis
à l'ordre du jour de notre système éducatif, c'est à partir de ces enjeux
qu'il doit être didactisé, comme objectif et moyen d'apprentissage :
apprendre la discussion, apprendre par la discussion, apprendre à vivre
ensemble par la discussion.
ETAT DES
LIEUX
Le débat est à l'ordre du jour dans le système éducatif
français .
- Dans la vie scolaire (ex : la formation
des élèves délégués).
- Dans la vie de classe : on encourage
dans le primaire la mise en place de « conseils » de type
Feinet ou « pédagogie institutionnelle » ; on a institutionnalisé
une heure de vie de classe dans le secondaire, avec des « débats
de régulation ».
- Dans l'enseignement des disciplines :
en français on demande des « débats d'interprétation » oraux
sur des textes à partir de passages qui « résistent » dès
la maternelle, on vise à développer des capacités argumentatives par
des discussions dans le cadre d'une didactique de l'oral en constitution ;
en éducation civique (rebaptisée « vivre ensemble),
on a rendu obligatoire en cycle 2 et 3 du primaire ½ heure de débat
par semaine ; en sciences économiques et sociales on débat sur
des « questions socialement vives » ; en mathématiques
on organise à partir de « problèmes ouverts » des « débats
scientifiques » ; en sciences expérimentales on confronte
par le débat des hypothèses à partir d'énigmes sur des phénomènes naturels
(cf la démarche de « la main à la patte »).
- En ECJS au lycée (qui n'est pas une discipline
mais un « enseignement »), on a explicitement pour objectif
la « méthodologie du débat argumenté ». Dans l'expérimentation
de la philosophie en lycée professionnel, la discussion l'emporte sur
le cours magistral ou la dissertation. Les innovations font une large
part à la discussion : on voit émerger dans le système éducatif
des « discussions à visée philosophique » au primaire et en
collège etc.
On peut interpréter cette récurrence, cette insistance
comme un symptôme. A un niveau explicite, ce succès pourrait s'expliquer
parce que le débat est à la rencontre de finalités jugées actuellement
décisives pour le système éducatif. Il est à la confluence :
-
de la maîtrise orale de la langue, dont il est un des
principaux genres, et qui est un indicateur fondamental des difficultés
et de l'échec scolaires ;
-
de l'éducation à la civilité et à la citoyenneté, jugées
prioritaire à cause de la montée des « incivilités », d'une
part parce qu'il met en jeu une éthique communicationnelle de la personne,
d'autre part parce qu'il relie politiquement son apprentissage dans
l'école de la République à celui de la participation démocratique d'un
citoyen critique dans l'espace public ;
-
de la co-construction des savoirs dans la classe, qui
constitue une « communauté de recherche » à partir de problèmes,
d'énigmes, de questions, selon le paradigme socio-constructiviste des
didactiques disciplinaires, où le conflit socio-cognitif permet d'apprendre
en modifiant ses représentations ;
Il est objectif d'apprentissage (« apprendre
à débattre »), par exemple en didactique de l'oral en français,
pour maîtriser un genre de l'oral comme « genre scolaire »
(au sens de Schneuwly) ; en éducation civique, pour savoir intervenir
dans « l'espace public scolaire » de la classe et l'établissement.
Mais aussi moyen d'apprentissage disciplinaire de savoirs et
de savoir faire, et de socialisation démocratique pour « vivre
ensemble en apprenant ».
Ce faisant il tente d'articuler, c'est son aspect
« symptomatique », ce qui fait crise à l'école (et dans la
société) :
- le rapport à la loi, par une relation plus
coopérative au pouvoir, acceptant le bien fondé des règles de l'échange,
qui échappe tant à l'autoritarisme rejeté qu'à un laxisme anomique ;
-
le rapport au savoir, par une relation signifiante, non dogmatique
et socialisée à la connaissance, plus conforme à la conception épistémologique
moderne du rapport à la vérité ;
-
la quête de sens, en redonnant une signification aux apprentissages
scolaires (ex : le débat en mathématiques), ou à ma propre vie
(discussion à visée philosophique).
Il tente de réduire le déficit de sens sociétal
et scolaire : celui du lien social et politique dans une société
individualiste qui a perdu l'utopie des « grands récits »
(Lyiotard), le repère d'une transcendance à la fois antérieure, extérieure
et supérieure aux individus, et dans laquelle la prétention à la validité
passe désormais, y compris en sciences, par l'espace de la discussion
pour construire un monde commun.
Si l'école tente aujourd'hui de didactiser le débat,
d'en faire un objet culturel à transmettre et s'approprier, si une société
juge que le débat doit être appris par les enfants parce qu'il est nécessaire
au monde de demain, c'est qu'il y a des enjeux anthropologiques en question
pour la condition humaine et son avenir.
LE SENS
ANTHROPOLOGIQUE DU DEBAT SCOLAIRE
- Discuter en classe, c'est un certain rapport
à l'autre, sur le mode de l'interaction. Interaction entre personnes,
implicitement ou explicitement prises au niveau psychologique dans
les affects projectifs de sympathie ou de rejet de leur inconscient,
dans des stratégies plus ou moins volontaires de domination ou de séduction,
où la « face » (Goffman) de chacun est exposée et négociée,
et qui engage au niveau éthique des valeurs, par exemple le respect
du « visage » (Lévinas) de l'autre, ou la tolérance à l'altérité
des personnalités et des visions du monde. Education de soi, éducation
de « soi comme un autre » (Ricoeur), éducation à l'autre,
à son « étrange étrangeté » (Freud).
- C'est même une interaction plurielle, qui
concerne plusieurs personnes à la fois, et non une relation duelle,
un « dialogue » à deux, même si chacun s'adresse souvent
à une personne précise. La discussion se fait en groupe, et la parole
tourne, multipliant pour chacun les interlocuteurs potentiels, amenant
plusieurs personnes à intervenir. Discuter est une modalité psychosociologique
et sociale du « vivre ensemble » selon un certain mode
relationnel, interactif et groupal, le travail en groupe.
- Cette interaction est de nature verbale,
à base d'échanges en langue naturelle (pour les élèves le français),
plus globalement langagier, incluant dans cette transaction orale le
sujet de l'énonciation en situation pragmatique, avec le para verbal
de l'intonation par exemple, ou le corporel des gestes et mimiques (le
non segmentaire comme disent les linguistes). Type d'interlocution qui
engage les règles de la langue, mais plus généralement celles de la
communication, telles que dégagées par exemple dans l'analyse conversationnelle,
avec tours de parole et « texte polygéré ».
- C'est une interaction à visée psychologique
ou psychosociologique s'il s'agit d'un débat de régulation, cognitive
s'il s'agit d'un apprentissage disciplinaire, parce que la discussion
a toujours un objet qui fait tiers et médiation dans la relation purement
interpersonnelle : un point à l'ordre du jour, un thème, une question,
un problème, un concept. En ce sens elle est centrée, et doit en principe
échapper à la pensée purement associative de la « conversation »,
parce qu'elle traite d'un sujet. Le groupe qui discute est une sorte
« d'intellectuel collectif » qui se donne un objet de travail,
et le « discutant » adopte une « posture » à la
fois langagière, psychologique, psychosociologique et sociale, affective
et cognitive, orientée vers une « production » : l'apaisement
dans la régulation de conflits, une décision dans des discussions à
visée démocratique, l'approfondissement d'une question ou la résolution
d'un problème intellectuel dans une discussion d'échange ou d'appropriation
conceptuelle.
- Communication interactive partagée, impliquant
la réciprocité de l'échange, où il est souhaitable que chacun
tienne compte de ce qui a été dit précédemment, réagisse à l'urgence
d'une altérité incarnée qui surprend et interpelle, et où l'horizon
d'attente de cette communauté discursive est la participation de chacun
au travail collectif de cette intersubjectivité.
- Communication en contexte, ici institutionnel,
celui de la classe ou de la vie scolaire, où chacun, en fonction de
son statut, joue un rôle, tient une fonction, exerce un « métier
d'élève » ou une « profession » d'enseignant ou d'éducateur,
dans le cadre d'une relation éducative, pédagogique ou didactique.
- Avec de forts enjeux . Au niveau individuel,
influencer l'autre, par des effets psycho et socioaffectifs, rhétoriques
ou conceptuels de persuasion ou de conviction (« Dire c'est faire »),
avec un rapport de force qui peut être implicite ou explicite : débattre,
ce peut être tenter de battre, lutter contre, vouloir avoir raison (de
l'autre), jusqu'à tuer avec des mots « assassins ». Mais
ce peut être aussi chercher avec, s'enrichir mutuellement, apprendre
au contact des autres. Enjeu collectif de trouver ensemble une réponse
à une question, une solution à un problème, de progresser dans une réflexion,
s'approprier des connaissances, aboutir à une décision murie.
- Echange civilisé, car réglé et régulé.
Une discussion scolaire a des conditions d'existence et de possibilité :
elle a un début et une fin, un cadre spatio-temporel, une gestalt comme
« genre scolaire ». Pour discuter, il faut se comprendre,
et donc d'abord s'entendre physiologiquement, ne pas parler plusieurs
en même temps. D'où à cause du nombre un tour de parole, le pouvoir
et le devoir de se taire pour que fonctionne le droit d'expression de
chacun. « Laisser place » à l'autre pour admettre sa présence,
le droit d'expression de sa parole, de la singularité de sa différence,
tolérer en silence provisoire une divergence est formateur pour l'égocentrisme
de chacun, élève et maître. C'est un apprentissage de la co-existence
et de la reconnaissance. Travail sur soi pour différer, surseoir, retenir
ses pulsions, maîtriser la toute puissance. Quiconque sent cette impatience,
ce bouillonnement, cette exaspération à vouloir intervenir, couper,
prendre de la place, prendre la place, sa place, (le) faire taire, devenir
le centre du groupe, et se contraint un instant, quelques minutes au
silence, sait combien l'assomption de cette frustration est porteuse
de victoire sur le soi archaïque qui veut plier l'autre et le monde
à son désir.
La discussion est discipline, cela s'apprend,
et c'est un rôle socialisateur de l'école. Elle suspend la violence
physique, commence quand cessent les coups, continue tant qu'ils ne
concluent pas, prévient même les coups ou les fait cesser dès qu'elle
s'instaure. Il y a là un processus d'hominisation, d'humanitude (Jaquard),
dans cette irruption de la parole qui rompt la spontanéité non médiatisée
qui va d'un trait de l'émotion ressentie au coup qui part. La parole
s'interpose entre des protagonistes antagonistes. Elle fait pause parce
qu'elle immobilise le corps en minimisant son emballement global et
pulsionnel, et canalise vers le visage et la bouche son expressivité.
Elle amortit la radicalité du choc en métamorphosant le combattant en
débatteur, et en sollicitant le cerveau cortical de la rationalité.
Cet arrêt, cet interdit de la violence, parce qu'il est un inter-dit
(la parole est un dire inter, entre humains) est en même temps et par
là même une autorisation : je peux parler parce que les
autres se taisent. A chacun une place, toute sa place, rien que sa place,
parce que chacun aura, s'il en manifeste la volonté, son moment. Respect
et équité, il y a dans l'apprentissage de la discussion une portée
éthique par le respect de la personne, et démocratique par le partage
du pouvoir.
Certes, dans une perspective « réaliste »,
on peut penser que, comme « la diplomatie est la continuation de
la guerre par d'autres moyens » (Clauzewitz), la parole est la
continuation de la violence par le langage, y compris sous les formes
masquées de la « distinction » (Bourdieu), violence « symbolique »
de ceux qui sont en position socioculturelle « haute » (Goffman).
Car la parole, et la prise de parole sont un pouvoir, celui de
l'influence. On connaît les injures verbales, qui sont de la violence
par les mots, et l'on sait que certaines phrases ouvrent des plaies
narcissiques (quand on dit par exemple à un élève : « Tu es
nul »). Mais une injure, une dépréciation, un ordre ne sont pas
du débat, puisqu'ils sortent de l'espace du « discutable ».
La discussion commence quand cesse la violence langagière de l'affect,
la parole agressive, quand il y a place pour le silence, l'alternance,
quand on peut terminer sa phrase. L'argument est une violence apprivoisée,
civilisée par la raison. Ce n'est plus la force ou la ruse qui fait
autorité dans une discussion, mais l'argument.
Si la discussion est un mode d'expression sur les
conflits, et parfois de résolution, c'est parce que la parole fait tiers
qui réinclut. La verbalisation des affects retisse chez le sujet une
parole intérieure, la parole refait lien entre les protagonistes, l'autre
est réentendu dans sa logique et son intérêt, une négociation devient
possible quand chacun a repris pied chez l'autre.
Mais qu'il s'agisse de réguler un groupe, de prendre
une décision ou de confronter de idées, une discussion suppose toujours,
pour ne pas dysfonctionner :
-
une régulation des processus interpersonnels et de dynamique
de groupe. Faute d'accompagnement des affects, la confrontation des
idées peut à tout moment dériver en confrontation de personnes, le conflit
sociocognitif en conflit socioaffectif, où ça dispute mais ne discute
point.
-
Un réglage des procédures, c'est-à-dire des modes explicites
de fonctionnement organisé : on adopte un ordre du jour, ou on
ne dérive pas du sujet abordé, on demande la parole, on ne parle pas
trop longtemps, on ne coupe pas ni ne se moque de celui qui parle etc.
Il existe dans des sociétés africaines un bâton
de parole pour réglementer la palabre. Mais certaines pratiques qu'a
inventées l'humanité ont affiné ce réglage à cause de leur spécificité.
Ce n'est pas un hasard si le débat politique sur l'agora, le procès
juridique, le débat scientifique et le dialogue philosophique naissent
ensemble dans la Grèce antique. Car la discussion commence où s'arrête
le dogme, vérité absolue, définitive, extérieure et supérieure,
autorité transcendante (Dieu, le Pape, le Coran, le Roi, le Duce, le
« père du peuple ».), dont l'ascendant s'impose donc ne se
discute pas, et en dehors duquel on est religieusement hétérodoxe, politiquement
dissident ou intellectuellement indécrotable. Discuter présuppose d'ouvrir
le champ du « discutable », donc du questionnable et de l'interrogé,
du problématique et du vraisemblable (Aristote, Perelman), du possible
et du probable, donc de l'incertain. C'est entrer dans une culture de
la question et en finir avec l'évidence de la réponse, c'est oser interroger
la tradition et la transmission, c'est subvertir les fondations et déconstruire,
soupçonner.
Peut-on encore fonder quand on relativise ?
Ou on tombe dans le perpectivisme sceptique (Pyrrhon, Nietzsche), ou
on pense que la raison peut être le moyen d'obtenir l'accord des esprits
par la discussion ( Apple, Habermas). C'est ce rationalisme discussionnel
que nous avançons, parce que, sans préjuger de la connaissance des « choses
en soi » (Kant), il permet de donner un sens, dans l'espace de
l'intersubjectivité humaine, à la co-construction du savoir scientifique
et à la discussion tant démocratique qu'à visée philosophique.
QUELLE
DIDACTISATION ?
-
Le propre de la discussion démocratique, en tant qu' « idéal
régulateur », c'est que chacun et tous ont un droit égal à la parole,
sans prévalence d'un chef, du plus fort, du plus fortuné, du plus ancien,
voire du plus sage. Les grecs recouraient au tirage au sort, instituant
une parité des hommes libres au sein même d'une asymétrie des connaissances
et des compétences. Chacun compte pour un au moment du vote, et le minoritaire,
qui peut devenir majoritaire, voit garantir son droit d'expression.
Cet idéal, même s'il est souvent démenti par les faits, repose sur des
valeurs de liberté et d'égalité d'expression, de pluralité des opinions,
dans un « espace public » qui en délimite et garantit le cadre.
Et même si la démocratie assure la distinction vie publique/vie privée
comme sécurité de droits, la discussion, en ce qu'elle est exercice
d'une liberté et d'une égalité des citoyens, a toujours un caractère
de publicité, parce qu'elle s'appuie sur le jugement de la raison éclairée
par « l'instruction publique ».Elle traduit l'engagement d'un
homme et d'un citoyen dans une position rationnelle et civique à tenir
en public.
C'est ce sens de l'engagement citoyen qu'il faut
préparer au sein de « l'espace public scolaire ». Pour organiser
cet espace public de discussion, la démocratie s'est donnée des
pratiques de référence : des fonctions nécessaires, comme président
ou secrétaire de séance, rapporteur, ou des instances de discussion :
groupes de travail, conseil... Et aussi des procédures et des
outils, comme un ordre du jour, une liste d'inscription, un temps
d'intervention, un compte rendu.Ce sont ces démarches qui peuvent être
didactisées en classe (cf le conseil coopératif de la pédagogie institutionnelle)
et dans la vie scolaire (en donnant un contenu concret aux droits des
élèves).
- Mais la discussion n'est pas seulement une méthode
politique de délibération en vue de décider du bien commun
d'un groupe, c'est aussi épistémologiquement la façon dont se
construit historiquement le savoir scientifique. Contrairement
à l'opinion commune selon laquelle un savoir scientifique n'est plus
discutable puisqu'il a été reconnu comme « vrai », l'épistémologie
contemporaine, par exemple chez K. Popper, avance qu'est scientifique
ce dont on pourrait montrer que c'est faux, c'est-à-dire ce qui est
« falsifiable ». Le savoir scientifique, c'est précisément
ce qui est discuté, ce qui fait problème dans une communauté internationale
de chercheurs. Ce savoir est co-construit, dans un mélange inextricable,
comme le montre la sociologie de la connaissance, de mobiles personnels,
d'intérêts financiers, de moyens techniques, de positions et de stratégies
institutionnelles, d'administration de la preuve. Il est historique,
évolutif, donc relatif, ce qui ne veut pas dire arbitraire, car il faut
en permanence dans le débat soumettre la validité de ses résultats à
la critique de ses pairs, dont le consensus est nécessaire pour reconnaître
le caractère scientifique de la proposition. Si la pratique sociale
de référence d'élaboration du savoir scientifique est la co-construction
par le débat, cette approche d'un savoir socialisé doit être didactisée
à l'école, à travers la démarche du débat scientifique en classe,
notamment à partir de conflits sociocognitifs.
- Mais le savoir scientifique n'est pas la seule
forme culturelle de rationalité. Si la discussion « à visée
philosophique » se développe aujourd'hui en France, c'est parce
qu'elle développe un rapport au savoir non dogmatique sur des questions
qui font sens pour les élèves. Aristote distinguait la discussion « éristique »
et la discussion « heuristique ». La première est de type
agonistique : l'autre est un adversaire à (con-)vaincre.
C'est la logique sophistique d'une argumentation pour ou contre, sans
synthèse possible ni même déplacement de la question. Il y en a un de
trop, et c'est l'autre, qu'il s'agit d'amener sur sa position ou de
disqualifier ; à moins qu'il ne s'agisse de se concilier par la
démagogie le nombre, pour emporter la décision. Discuter, c'est alors
un rapport de force ou/et de séduction, un pari et un défi où il s'agit
de gagner. Ce qui est en jeu, c'est d'exercer sur autrui et le groupe
le pouvoir du langage, sans l'ordonner au souci du rapport
au savoir et à la vérité. Le sophiste peut ainsi soutenir indifféremment
un point de vue et l'inverse, avec le même challenge, rallier l'auditoire.
Si l'on pense que l'école doit adapter à la dureté et aux ruses de la
réalité sociale, elle didactisera alors les pratiques sociales, prises
comme références, de l'avocat, du publicitaire, de l'homme politique :
apprendre à argumenter, c'est-à-dire à faire partager son point
de vue.Mais l'école doit-elle seulement s'adapter, c'est-à-dire prendre
comme « pratiques sociales de référence » (Martinand) les
habitus sociétaux, par exemple le débat médiatique ? Ce qui semble
justifié pour un diplôme professionnel (ex : BTS « force de
vente ») doit être critiquement interrogé en formation générale
commune quant à sa portée éducative (quelles valeurs promouvoir pour
quel homme dans quelle société de demain?).
Car la discussion peut être « heuristique ».
L'autre devient un partenaire dans une « communauté de recherche »
(Lipman). Je ne lutte plus contre, je cherche avec. Une objection n'est
plus une agression contre ma personne, mais un cadeau intellectuel pour
approfondir ma pensée. Toute thèse prend statut épistémologique d'hypothèse
soumise au groupe pour éprouver (soumettre à la preuve) sa validité.
Et je suis demandeur de critique, dont je vois méthodologiquement le
bien fondé. L'autre n'est pas de trop, mais nécessaire dans son altérité
pour me décentrer, car mes objections à mes idées se heurtent aux limites
des cadres de ma pensée. La différence est une opportunité, un kairos
pour m'affronter à moi-même par une confrontation à autrui. Sa singularité
m'interpelle : comment peut-il penser le contraire puisque je crois
avoir raison ? Je peux respecter sa personne, mais sa pensée divergente
me scandalise intellectuellement : il faut que j'en discute
avec lui, pour savoir qui de nous deux a raison,
et si ce que je crois est vraiment fondé ! Et s'il s'avère que
je suis réflexivement trop « léger », je ne serais pas vaincu,
mais heureux d'avoir progressé. On n'est jamais vaincu par la raison
dès qu'on adhère à ses raisons. La discussion heuristique implique non
seulement une éthique relationnelle (avoir le souci de ce que pense
l'autre), mais de la pensée (se rendre à la raison), parce qu'elle a
pour tâche la recherche de la vérité, l'amour du savoir, au sein d'une
communauté d'esprits rationnels visant l'universalité. De ce point de
vue, l'école doit promouvoir des valeurs, celles du respect d'autrui,
de la recherche de la vérité, et apprendre à résister à la sophistique,
la doxologie, la démagogie. Elle ne doit donc pas didactiser n'importe
quelle pratique sociétale. C'est pourquoi nous plaidons, notamment en
français, pour une didactique de l'argumentation ancrée sur un oral
réflexif (Bucheton), qui considère qu'une thèse (le « pour »
ou le « contre »), n'a anthropologiquement de sens que si
elle n'est qu'une des réponses à une question qui est un problème parce
qu'il y a des enjeux forts pour l'humanité. Ce qui devrait écarter toute
rhétorique purement formelle, tout développement de compétences coupé
de leur dimension axiologique, tout sujet sans enjeu, du type « pour
ou contre le sac à dos ou le cartable classique » (sic dans un
manuel de cycle 3), et articuler tout apprentissage de l'argumentation
à celui de la problématisation sur des thèmes humainement porteurs,
qui font sens pour les élèves.
CONCLUSION
L'apparition du débat et sa valorisation dans l'histoire
humaine nous semble avoir anthropologiquement une triple dimension :
-
politique, en ce qu'il instaure entre les hommes l'organisation
démocratique d'un espace public de délibération en vue d'un bien commun,
sur la base de principes de liberté, d'égalité et d'argumentation (rapport
au pouvoir partagé);
-
épistémologique, en ce qu'il est un mode incontournable
de co-construction du savoir scientifique, et une modalité d'élaboration
de la pensée philosophique (rapport au savoir et à la vérité) ;
-
éthique, en ce qu'il est ce passage d'un rapport de pouvoir
fondé sur la force à un monde intersubjectif commun, réglé a minima
par la civilité des conditions de possibilité d'une discussion (respect
du « visage » de l'autre) , au mieux par la coopération constructive
dans une recherche commune de vérité (morale de la pensée).
C'est dans cette perspective que peut prendre sens
éducatif sa didactisation scolaire.
Bibliographie
Débattre en classe, Cahiers pédagogiques
n° 401, fév.2002
Tozzi M., L'oral argumentatif en philosophie,
Crdp Montpellier, 1999
Tozzi M., coord. :
- L'éveil de la pensée reflexive à l'école primaire,
Cndp-Hachette, 2001
- La discussion philosophique à l'école primaire,
Crdp Montpellier, 2002
- Nouvelles pratiques philosophiques en classe,
Crdp Bretagne, 2002
- Les activités à visée philosophique en classe,
Crdp bretagne, 2003