Les pratiques à visée philosophique à l'école primaire :

Un nouveau paradigme organisateur pour l'apprentissage du philosopher ?

Michel Tozzi, Professeur des Universités à Montpellier 3

Directeur du CERFEE-IRSA

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" L'âge du philosopher " a toujours fait problème dans l'histoire de la philosophie : Calliclès[1], Epicure[2], Montaigne[3], Jaspers[4], aujourd'hui M. Lipman[5], M. Onfray[6] et Luc Ferry[7],  d'un côté, de l'autre Platon, Descartes[8], Kant[9]. S'opposent ainsi les philosophes qui pensent qu'il est possible et souhaitable que les enfants commencent à réfléchir le plus tôt possible, à ceux qui proclament que philosopher c'est sortir de l'enfance, lieu et moment constitutifs de l'opinion, du préjugé et de l'erreur.

LE PARADIGME ORGANISTEUR FRANCAIS

L'institution philosophique a tranché en France : la philosophie n'y est enseignée qu'à partir de la classe terminale, au double motif de l'insuffisante maturité de l'élève avant, et de la nécessité pour penser de l'acquisition antérieure de savoirs positifs, comme supports et objets de la ré-flexion, qu'illustre la métaphore du " couronnement " des études secondaires. La proposition du rapport Derrida- Bouveresse sur l'enseignement de la philosophie (1989) de l'étendre à la classe de première a été refusée, alors qu'elle était souhaitée par de nombreux lycéens. Ce n'est pourtant pas le choix d'autres pays européens, où l'on peut commencer, comme par exemple en Italie ou au Portugal, la philosophie dès la seconde. En Algérie, pourtant très influencée par le modèle français, elle commence en première pour les séries littéraires[10]. M. Lipman, philosophe américain, a par ailleurs mis au point vers 1970 une méthode de " philosophy for children ", expérimentée depuis dans une trentaine de pays dans le monde[11]. C'est donc sur la base d'un enseignement dans la seule classe terminale, sans initiation préalable, et l'année de l'évaluation décisive du baccalauréat, que s'inscrit le paradigme organisateur de l'enseignement philosophique français. Son programme, qui fait l'objet d'incessantes polémiques depuis dix ans, contient une liste de notions (et non de problèmes) et une liste d'auteurs (et non d'ouvres). Sa matrice didactique est problématisante (notions et ouvres d'auteurs doivent tourner autour de problèmes), visant à développer chez l'apprenti-philosophe le " penser par soi-même ". Elle s'oppose ainsi au paradigme historique : les professeurs " d'histoire et philosophie " italiens enseignent de la seconde à la terminale l'histoire des idées, le patrimoine philosophique occidental. Mais aussi au paradigme doctrinal, qui enseigne une philosophie comme idéologie officielle (Le thomisme au Moyen-Age, où la philosophie est " servante " de la théologie, ou en Espagne sous Franco, le marxisme-léninisme-stalinisme dans les pays communistes d'avant 1989). Et enfin au paradigme praxéologique du cours de morale non confessionnelle belge, où il s'agit, dans une démarche de clarification et de hiérarchisation des valeurs, de décider pour l'action et de s'engager éthiquement dans sa vie.

Le paradigme français est structuré sur trois principes fondateurs : la leçon du professeur comme ouvre, car celui-ci se définit comme philosophe avant d'être enseignant ou fonctionnaire ; les grands textes de la tradition comme exemples et modèles d'une pensée philosophique en acte, dont il faut s'imprégner de la démarche réflexive et de la profondeur doctrinale ; la dissertation comme exercice par excellence de l'apprentissage du philosopher, " patrimoine incontournable de l'enseignement philosophique ".[12]

Son discours dominant affirme vigoureusement :

-         une conception plus républicaine que démocratique de la cité et de l'école (" Philosophie, école, République, même combat ") ; une finalité du système éducatif dans un versus plus instruction qu'éducation ; un contenu essentiellement théorique et de haut niveau de la formation professionnelle (" L'agrégation est l'horizon incontournable de tout professeur de philosophie ").

-         la valeur formatrice du cours magistral (" Il suffit que la pensée apparaisse pour faire penser ", Muglioni, ancien doyen de l'Inspection générale) ; le rôle central en classe du magister (opposé au dominus), maître à penser dont les élèves, selon la tradition, pourraient être les disciples.

-         un anti-pédagogisme : le pédagogue qui accompagnait seulement dans l'Antiquité l'élève à l'école aurait mieux fait de ne pas y rentrer, sa démagogie abaissant le niveau alors que c'est à l'élève de s'élever vers le maître.

-         un refus de didactiser la discipline (" La philosophie est à elle-même sa propre pédagogie "), ou du moins de fonder cette didactisation autrement que par l'autoréférence, par exemple à partir de l'apport extérieur des sciences humaines (exemple : psychologie de l'apprentissage) et notamment des sciences de l'éducation (exemple : approche par la définition de compétences à acquérir).

-         un primat de l'écrit sur l'oral, relégué dans l'examen à l'épreuve de rattrapage, récusé dans son " insoutenable légèreté ", qui assimile toute discussion au café du commerce, à la caverne des opinions.[13]

LA MISE EN CAUSE DU PARADIGME

C'est à la fois la pertinence et le monopole de ce paradigme organisateur de l'enseignement philosophique français qu'interroge en premier lieu l'arrivée massive en classe technologique des " nouveaux lycéens " (Dubet, 1994), étrangers par leur origine socio-familiale aux normes linguistiques et culturelles de la culture scolaire, et aux exigences d'une discipline réputée abstraite. Le maintien revendiqué d'un paradigme construit dans et pour un lycée accueillant une élite sociale dans un lycée massifié désormais très hétérogène pose des problèmes pédagogiques de plus en plus aigus aux enseignants de philosophie : la capacité d'attention et de compréhension d'un cours magistral long et soutenu est remise en question ; on constate des difficultés de lecture face à des textes conceptuels ; le rapport à l'écriture, et plus particulièrement sous sa forme canonique dissertative est laborieux. L'ébranlement du trépied fondateur provoque un malaise tant, chez certains enseignants que de plus en plus d'élèves, qui passé l'intérêt premier et réel pour la discipline, déchantent devant leurs notes.

Mais revisiter le paradigme pour trouver un compromis à la fois réaliste et honorable entre cette situation et les exigences de la discipline apparaît comme un renoncement aux finalités et à la qualité de cet enseignement. On préfère dénoncer pêle-mêle la baisse générale du niveau, l'effondrement de la maîtrise de la langue et de la culture des élèves, le travail antérieur des collègues, les pédagogies nouvelles, les missions de socialisation et de professionnalisation données aujourd'hui au système éducatif, les politiques de formation menées, la démission des familles devant l'autorité, les médias et la mondialisation etc.

Les difficultés actuelles de l'enseignement philosophique proviendraient donc de causes purement extérieures au paradigme lui-même.

C'est cette position que vient interroger en deuxième lieu certaines pratiques philosophiques nouvelles tant dans la cité que dans l'école. La permanence du mouvement des cafés philo depuis plus de dix ans (s'il s'agit d'une mode, on peut désormais dire qu'elle dure), quelle que soit l'inégalité du travail réflexif accompli, a amené une réflexion sociologique, mais aussi philosophique, sur ce type de pratique[14]. Quelques professeurs de philosophie, qui se sont lancés dans l'aventure, témoignent de la possibilité d'y faire un réel travail de pensée, non bien sûr pour " créer du concept " (Deleuze), mais pour mettre à la question l'opinion. Certains rendent compte des retombées constatées dans leur propre classe, où la discussion prend statut didactique légitime de démarche complémentaire pour l'apprentissage du philosopher.

Par ailleurs, suite à la consultation sur les lycées coordonnée par P. Meirieu, où nombre d'élèves de lycée professionnel ont déploré avoir le seul baccalauréat amputé de cet enseignement, et revendiqué la possibilité d'accéder à cette discipline, une expérimentation est menée dans les académies de Nantes, Montpellier, Reims et Nice. Des regroupements académiques, de la journée nationale du 10 mai 2001[15],  de l'Université d'Eté sur la philosophie en lycée professionnel d'août 2002[16] et du rapport de l'Inspection générale sur l'expérimentation, il apparaît des éléments très positifs qui questionnent sur l'opportunité de généraliser l'expérience.

On peut relever dans l'analyse des pratiques rapportées le bémol mis sur les cours magistraux et la dissertation, au profit de l'oral et de discussions, ainsi que la prudence sur le choix, la quantité et la longueur des textes (philosophiques ou non) convoqués[17]. Visiblement, le changement de contexte et de public, le caractère expérimental, la liberté d'initiative laissée à des enseignants de philosophie le plus souvent volontaires, ont à la fois exigé de fait et institutionnellement autorisé des pratiques largement en rupture avec la paradigme officiel.

L'autonomie relative laissée aux établissements pour l'utilisation de leur dotation horaire globale d'enseignement de la philosophie en première, voire en seconde[18], enseignement hors-classe d'examen dépourvu de la sanction de l'évaluation sommative, et la nécessité de construire dès lors un curriculum philosophique sur plusieurs années, distinguant une initiation amenant à définir " l'élémentaire " en philosophie d'un perfectionnement, a amené des façons nouvelles d'envisager et d'enseigner la discipline. A quoi s'ajoute le capital parfois ancien (Saint-Nazaire, Oléron, Hérouville, Paris .) ou renouvelé (ex : collège-lycée élitaire pour tous de Grenoble) des établissements dits expérimentaux, où l'on commence parfois la philosophie au collège, et où se sont multipliées les approches interdisciplinaires (relayées aujourd'hui par les TPE), des activités philosophiques proposées par les élèves ou cogérées avec eux etc. Dès la seconde, l'enseignement d'ECJS, en terminale, dont l'objectif explicite est la " méthodologie du débat argumenté ", fournit par ailleurs aux professeurs de philosophie l'opportunité de donner aux discussions obligatoires dans cette activité une visée philosophique.

La crédibilité du paradigme classique de l'enseignement philosophique des classes générales et technologiques est donc interpellé de l'intérieur, par le malaise dû à la difficulté de le mettre tel quel en place dans des classes et des établissements de plus en plus nombreux, et de l'extérieur, par le développement de pratiques philosophiques diversifiées tant en terminale (TPE, ECJS) qu'en amont ou en aval du système éducatif, incluant notamment des discussions (cafés philo, baccalauréat professionnel, premières et secondes, collèges et lycées expérimentaux ..).

A cela s'ajoute depuis les années 1990 l'émergence d'une didactique de la philosophie : si l'équipe de l'INRP de F. Raffin a engagé une réflexion pédagogique significative dans le cadre du paradigme classique, preuve de l'urgence ressentie d'enfin didactiser la discipline[19] les travaux du secteur philosophie du groupe français d'Education Nouvelle ont expérimenté des formes nouvelles d'apprentissage (ex : le colloque des philosophes, le procès, la diversification des formes d'écriture)[20], et d'analyse des pratiques enseignantes. Une nouvelle association de professeurs de philosophie est née, l'ACIREPH, revendiquant la création d'Instituts de Recherche pour l'Enseignement de la Philosophie, insistant, à travers un manifeste de constats et de propositions, et dans plusieurs colloques , sur la mutualisation et l'analyse des pratiques. J'ai moi-même (voir bibliographie sur mon site WWW. philotozzi.net) mené depuis 1988 des recherches universitaires pour didactiser l'apprentissage du philosopher (thèse en 1992, habilitation à diriger des recherches en 1998), tentant de définir des capacités philosophiques de base (problématiser, conceptualiser, argumenter) et des compétences à lire, écrire et discuter philosophiquement  (1994) . D'où des propositions en matière de " lecture méthodique philosophique "(1995), de didactisation de genres philosophiques écrits non dissertatifs (2000), de didactisation de l'oral philosophique (1999), en particulier la discussion. Ces recherches, parce qu'elle déstabilisaient les fondements du paradigme, furent très discutées dans le milieu, mais influencèrent certaines pratiques.

PHILOSOPHER A L'ECOLE PRIMAIRE : UN NOUVEAU PARADIGME ?

Mais c'est l'apparition et le développement de pratiques à visée philosophique à l'école primaire, et dès la maternelle, qui interrogent le plus radicalement le paradigme classique. J'ai rassemblé nombre de témoignages et tenté une première typologie de la diversité des pratiques de terrain[21] : courant des " préalables à la pensée " centré sur l'expérience du cogito comme démarche structurante de la construction identitaire du sujet[22] ; de la maîtrise de " l'oral  réflexif " pour " apprendre, penser et se construire " (D. Bucheton, J. Caillier) à travers des productions langagières interactives ; de l'éducation à une " citoyenneté réflexive ", où l'on s'appuie sur les habitus démocratiques de discussion des élèves en pédagogie institutionnelle pour amener des sujets à forte teneur existentielle (ex : S .Connac, Doridant et Fort à Strasbourg, N. Go.) ; courant proprement philosophique (" philosophie pour enfants " de M. Lipman, entretien philosophique de groupe de A. Lalanne, [23]" discussion démocratique avec des exigences intellectuelles " de M. Tozzi, A. Delsol).

Il s'agit d'une innovation, lancée dans les années 1997-1998 par des enseignants du prremier degré qui avaient une formation philosophique (ex : A. Lalanne, P. Sonzogni ou J.C. Pettier) et ne se sont autorisés que d'eux-mêmes dans un premier temps ; ou qui travaillaient dans un réseau associatif (ex : A. Pautard et le réseau de l'AGSAS de J. Lévine) ; de professeurs d'IUFM qui avaient rencontré lors de colloques internationaux des québécois lipmaniens (ex : M. Bailleul à Caen, E. Auriac-Peyronnet à Clermont-Ferrand)  et ont commencé à animer des actions de formation continue d'enseignants ; de diplômés de philosophie intéressés (ex : les intervenants philosophes dans les SEGPA travaillant avec la Fondation 93, parfois animateurs de cafés-philo (ex : J.F. Chazerans à Poitiers, O. Brénifier à Paris) ; d'enseignants de philosophie à l'université (F. Galichet à Strasbourg, Solère-Queval à Lille).

Elle a rapidement pris de l'ampleur, s'est organisée en réseau informel avec sites internet, listes de diffusion et colloques (avril 2001 à  l'Inrp, mai 2002 et juin 2003 au Crdp de Bretagne). Elle se diffuse dans les collèges (ex : C. Vallin), a trouvé un écho très favorable dans les publications des mouvements pédagogiques (Cahiers pédagogiques, ICEM, OCCE, GFEN), dont nombre de militants se sont lancés dans l'expérience ; dans la revue internationale de didactique de la philosophie Diotime L'Agora (CRDP Languedoc-Roussillon), dans des ouvrages de CRDP (Montpellier, Rennes) relayés par le CNDP, chez des éditeurs privés qui ont infléchi leur littérature de jeunesse vers la philosophie (ex : Acte Sud Junior), avec des collections ad hoc (ex : les " goûters philosophiques " chez Milan.

Des formations initiales et continues ont été organisées dans plusieurs IUFM (Caen, Rouen, Montpellier, Nantes, Le Mans, Strasbourg, Lille, Lyon, Créteil, Reims., avec des mémoires professionnels sur la question), des stages et regroupements pédagogiques dans des circonscriptions.

Un secteur de recherche s'est développé, avec des communications (huit à la Biennale de l'Education en 2002, douze au colloque de Montpellier sur la discussion de mai 2003), des symposiums ( Colloque de Lille de l'AECSE en septembre 2001 ; de Montpellier en mai 2003). J.C. Pettier a soutenu le premier sa thèse à Strasbourg 2 en octobre 2000 sur " La philosophie en éducation adaptée ", six thèses sont en cours à Montpellier 3 en 2003 (S . Connac,, G. Auguet, L. Bulhman-Galvani, Y. Pilon, N. Boudou-Roux, J. Leroy). Des professeurs de philosophie de la Sorbonne sont intéressés (Michel Puech, Y. Michaud). Les correspondants innovations de certaines académies ont reconnu comme telles certaines actions, des moyens de diffusion ont été dégagés (ex :deux mi-temps d'instituteurs dans l'académie de Caen en 2002-2003). Le programme européen Daphné de lutte contre la violence a choisi en France l'entrée de la discussion philosophique à l'école primaire (S. Brel). L'Université populaire de M. Onfray à Caen à ouvert un atelier de philosophie avec les enfants (G. Geneviève). Trois académies ont coorganisé avec le bureau des innovations du Ministère un colloque national fin mars 2003, en présence de l'Inspection générale de philosophie. L'intérêt des praticiens et de l'institution converge donc pour développer de telles pratiques. De son côté les Assises de l'enseignement catholique de décembre 2001 ont fait du " développement du questionnement philosophique à l'école primaire et au collège " une de leur huit orientations prioritaires, et l'impulsion est donnée par des formations nationales ( Unapec) et régionales (Cfp-IFP).

G. Auguet soutient dans sa thèse que les pratiques de discussion à visée philosophique à l'école primaire témoigneraient d'un nouveau " genre scolaire ". Un paradigme inédit se cherche, qu'il est encore trop tôt de caractériser car il n'est pas encore stabilisé, mais dont on perçoit déjà, au-delà de la diversité des pratiques, quelques présupposés :

-         l'éducabilité philosophique des enfants. Les enfants seraient potentiellement capables de philosopher, pour peu qu'ils reçoivent une formation appropriée.

-         cette possibilité de fait pourrait être fondée éthiquement et juridiquement sur un " droit à la philosophie " (J. Derrida), dans lequel J.C. Pettier voit un des droits de l'homme, et aussi du citoyen, que le système éducatif d'un régime démocratique devrait donc prendre en compte. Celui-ci pourrait aussi se décliner à partir de la Convention internationale des Droits de l'Enfant (cf. " Les enfants doivent être capables de bien penser et de s'exprimer clairement ").

Le trépied du paradigme classique est donc interrogé dans ces nouvelles pratiques par :

1)      L'émergence de la discussion comme activité privilégiée par rapport à l'écrit. On ne parle plus de dissertation. D'ailleurs les élèves ne savent pas écrire en maternelle, peu en CP, font de courtes phrases en CE1, et de petits textes au cycle 3. L'impossibilité ou le faible développement des capacités scripturales laisse un espace à l'oral, dont la discussion révèle les potentialités pour apprendre à philosopher. Loin d'être considérée structurellement comme doxologique, celle-ci devient la voie royale de cet apprentissage, un identifiant du nouveau paradigme en gestation. Non qu'elle soit la tâche exclusive proposée : on peut articuler cet oral à l'écrit dès qu'il devient possible, avant (sur un cahier), pendant (en utilisant le tableau) ou après l'échange verbal. Elle peut aussi être précédée de formes diversifiées d'émergence des représentations (ex : photolangage, métaphores et allégories, mots clefs, Q sort .)[24]. Mais elle est centrale dans les pratiques développées.

2) Un retrait sensible du maître sur les contenus.

C'est le contraire de la leçon du magister, centré sur son rapport au savoir philosophique : les élèves discutent exclusivement entre eux dans les dix premières minutes du protocole Pautard-Lévine, où le maître qui les vidéoscope n'intervient pas. Les interactions entre pairs l'emportent quantitativement sur celles avec le maître dans le courant de la pédagogie institutionnelle. Et même dans des formes plus directives (O. Brénifier s'entretenant tour à tour sous forme maïeutique avec tel ou tel élève[25], ou A. Lalanne animant avec rigueur conceptuelle sa classe sous forme d'entretien collectif de groupe [26]),  le maître questionne ou récapitule plus qu'il ne fait des apports, et ne donne jamais son point de vue. M. Tozzi intervient sur les processus de pensée comme exigences intellectuelles (problématiser, conceptualiser, argumenter), mais pas directement sur les idées elles-mêmes. Point capital, car les enfants doivent trouver par eux-mêmes : ne pouvant anticiper la réponse du maître ou faire alliance avec lui sur le fond, ils désinvestissent son désir pour s'autoriser à penser par eux-mêmes.

3) L'étude de textes n'est plus incontournable.

Non seulement parce qu'ils ne savent pas lire en maternelle, ou déchiffrent en cycle 2 (on peut toujours leur lire les textes), mais parce qu'on peut partir pour réfléchir de situations de classe, de récréation, de quartier, de famille ou de société qui posent problème, et pas forcément de textes, mais toujours de questions, et en particulier de questions que posent eux-mêmes les enfants. Dans la méthode Lipman, où l'on part de ses romans philosophiques, la discussion commencera à partir d'une question soulevée par le texte mais choisie par les enfants, après un vote à la majorité. Les textes, qu'ils soient ad hoc (romans de Lipman ou goûters-philo par exemple), ou puisés dans la littérature de jeunesse à forte teneur anthropologique, sont pré-texte à se questionner pour débattre. En atelier philo, on lira Yacouba pour se demander s'il est courageux ou lâche, afin de conceptualiser la notion de courage. Alors que dans le paradigme classique, les textes patrimoniaux valent par eux-mêmes, comme exemples et modèles de pensée et de doctrine, ici les textes ne sont pas nécessaires, et quand on les utilise, c'est pour apprendre aux élèves à se poser des questions et en discuter.

La leçon, le grand texte philosophique, la dissertation ne sont pas adaptés pour des enfants. Les praticiens ont donc d'eux-mêmes expérimenté de nouvelles pratiques qui leur semblaient propres à les faire penser. Comme la philosophie n'était pas au programme, qu'ils n'étaient pas normés dans leur activité libre et volontaire, ni tenus  par des instructions, des évaluations et des notations (comme l'enseignant de terminale), ils ont innové, instituant des pratiques inédites.

Il est compréhensible corporativement, et légitime philosophiquement, que l'institution philosophique s'interroge sur la prétention de ces pratiques à se nommer " philosophiques ", et ce d'autant qu'elles dérogent radicalement du paradigme classique de l'enseignement philosophique français. Ne galvaude-t-on pas ainsi une discipline, en appelant philosophie ce qui n'est peut-être qu'exercices langagiers, apprentissage du débat ou éducation à la citoyenneté ? Ne la rabat-on pas sur l'opinion quelle cherche à dépasser ? Même en concédant au mieux l'intérêt d'éveiller chez l'enfant une pensée réflexive, n'est-ce-pas abusif de parler à ce propos de " philosophie " ?

Evidemment, si l'on affirme a priori, sans analyse rigoureuse et honnête des pratiques en question, que les enfants ne peuvent de fait philosopher, et que de surcroît ils n'ont même pas le droit de revendiquer cette démarche, l'affaire est entendue. Mais si derechef, comme l'affirment certains philosophes, comme le constatent de nombreux praticiens, comme tentent de le confirmer les recherches actuelles en didactique de la philosophie, il s'agissait là, malgré les faiblesses d'inévitables tâtonnements, d'un réel apprentissage du philosopher, alors il faudrait prendre au sérieux l'émergence de ce nouveau paradigme, voire interpeller le paradigme actuel.

Car le paradigme émergeant repositionne la façon dont l'élève élabore un rapport non dogmatique au savoir par la culture de la question plutôt que de la réponse ; un rapport plus coopératif à la loi, par la reconnaissance de règles nécessaires aux échanges. Il reconfigure le rôle de la parole et du pouvoir du maître dans sa classe, moins prégnant. Il promeut le concept et la pratique de " communauté de recherche ", où maître et élèves co-construisent ensemble des questionnements et tentatives de réponses. Il met en avant une conception du philosopher comme démarche problématisante, conceptualisante et argumentative, plus proche du doute socratique ou cartésien, de l'étonnement aristotélicien, que de la philosophie comme " création de concepts " (Deleuze), vision du monde, ou sagesse de vie.

Sur les finalités de l'enseignement philosophique français, il est en total accord et continuité : apprendre aux élèves à " penser par eux-mêmes ". Mais il diverge sur les modalités. Pas seulement à cause de l'âge des enfants, auxquels on ne saurait imposer leçon magistrale, grands textes et dissertation. Mais plus profondément parce qu'il revisite le paradigme classique.

Dire qu'il s'agit de pratiques à visée philosophique suscite immédiatement le débat, compte tenu de la représentation de la philosophie et de l'enseignement philosophique que l'on se fait en France traditionnellement. " A visée philosophique " signifie qu'elles ne sont pas philosophiques de fait, parce qu'on l'a décrété, ou que l'on nomme telles ces pratiques. Mais qu'elles peuvent l'être, à titre heuristique, d' " idée régulatrice " disait Kant, comme intentionnalité qui finalise l'action à partir de repères structurants des processus intellectuels de pensée, sur lesquels peut s'exercer une vigilance.

Nous sommes en 2003 dans l'instituant, et non l'institué. Il peut donc y avoir, à travers les tâtonnements, bien des dérives : par exemple prendre la parole narrative d'un " quoi de neuf ", ou les fonctions régulatrice et décisionnelle d'un " conseil " comme une activité de fait réflexive ; confondre parler et penser, démocratie et philosophie ; instrumenter la philosophie en utilisant la question existentielle comme simple moyen d'intéresser l'élève en difficulté, ou en bénéficiant de l'effet de calme souvent produit par un échange à forte teneur anthropologique pour prévenir les incivilités et pacifier les banlieues sensibles...

La démarche du philosopher est donc à instituer dans une classe par rapport à sa spécificité : l'apprentissage du penser par soi-même, l'autonomie de l'exercice du libre jugement critique afin de clarifier le sens de son rapport au monde, à autrui, à soi-même. D'où l'intérêt d'une formation spécifique pour les enseignants qui se lancent dans une telle entreprise.

Maintenir les mots philosophie et philosopher a un double sens : montrer l'enjeu et la portée d'une telle activité éducative, dans le système éducatif et dans un régime démocratique ; et d'autre part réinterroger, y compris philosophiquement, la démarche du philosopher : qu'est-ce que le philosopher ? Ce n'est pas le moindre intérêt de ces nouvelles pratiques et de leur tentative de didactisation, que de réinterroger la philosophie sur elle-même. Et cela pourrait contribuer à faire évoluer les représentations de la philosophie en France .



[1] " Quand ils finiront leur trentième année, tu les tireras du nombre des jeunes gens déjà choisis pour.rechercher, en les éprouvant par la dialectique, quels sont ceux qui, sans l'aide des yeux ou d'aucun autre sens, peuvent s'élever jusqu'à l'être même par la seule force de la vérité ". Pour Platon via Socrate, on ne peut vraiment philosopher que tard pour l'époque (Par exemple République 7, 540a), alors que Calliclès le sophiste soutient qu'il n'est jamais trop tôt pour commencer.

[2] " Dans sa jeunesse, que personne n'hésite à s'engager en philosophie.car personne ne peut s'engager trop tôt ou trop tard dans l'activité que procure la santé de l'âme.L'activité philosophique s'impose à celui qui est jeune comme à celui qui est vieux. (Lettre à Ménécée, 10, 122).

[3]" La philosophie.on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants.Puisque la philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l'enfance y a sa leçon, comme les autres âges, pourquoi ne la lui communique-t-on pas ? .Un enfant en est capable, au partir de sa nourrice, beaucoup mieux que d'apprendre à lire ou à écrire " ( Essais, I, chap. 26).

[4] Introduction à la philosophie. "  Un signe admirable du fait que l'homme trouve en soi la source de la réflexion philosophique, ce sont les questions des enfants. On entend souvent, de leur bouche, des paroles dont le sens plonge directement dans les profondeurs philosophiques.ils ont souvent une sorte de génie qui se perd lorsqu'ils deviennent adultes". Grothuisen affirme d'ailleurs que " la métaphysique est la réponse aux questions des enfants ". Et J.F. Lyotard, dans Le postmoderne expliqué aux enfants appelle à " renouer avec cette saison d'enfance, qui est celle des possibles de l'esprit " (Plon, 1969, p.9).

[5] A l'école de la pensée, De Boeck, Bruxelles, 1995.

[6] " Je crois nécessaire d'envisager un enseignement de la philosophie dès le primaire ", Libération du 18/06/2001.

[7] " Je me demande parfois s'il ne faudrait pas, dès l'école primaire, enseigner en tant que tel l'art de l'argumentation " (Philosopher à 18 ans, p. 14).

[8] " Nous avons été enfant avant que d'être homme ". Pour Descartes l'enfance est le temps et le lieu de l'erreur et du préjugé (" .dès mes premières années, j'avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables.) et il faut donc atteindre la maturité pour être capable de philosopher (" .j'ai attendu que j'eusse atteint un âge qui fut si mûr.Méditations métaphysiques, 1).

[9] Première préface de la Critique de la raison pure.

[10] Pour plus d'information voir Diotime l'Agora n°17, mars 2003, Crdp Languedoc-Roussillon.

[11] L'enseignement de la philosophie pour enfants dans le Monde, rapport pour l'UNESCO de M. Sasseville, professeur de philosophie à l'université Laval (Québec) (1999). Voir " Trente ans de pratiques et de recherches de la philosophie pour enfants dans le Monde ", compte rendu du congrès de Brasilia (1999) par F. Galichet, in Diotime L'Agora, n°4, Crdp Languedoc-Roussillon, déc. 1999.

[12] Programme de philosophie (par le Groupe Technique disciplinaire Renaut), arrêté du 31 mai 2001.

[13] " On ne se défiera pas moins de la pratique du débat impromptu, voué fatalement à se transformer très vite en divertissement improductif, exutoire fourre-tout pour autant d'"avis " en mal de reconnaissance dont, si l'intolérance ou la moquerie ne viennent pas s'en mêler, on ne peut attendre de toute manière qu'une joyeuse et informelle agitation, démagogiquement parée du titre fallacieux de " cours vivant " dans lequel les élèves " participent avec enthousiasme " (Enseigner la philosophie, Mafpen de Montpellier, 1995).

[14] M. Tozzi, " Café-philo : essai de formalisation d'un concept et d'une pratique ", Diotime L'Agora, n°17, mars 2003. Voir les ouvrages coordonnés par Y. Youlountas, Comprendre le phénomène café philo (préfacé par E. Morin), 2002, et Actes du 3ème colloque des cafés philo, Noisy le Grand, 2003, publiés par La Gouttière, Durfort, 2002 et 2003.  

[15] Compte-rendu par le Cndp/Crdp de Champagne-Ardennes, 2001.

[16] Idem, 2003.

[17] Rapport de l'expérimentation de la philosophie en lycée professionnel, Inspection Générale de philosophie.

[18] Par exemple par S. Vallon, Pratiques de la philosophie, n°4, Gfen, 1995.

[19] Raffin F., La dissertation philosophique, la didactique à l'ouvre, 1994 ; La lecture philosophique, 1995 ; Usages des textes dans l'enseignement de la philosophie, 2002, tous publiés par Cndp-Inrp-Hachette.

[20] Voir l'ensemble des numéros de Pratiques de la philosophie, revue du secteur philo du Groupe français d'Education Nouvelle (GFEN).

[21] L'éveil de la pensée philosophique à l'école primaire, Cndp-Crdp Languedoc-Roussillon-Hachette, 2001 .

    La discussion philosophique à l'école primaire, Crdp Languedoc-Roussillon, 2002.

    Nouvelles pratiques philosophiques : enjeux et démarches, Crdp Bretagne, 2002.

    Les activités à visée philosophique en classe : l'émergence d'un nouveau genre ?, Crdp Bretagne, 2003.

    Diotime L'Agora n°9, 10, 12, 17, Crdp Languedoc-Roussillon.

[22] Voir le site de l'AGSAS : www.marelle.org/users/philo.

[23] Faire de la philosophie à l'école primaire, ESF, 2002.

[24] Voir les approches que je propose dans Etude d'une notion, d'un texte, Crdp Languedoc-Roussillon, 1993, ou Penser par soi-même, Chronique sociale, Lyon, 1994  (5ème édition 2002).

[25] Voir son ouvrage Apprendre le débat, Crdp de Bretagne, 2002..

[26] Voir son livre Philosopher à l'école primaire, ESF, 2002.

Date de création : 26 février 2003
Date de révision :