Pourquoi enseigner la philosophie ?

 

Par Michel TOZZI, Maître de Conférences à l'Université P. Valéry (Montpellier 3), didacticien de la philosophie.

 

Cette question, formulée en terme d'enseignement, c'est à dire du point de vue du professeur ou de l'institution, interroge les finalités éducatives, et donc pédagogiques et didactiques, de cette discipline. Elle interpelle donc les formes actuelles françaises de réponse institutionnelle à cette question (par exemple les objectifs des programmes affichés en classe terminale de lycée, les méthodes préconisées) ; mais aussi les expériences menées dans le cadre du système scolaire (des baccalauréats professionnels à l'école maternelle) ; et enfin celles qui se mènent hors de ce cadre, où un apprentissage peut se produire (ex : cafés philosophiques, ateliers d'écriture etc.) ; sans oublier les réponses des pays étrangers.

Nous voudrions proposer deux raisons fondamentales pour légitimer l'enseignement de cette discipline.

 

PENSER PAR SOI-MEME, ASSUMER L'HUMAINE CONDITION

 

La première est l'obligation éducative d'aider tout homme à développer sa capacité à penser par lui-même, à exercer la liberté critique d'un jugement rationnel, à comprendre le sens de son rapport au monde, à autrui, à lui-même, pour agir en connaissance de cause et de valeur, et assumer (avec plaisir ?, vertu ?, sagesse ?, bonheur ?) son humaine condition.

Une telle affirmation engage l'invention de la philosophie en Occident comme apport majeur de la culture (non exclusif de formes philosophiques non occidentales ou d'autres figures de la culture, comme l'art) : l'émergence en Grèce antique d'une rationalité qui cherche au delà du mythe, à donner l'intelligibilité à ce qui est et arrive, à permettre un positionnement réflexif de l'homme dans le monde et la société, et adopter une conduite tirant sens de cette réflexion. Elle engage aussi comme patrimoine à transmettre l'histoire de cette rationalité, confrontée notamment à la science et à la religion, plus généralement à l'histoire humaine.

C'est certainement parce que la philosophie, par son pouvoir anthropologique de questionnement sur ce qui fait problème à l'homme, est l'une des plus hautes formes de la culture humaine, dans sa visée de rationalité et d'universalisation, qu'elle vaut d'être enseignée. Tout système éducatif est donc confronté à la question de son institutionalisation, de sa scolarisation, et de sa didactisation, comme objet de recherche, discipline de vie et matière enseignée.

On connaît la réponse française actuelle : l'enseignement substantiel de la philosophie en classe terminale du secondaire[1], sa place importante dans la série littéraire, son prolongement dans certaines classes préparatoires, et sa filière spécifique jusqu'au doctorat dans l'enseignement supérieur. Ce que d'aucuns, sans d'ailleurs bien connaître la réalité internationale[2] appellent " l'exception française ".

C'est aussi le refus de l'introduire plus tôt [3], pour qu'elle couronne l'enseignement secondaire, à un moment où l'élève a une maturité suffisante pour dominer de sa réflexion les contenus disciplinaires assimilés.

Certains, d'horizons d'ailleurs très divers, trouvent alors qu'il y a en France trop de philosophie : elle ne devrait plus être enseignée, à cause de son " inutilité ", de la nécessité de professionnaliser, de faire place aux nouvelles technologies, de " moderniser " ; elle pourrait être remplacée avantageusement par les sciences humaines, dont la rationalité suffit à créer une intelligibilité critique pour comprendre et agir ; elle devrait être réservée à ceux qui sont capables de l'effort d'abstraction et du fond de culture qu'elle présuppose ; elle ne devrait plus menacer, par sa critique corrosive, les pouvoirs économiques et politiques qui l'autorisent etc.

Certains pensent au contraire qu'il n'y en a pas assez. Si la philosophie c'est l'émancipation de la pensée, la capacité à atteindre la sagesse ou le bonheur, l'espoir de se transformer voire de transformer le monde,  pourquoi la réserver à quelques uns ? Ne doit-on pas poser démocratiquement, comme J. Derrida, un " droit à la philosophie " ?

D'où des expériences qui se développent : en baccalauréat professionnel (académies de Nantes et Montpellier), en première littéraire, en seconde avec l'Education civique, juridique et sociale (ECJS), dans les SEGPA (Sections d'enseignement général et professionnel des collèges), à l'école primaire[4]. Il faudrait commencer plus tôt, dès la maternelle, à développer une pensée réflexive. On peut citer les pays où l'on commence la philosophie par exemple en seconde (Italie, Portugal), et ceux, comme le Brésil ou le Québec, où l'on développe " la philosophie pour enfants ".

Ces expériences se déroulent dans un contexte où la vogue médiatique française de la philosophie, au delà de l'apparence d'une mode, peut être lue comme un symptôme : celui consécutif à la nécessité de construire du sens dans un monde sans transcendance divine, ni alternative révolutionnaire crédible ; celui d'une société démocratique qui postule le pluralisme des opinions, voit s'étendre le relativisme et, tout en libérant la parole individuelle, oblige à la responsabilité et à l'angoisse d'inventer ses propres valeurs. Les réactions aux pressions publicitaires, idéologiques, internationales (mondialisation), alimentent un besoin sociétal de philosophie, un appel d'air réflexif qui s'invente des lieux, dévore certains ouvrages, développe des pratiques sociales nouvelles : cafés philosophiques[5] , ateliers d'écriture philosophiques[6].

Phénomène nouveau, le système scolaire, censé préparer les hommes et le monde de demain, semble prêt à accueillir cette pensée réflexive dès le plus jeune âge. Face à la crise scolaire du sens, sous sa double figure de la crise du rapport au savoir (à quoi ça sert d'apprendre ?), et du rapport à la loi (montée des incivilités), la discussion philosophique à l'école primaire[7], innovation en rupture totale avec la tradition de l'enseignement philosophique français, pourrait faire converger :

-         d'une part, en cohérence avec l'épistémologie contemporaine, un rapport non dogmatique au savoir, par le primat dans la démarche de la question et de la recherche sur le résultat ou la réponse;

-         d'autre part un rapport coopératif à la loi, par l'éthique communicationnelle du débat.

 

 

EXERCER SA RAISON EN PERSPECTIVE CITOYENNE

 

Par là est renoué le lien originel de la philosophie et de la démocratie ( leur " co-naissance " en Grêce). Discuter philosophiquement à l'école, et ce dès l'enfance, c'est fournir un cadre d'apprentissage à l'éveil de la pensée réflexive[8]. Parler non pour parler (aller au delà de la maîtrise de l'oral), mais pour penser ce que l'on dit, et pas seulement dire ce que l'on pense ; parler pour savoir ce dont on parle et si ce que l'on en dit est vrai, avec un fonctionnement démocratique de la parole, et des exigences intellectuelles de problématisation, conceptualisation, argumentation, tel est le pari.

C'est là selon nous la seconde légitimation de l'enseignement de la philosophie à l'école : exercer, dans une perspective citoyenne, l'usage éclairé de sa raison, pour comprendre les enjeux économiques , sociaux, culturels, éthiques d'un monde complexe, contribuer avec rigueur au débat public nécessaire à des choix politiques décisifs, et participer activement au différents niveaux de la vie démocratique. L'école a une responsabilité particulière dans l'éducation à la citoyenneté, tant pour l'insertion politique de l'individu dans la cité, que par les conditions du lien social à réunir pour fonder ce lien politique : le processus de socialisation démocratique[9].

La discussion philosophique apparaît de ce point de vue comme une garantie de la qualité du débat démocratique, en ce qu'elle tente de le préserver de ses dérives démagogiques : la doxologie, où l'on se contente d'exprimer ses opinions sans exigence de leur validation rationnelle ; et la sophistique, où l'on cherche à vaincre l'autre plutôt qu'à se convaincre soi-même, en rabattant l'exigence  de vérité d'une communauté en recherche sur l'assentiment du simple nombre (par le vote par exemple).

Apprendre à penser par soi-même, d'une part pour assumer son humaine condition, d'autre part pour s'insérer critiquement dans le débat et l'action publics, voilà deux raisons fortes d'enseigner la philosophie à l'école.

 

PLUTOT APPRENDRE A PHILOSOPHER QU'ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE

 

Mais si nous venons d'expliciter le " pourquoi " selon nous du titre de cet article, la question ne prend de sens que si l'on se met d'accord sur ce que signifie " enseigner la philosophie ". Il y a là aussi des réponses institutionnelles. En France par exemple, c'est souvent faire des leçons ex cathedra sur des notions articulées par rapport à des problèmes, s'appuyer sur l'étude des grands philosophes, et faire rédiger aux élèves des dissertations. En d'autres termes, c'est donner un statut principiel à la parole magistrale, à la figure du maître pensant devant ses élèves, considérer les discours des auteurs comme des modèles de pensée (et pas seulement comme illustration d'une histoire des idées), et faire pratiquer pour apprendre àh penser un genre écrit précis inventé par l'école.

Il faut savoir que d'autres types de didactisation institutionnelle existent ou ont existé : le paradigme " doctrinal ", où l'on enseigne une philosophie " politiquement correcte " (le marxisme-léninisme dans les pays de l'ex-URSS, ou le thomisme en Espagne sous Franco).

Le paradigme " historique ", où l'on enseigne l'histoire des idées (par exemple en Italie où les enseignants sont professeurs d'histoire et de philosophie) : il s'agit de faire connaître l'histoire de la philosophie, les grandes doctrines, comme patrimoine de l'humanité.

Le paradigme " praxéologique " (comme dans le cours de morale non confessionnelle belge), où il s'agit de réfléchir éthiquement pour décider dans l'urgence de l'action au quotidien, en clarifiant et hiérarchisant des valeurs.

Ou le paradigme " problématisant " de la philosophie pour enfants aux USA[10], où l'on utilise quasi excusivement l'oral, sans aucune référence aux auteurs.

La question de la légitimité de l'enseignement philosophique renvoie donc à la conception que l'on se fait et de la philosophie, et de son enseignement.

Nous avons personnellement développé en France l'idée que l'objectif de cette matière est plus " d'apprendre à philosopher " , comme dit Kant [11], que "  d'apprendre la philosophie " (Hegel). Nous insistons, dans la perspective d'une initiation scolaire à la philosophie de la maternelle à l'université, suivant en cela la lignée socratique des premiers dialogues de Platon (où l'on ne clot jamais une définition ou une question), la tradition aristotélicienne de l'étonnement, ou la démarche de la première " Méditation métaphysique " du doute cartésien, sur le moment problématisant d'une recherche qui commence et va travailler sur le rapport du langage au réel, et sur la confrontation à la vérité pour dépasser l'opinion.

D'où notre proposition didactique, puisqu'il s'agit d'apprendre à philosopher :

" Philosopher, c'est articuler, dans le mouvement et l'unité d'une pensée impliquée, sur des notions et des questions fondamentales pour tout homme, des processus de problématisation (s'interroger), de conceptualisation (définir des notions, faire des distinctions), et d'argumentation (fonder / déconstruire rationnellement) "[12].

Enseigner la philosophie devient alors plutôt, dans une perspective cognitiviste, " faire apprendre à philosopher ", en mettant l'élève dans une situation d'apprentissage où il développe des capacités de base à problématiser des notions et des questions, conceptualiser de notions[13], argumenter des thèses et des objections, et où il va articuler ses capacités sur des compétences complexes : lire, écrire[14], discuter[15]philosophiquement.

Dans cette perspective, nos dernières recherches portent notamment sur l'intérêt, par rapport au monopole de la dissertation comme exercice formateur, d'expérimenter en classe des formes diversifiées d'écriture philosophique, utilisées déjà par les philosophes eux-mêmes, mais non didactisées jusque là, soit à dominante conceptuelle (l'essai, la lettre, le dialogue.), soit à tendance plus métaphorique ( l'aphorisme, le mythe, le conte, le poème philosophiques.), et de tenter d'articuler dans des dispositifs ces deux formes d'écrit.

Par ailleurs nous nous intéressons à l'introduction, par rapport au primat de la leçon et des textes, de débats philosophiques entre pairs et avec le professeur en classe, pour organiser et dépasser la confrontation des simples opinions.

Ces formes écrite et orale du rapport du langage à la pensée, ont été reprises dans une réflexion sur la place de la philosophie dans la cité. Nous pensons en effet que dans une démocratie, la philosophie peut avoir un effet " démosophe " (sagesse du peuple). Et que notre démocratie en a bien besoin pour échapper à la démagogie.

Non seulementla philosophie doit, selon nous, fournir un cadre d'apprentissage de la pensée réflexive et du débat citoyen exigeant dans le cadre scolaire, mais elle peut et doit contribuer à l'éducation du peuple hors de l'école, à l'instar de Socrate sur l'agora, selon des modalités à inventer. En témoignent notre pratique et notre théorisation des cafés-philosophiques où, à certaines conditions de possibilité que nous avons tenté de définir, il peut y avoir, sans intention explicite d'enseigner la philosophie, un certain apprentissage du philosopher.

De même, cantonner la philosophie à la classe terminale nous semble priver l'élève de l'entraînement à la pensée réflexive le plus tôt possible. D'où notre réseau d'instituteurs qui mènent en classe ce type de débat, et les initiatives de formation de certains IUFM.

De telles pratiques, en particulier avec des élèves en difficulté[16], permettent de relever le défi démocratique de l'éducation philosophique de tous, dont nous postulons à titre d'idéal régulateur l'exigence en droit, et la possibilité de fait.

" L'apprendre à philosopher ", en classe terminale, mais aussi en amont et en aval du système éducatif, est un enjeu. C'est celui que chaque homme et chaque citoyen puisse inspirer d'une pensée réflexive sa vie personnelle et collective.  



[1] Baccalauréat professionnel exclu, et élèves n'atteignant pas le baccalauréat.

[2] L'enquête de L'UNESCO de 1995 sur l'enseignement de la philosophie, à laquelle soixante six pays ont répondu, relativise cette " exception " (appuyée sur les huit heures hebdomadaire en terminale littéraire) Cf : Roger- Pol Droit, Philosophie et démocratie dans le monde, Le livre de poche, 1995.

[3] Contrairement à ce que proposait en 1975 le GREPH( Groupe de recherche sur l'enseignement de la philosophie), et le rapport Derrida -Bouveresse, commandé par L. Jospin en 1989.

[4] Sur ces expériences voir :

- Diotime- l'Agora ,CRDP de Montpellier. Bac professionnel (, brochure du secteur philosophie n° 6, Juin 2000) ; ECJS (n° 7, Sept. 1999) ; SEGPA (n°2, Juin 1999, n° 9, Mars 2OO1) ; école primaire (n°3 Sept. 1999).

- Pratiques de la philosophie, brochure du secteur philosophie du GFEN( Groupe français d'éducation nouvelle) : première (n°4, Juillet 1995, n°5 Juin 1997, n°6 Octobre 1998), école primaire (n°7 Juillet 1999).

Pour l'école primaire, voir aussi Le journal des instituteurs, dossier Nathan n°7, Mars 2000.

[5] Le " café philosophique, un défi pour la pensée ", in Tozzi M., L'oral argumentatif en philosophie, CRDP de Montpellier, 1999.

[6] Cf. : Tozzi M., Diversifier les formes d'écriture philosophiques, CRDP de Montpellier, 2000.

[7] Cf. :L'éveil de la pensée réflexive chez l'enfant. Discuter philosophiquement à l'école primaire ?, Cndp-  Hachette, 2001.

[8] Exemples de thèmes : Qu'est-ce qu'un ami ? Est-ce qu'on est tous pareils ? A-t-on le droit de tout faire ? Quelles différences entre un homme et un robot ? Les animaux pensent-ils ? etc.

Au niveau du dispositif , diversification des fonctions : président de séance, introducteur de la question, reformulateur des pensées, mémoire du groupe, observateur des discutants, etc.

[9] Cf. nos articles : " La socialisation démocratique à l'école : un concept pour une pratique " in Vers une socialisation démocratique (coord.  J. B. Paturet), Théetète Editions, Saint-Maximin,1998 ; et " Définir un mode scolaire de socialisation démocratique " in n°15 du CERFEE ( Equipe de recherche sur la socialisation démocratique de Montpellier 3), 1998.

[10] Voir la méthode de M. Lipman, et son ouvrage de synthèse A l'école de la pensée (traduction par N. Decostre), De Boeck, Bruxelles, 1995.

[11] Cf . Tozzi M.,  Apprendre à philosopher dans les lycées d'aujourd'hui, CRDP- Hachette, 1992.

[12] Cf. Tozzi M., Penser par soi-même. Initiation à la philosophie, Chronique sociale, 1994.

[13] Sur les notions

- de Vérité, cf. Tozzi M. et al, Etude philosophique d'une notion, d'un texte, CRDP Montpellier 1993 ;              ---- de Liberté, cf.notre article dans : Enseigner la philosophie : pourquoi ? comment ?, CIRID-CRDP d'Alsace, 1997 ;

- de Justice, cf. Mallette pédagogique de la fondation Baudouin sur la justice (Belgique ), 2000.

[14] Cf. Tozzi et al, Lecture et écriture du texte argumentatif en philosophie, CRDP Montpellier, 1995.

[15] Cf.,Tozzi et al, L'oral argumentatif en philosophie, CRDP Montpellier, 1999.

[16] Cf . la thèse de J. C. Pettier La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ?, Université L. Pasteur, Strasbourg, oct. 2000

 

Date de création : 05 août 2001
Date de révision : 05 août 2001