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POUR UNE CULTURE
PHILOSOPHIQUE COMMUNE - Penser par soi-même - Une démarche intellectuelle enseignée
à tous, et appropriable par chacun.
Par Michel TOZZI, Maître de Conférences à l'Université P. Valéry (Montpellier
3), didacticien de la philosophie. I
- ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE A TOUS. .
Enseigner la philosophie à tous à l'école ? C'est une question lourde
de présupposés. Répondre positivement à cette question implique en effet
que : 1)
il faut enseigner la philosophie (La philosophie devient matière enseignée,
et pas seulement discipline de recherche) ; 2)
dans un cadre scolaire (et pas seulement universitaire ou hors école
; avant le palier de sortie du système, type baccalauréat, BEP, CAP...) 3)
et à tous les élèves (option politique démocratique vis-à-vis de l'accès
à un domaine fondamental de la culture). .
C'est donc trancher un problème de légitimité : est-ce souhaitable
? -
Car ce pourrait être possible en fait, sans être pour autant souhaitable
en droit : par exemple religieusement, si la philosophie apparaît comme
contestation rationnelle d'une vérité révélée ; ou politiquement, si
elle devient critique d'une idéologie officielle. -
Ce pourrait aussi ne pas être souhaitable parce que c'est de fait impossible
: + à cause de la nature intrinsèque
de la discipline (approche épistémologique), considérée comme intransmissible
; + ou (approche par l'auditoire), impossible
à enseigner à cause du manque de connaissances ou de capacités requises
: chez certains jeunes (la matière serait ésotérique, et donc élitiste)
; chez la jeunesse en général (nécessité d'une maturité préalable, reportant
à l'université ou plus tard l'âge du philosopher) ; ou même chez la
foule (prise dans ses préjugés) ... + ou (approche institutionnelle et
corporative), impossible à enseigner à cause du manque de moyens (horaires,
finances, personnels formés etc.), ou parce que cela alourdirait l'horaire
des élèves. On peut être ainsi d'accord avec le principe de l'extension
de la philosophie en amont de la terminale et à tous, mais à certaines
conditions (ex : pas de diminution de l'horaire en terminale), et donc
contre en pratique, si celles-ci ne sont pas réunies. .
Enseigner la philosophie à tous à l'école est donc une thèse, qui doit
s'argumenter, et à plusieurs niveaux : philosophique, éthique, politique,
institutionnel ... .
Nous soutiendrons pour notre part que : 1) La philosophie est enseignable en
tant que discipline de recherche, de par la nature de son activité
propre. Elle repose en effet sur une activité rationnelle, auto-élucidante,
le dialogue de la raison avec elle-même, qui explicite ses assertions,
leurs présupposés et conséquences, définit le langage qu'elle utilise
et les concepts qu'elle produit, fonde par l'argumentation ce qu'elle
affirme, et se soumet par avance au dialogue entre raisons, à la critique
du meilleur argument dans la communauté des esprits réflexifs. Rien
ne s'oppose donc en droit, " épistémologiquement ", à la possibilité
intrinsèque de sa transmissibilité, puisqu'elle vise, par l'exercice
de la raison, la transparence des principes, des concepts de des arguments. 2) Mais elle pourrait être en soi enseignable,
sans pour autant pouvoir être enseignée. Car encore faut-il qu'elle
puisse être reçue (Et que le " transparent " rationnel puisse
être " vu ", ou compris). De ce point de vue, la philosophie
peut en droit être enseignée, parce qu'engendrée par la raison, elle
s'adresse à la raison de chaque homme. On constate d'ailleurs que de
fait, dès son origine, la philosophie est liée à son enseignement (les
grands philosophes de l'Antiquité ont tous fondé leur propre école).
Il y a un lien consubstantiel de la philosophie à son enseignement,
parce qu'elle vise un consensus rationnellement partageable, et que
l'on cherche en conséquence à faire partager. 3) Elle peut même être enseignée en
droit à tous, parce qu'elle vise, par son type de production intellectuelle,
et la visée de légitimation de son propos, l'auditoire universel, c'est-à-dire
la raison de tous les hommes et de chacun. Cette vision rationaliste, qui fait
de la philosophie une discipline en droit enseignable à tous, par la
spécificité de son activité, la nature et l'étendue de ses destinataires,
ne préjuge pas cependant que la raison est sans histoire : ni dans l'humanité
(il y a une histoire de la philosophie, et des philosophies de l'histoire
de la philosophie, qui sont des histoires de la raison) ; ni chez chaque
individu (" Nous avons été enfants avant que d'être hommes ",
rappelle Descartes). De ce dernier point de vue, plus didactique,
l'enjeu d'un enseignement de la philosophie est pour chaque individu
celui de l'apprentissage du philosopher, c'est-à-dire de l'exercice
d'une raison qui se développe et advient. C'est alors le problème de
l' " éducabilité philosophique " de chacun et de tous qui
est posé. Car on peut être en droit philosophiquement éducable et avoir
de fait beaucoup de difficultés à philosopher. La didactique de l'apprentissage
du philosopher pourrait précisément aider à l'actualisation de ce
qui n'est dans cette perspective qu'une potentialité. 4) A ces arguments philosophiques fondés
sur le processus rationnel d'élaboration et de réception de la discipline,
on peut ajouter une raison politique : le lien à la fois constaté
et souhaitable entre la philosophie et la démocratie. a) on peut en effet historiquement mettre en évidence, avec J.P. Vernant,
la " co-naissance " de la philosophie occidentale et de la
démocratie en Grèce (La conviction intime ne se fonde plus désormais
sur l'autorité, la tradition, le mythe, le livre, mais sur l'argumentation
rationnelle de chacun dans le débat) ; et souligner, comme le montre
une enquête récente de l'UNESCO[1], que les régimes qui se démocratisent actuellement dans le monde
mettent la philosophie au programme de leur système scolaire. b) N'est-il pas souhaitable, dans une perspective de démocratisation
de l'accès à la culture, (mais encore faut-il partager cette option
éthico-politique que le savoir ne doit pas être réservé à une élite
économique, sociale ou intellectuelle), que tout individu ait accès,
durant sa scolarité, à la philosophie comme l'une des deux formes
(avec la science), de rationalité que l'humanité s'est donnée
? Il y a dès lors, pour chaque citoyen,
un " droit à la philosophie "[2], à l'éducation philosophique,
et l'apprentissage du philosopher à l'école peut être le moyen par lequel
chacun peut exercer réellement ce droit formel. c) Bien plus, l'enseignement de la philosophie semble nécessaire à la qualité
de la démocratie. Dans une perspective citoyenne, il développe l'esprit
critique et la rigueur de l'argumentation dans le débat d'idées, la
recherche d'une vérité universalisable et donc partageable, le goût
du consensus sur une base rationnelle et non passionnelle, exerçant
une vigilance vis-à-vis des dérives démagogiques de persuasion (type
publicité ou propagande). . Pour nous résumer, la philosophie est enseignable : - par la nature de son activité (dans sa version occidentale, l'exercice
de la raison) . - par la nature de son auditoire (la raison en chacun). . Elle peut être enseignée à tous, par l'étendue de cet auditoire,
universel (la raison de tous les hommes). . Et elle doit être enseignée à tous, d'un point de vue démocratique
: - pour garantir vis-à-vis de chacun un " droit à la philosophie ",
comme forme majeure de la culture ; et parce que la philosophie assure
en retour, par son exigence rationnelle, la qualité du débat démocratique.
. La didactique de l'apprentissage du philosopher, dans cette perspective,
est le moyen : - par lequel s'exerce en pratique, pour tout individu, ce droit à la philosophie
; par lequel peut s'actualiser, pour tous les êtres humains, leur potentialité
rationnelle. .
Mais s'il faut enseigner la philosophie à tous, reste à déterminer 1)
avec quel contenu 2) selon quelle démarche 3) nécessitant quels moyens institutionnels,
financiers, humains etc.[3] II
- QUEL " CONTENU " ENSEIGNER EN PHILOSOPHIE ? UNE DEMARCHE
INTELLECTUELLE. .
On peut envisager d'enseigner la philosophie de plusieurs façons, en
nombre d'ailleurs limité. Tout dépend notamment de la conception que
l'on se fait du processus enseignement-apprentissage en général, de
l'enseignement de la philosophie et de son apprentissage en particulier,
de la philosophie et du rapport qu'elle entretient à son histoire et
à la vérité. .
" On ", c'est par exemple l'Etat, un concepteur de programme
ou un professeur de terrain ; mais tout aussi bien un universitaire
ou un inspecteur, l'association de spécialistes de cette discipline,
un mouvement pédagogique ou un syndicat ; et en France ou à l'étranger.
Les représentations peuvent donc sensiblement différer d'un type d'acteur
à l'autre, et d'acteurs du même type entre eux. Je me placerai ici du
point de vue du didacticien, c'est-à-dire de celui qui s'interroge sur
la façon dont la philosophie se transpose, ou peut se transposer, d'une
discipline de recherche en matière enseignée. Sont en question notamment,
dans cette transposition didactique les finalités (Enseigner la philosophie,
pourquoi ?) ; l'objet à enseigner
(Qu'est-ce la philosophie ? ) ; les méthodes pédagogiques
(Cours magistral, travaux de groupes ?...) ; l'organisation institutionnelle
de la discipline (Horaires, programmes, examens...). Quatre
paradigmes. .
En ce qui concerne plus spécifiquement le " contenu "
à enseigner ou apprendre ; on
peut penser par exemple : 1)
Qu'il faut enseigner une doctrine philosophique précise - parce qu'elle est parvenue à une vérité absolue et définitive,
à laquelle on adhère soi-même (ex : le hégelianisme) ; on transmet sa propre vérité au nom de la Vérité,
éventuellement de façon militante ; - et/ou parce qu'elle représente l'idéologie officielle, pour la
diffusion de laquelle " Socrate fonctionnaire " est payé (ex
: le thomisme sous Franco). On peut ainsi étudier les courants philosophiques et l'histoire des idées
à travers la lecture d'une philosophie d'Etat (ex : le marxisme-léninisme
dans l'ex-URSS). Ou penser que le contenu de cet enseignement ne doit pas être contradictoire
avec les dogmes religieux (ex : la philosophie du Moyen-Age, " servante "
de la théologie ; ou la philosophie musulmane enseignée actuellement
dans certains régimes islamistes). On peut qualifier un tel paradigme
de l'enseignement philosophique de doctrinal. 2)
On peut aussi soutenir qu'il faut essentiellement enseigner en philosophie
son histoire et ses doctrines, comme significative du patrimoine
culturel et universel de l'humanité. Ignorer la maïeutique socratique,
la caverne de Platon, le premier moteur ou le syllogisme d'Aristote,
le cogito de Descartes, l'impératif catégorique kantien, la dialectique
hégelienne, la lutte des classes marxienne ou l'inconscient freudien
par exemple, serait faire injure à la Culture, que nous avons le devoir,
comme l'affirme fortement H. Arendt, de transmettre. C'est un paradigme
patrimonial et historique (ex : l'Italie, où les professeurs de
philosophie sont en même temps professeurs d'histoire, et enseignent
donc l'histoire des idées). .
Les paradigmes doctrinal et historique, dont les dérives sont souvent
pour le premier le dogmatisme (conception " sacrée "
de la doctrine, politiquement et/ou " philosophiquement correcte "),
pour le second le relativisme (historicisme des courants et doctrines,
dissolvant la recherche et l'espérance de vérité), ont en commun d'enseigner
essentiellement des connaissances (contenu stabilisé, mémorisable
et restituable : " Aristoteles dixit ... "). 3)
On peut aussi enseigner en philosophie, comme dans l'Antiquité, une
façon d'être (ex : " cynique ", avec Diogène), de mourir (Socrate),
ou de vivre raisonnablement (ex : " stoïquement ",
ou avec un plaisir mesuré, comme Epicure). Le cours actuel de " Morale
non confessionnelle " belge, qui vient de se doter en 1ère et en
terminale d'un programme de philosophie, invite ainsi l'élève à réfléchir
dans le but d'apprendre à se décider dans l'action quotidienne,
en fonction de valeurs à élucider et hiérarchiser. Il s'agit là d'un
paradigme praxéologique (du grec praxis, l'action), qui vise
à développer des attitudes finalisées par des valeurs. 4)
On peut enfin, comme en France, penser qu'il s'agit moins de transmettre
des connaissances pour elles-mêmes, ou d'apprendre à vivre ou décider,
qu'à apprendre à penser, et de réfléchir à des problèmes.
Ce paradigme problématisant refuse tout dogmatisme doctrinal
et tout embrigadement praxéologique (Pluralisme et laïcité républicains),
ainsi que tout défilé de doctrines présentées comme déjà constituées.
Il ne s'agit pas d'apprendre (de) la philosophie, mais, comme le dit
Kant, d' " apprendre à philosopher ", à penser
par soi-même, à " s'orienter dans la pensée ". Le " contenu ",
c'est ici une démarche intellectuelle, à mettre en oeuvre dans
l'enseignement, et à s'approprier de manière autonome quand on est élève,
c'est-à-dire apprenti-philosophe. Les
variantes du paradigme problématisant. .
La " culture philosophique commune ", aux enseignants et à
leurs élèves et aux élèves entre eux, ce n'est pas ou plus une vérité
absolue ou une façon de vivre partagée, ce n'est pas fondamentalement,
même si ce peut être enrichissant, une connaissance historique des grands
auteurs et de leur doctrine : c'est la manière de s'y prendre pour
penser rationnellement, mais autrement que scientifiquement, son
rapport au monde, à autrui et à soi-même. .
Ce paradigme problématisant peut d'ailleurs être diversement décliné
: 1)
Dans sa version officielle française, le programme est constitué d'une
double liste de notions (obligatoires) et d'auteurs (au choix), qui
doivent être étudiés en fonction de
problèmes. Ceux-ci ne sont pas explicitement au programme,
mais choisis par le professeur pour structurer son cours. .
C'est donc autour de questions que vont se conceptualiser les notions
et se comprendre des doctrines, comme pensées de problématiques. La
notion (ex : la vérité, la liberté...) n'est pas un contenu au sens
d'une connaissance à comprendre et à apprendre, puisque si le mot qui
la nomme est à connotation philosophique (ex : l'existence, la mort),
elle est philosophiquement indéterminée dans son contenu. Elle
est un objet de pensée, plus précisément à penser. Il faut la
définir, et c'est cet effort de conceptualisation, et/ou son rapport
avec telle philosophie qui lui donnera un sens précis. Ce sens est d'ailleurs
variable, puisque tout concept, c'est-à-dire toute notion conceptualisée,
est une conception, qui diffère avec les penseurs. Une notion n'est
donc pas un savoir stabilisé, aux attributs clos, mais une invitation
à penser, notamment dans sa relation à des questions et à d'autres notions
(Un concept ne prenant sens que par des distinctions conceptuelles,
et à l'intérieur d'un réseau notionnel). .
De même la liste d'auteurs ne renvoie pas à une histoire des idées,
une histoire de la philosophie, ou à des doctrines qu'il faudrait enseigner
ou connaître pour elles-mêmes. Il s'agit moins d'apprendre ce
qu'a pensé tel philosophe que comment il l'a pensé, comment
il s'y est pris pour penser tel problème. Et lorsqu'il s'agit
d'expliquer à l'écrit un court texte d'un auteur au programme, le candidat
n'est pas tenu, d'après les circulaires, de connaître l'auteur, sa doctrine
ou l'ouvrage dont est extrait le passage (Et ne peut donc être pénalisé
pour son ignorance)... .
Reste que toutes les notions, et une à plusieurs oeuvres d'auteurs doivent
être étudiées, sur lesquelles on peut être interrogée à l'oral de l'examen
! On voit mal ici comment l'absence totale de connaissances serait excusable...
La version officielle du paradigme problématisant français hésite en
fait on le voit entre une " philosophia perennis "
de problèmes anhistoriques, et un enracinement dans le patrimoine
de la tradition philosophique.
L'Université dissipera cette ambiguïté, clairement orientée vers l'histoire
de la philosophie. 2)
A l'opposé de cette formule nous trouvons la " philosophie pour
enfants " de Matthew Lipman, qui a pris naissance aux U.S.A.
et essaime dans le monde. .
Dans une perspective délibérée d'éveil au questionnement philosophique
depuis le plus jeune âge, celui-ci a écrit des romans philosophiques
dont les protagonistes ont l'âge des lecteurs (cinq à dix huit ans).
Ce sont les enfants, et non les enseignants, qui au cours d'une lecture
collective en classe, choisissent les passages qui les interpellent.
Et c'est à partir de ceux-ci que chaque enseignant institue sa classe
en " communauté de recherche ", qui s'interroge et discute
sur les problèmes soulevés. Et ce, sans aucune référence à un
courant, une doctrine ou un auteur philosophiques. .
Le paradigme problématisant prend ici le visage radical de l'absence
de la tradition, tranchant ainsi positivement la question controversée
: peut-on penser sans culture philosophique ? Plus exactement, la " culture
philosophique commune ", c'est moins l'inscription
dans une histoire ou la connaissance des doctrines ou des oeuvres,
qu'une aptitude à s'interroger,
une attitude d'esprit, une capacité à discuter avec une éthique
communicationnelle, une pratique de recherche collective sur des questions
fondamentales. 3)
L'orientation que nous proposons est intermédiaire. Elle est située
comme les deux précédentes dans le paradigme problématisant. a) Contrairement à la première, (et en accord avec M. Lipman et le GREPH, Groupe de Recherche sur l'Enseignement Philosophique
créé par J. Derrida), elle ne présuppose pas que la philosophie ne doit
commencer qu'en classe terminale, comme couronnement des études secondaires,
avec le double prérequis de la part des élèves de solides connaissances
et d'une maturité suffisante. .
Elle s'inscrit en outre dans le double courant des méthodes actives
et de la pédagogie constructiviste (dans la perspective des mouvements
pédagogiques comme le GFEN, l'ICEM et le CRAP-Cahiers Pédagogiques). Elle développe moins une
logique expositive d'enseignement, où le cours est l'oeuvre d'un professeur
qui déploie sa propre pensée pour faire penser, qu'une logique d'apprentissage
du philosopher, où il s'agit essentiellement de faire apprendre des
processus de pensée. b) Par rapport à la seconde, sans considérer
la référence aux auteurs et doctrines comme un préalable absolu pour
commencer à philosopher[4], elle juge celle-ci souhaitable
dans le cadre scolaire, pour comprendre ce qu'est penser, et inscrire
sa pensée personnelle dans une histoire collective. Mais ces références
doivent être pédagogiquement adaptées à l'âge et au niveau des élèves. .
La culture commune dans cette conception, c'est donc le développement
de capacités philosophiques à problématiser des certitudes et des questions,
à conceptualiser des notions, à argumenter rationnellement des thèses
et des objections, sur un fond culturel dont l'actualité du questionnement
s'enracine dans des conditions socio-historiques d'émergence. III
- COMMENT RENDRE ACCESSIBLE A CHACUN LA DÉMARCHE PHILOSOPHIQUE ? Les
trois courants de la didactique de la philosophie. .
Si l'on considère que la philosophie doit être enseignée à tous, et
qu'il s'agit pour les élèves, quant au contenu, d'apprendre à philosopher,
se pose le problème du comment ? Telle est la question didactique, et
nos travaux portent sur la " didactique de l'apprentissage du philosopher ". .
On peut certes penser, dans la mesure où la philosophie est
" éveilleuse d'âmes et accoucheuse d'esprits ", qu'une
didactique de la philosophie est superfétatoire, puisqu'elle serait
à elle-même " sa propre pédagogie ". .
Mais la réalité quotidienne de l'enseignement montre, contrairement
à ce qu'affirmait J. Muglioni, ex doyen de l'Inspection Générale de
philosophie, qu'il ne suffit pas que " la pensée apparaisse pour
faire penser. " Il faut, surtout depuis que l'enseignement de la
philosophie ne s'adresse plus à une élite scolairement, donc socialement
sélectionnée, une réflexion sur les conditions d'accessibilité des élèves
à la pensée philosophique d'autrui (professeur ou grands auteurs), et
sur ce qui peut les aider à construire eux-mêmes une pensée philosophique.
Et c'est là le champ incontournable de la didactique. .
D'autres collègues, qui sont persuadés que le déploiement du concept
ne contient pas ipso facto sa compréhension, et qu'il faut donc élaborer
une didactique, pensent que celle-ci doit se fonder uniquement sur la
philosophie elle-même[5], sur les pratiques d'enseignement
des philosophes (Ex : la maïeutique socratique), ou plus largement sur
les modèles pédagogiques élaborés par les penseurs. Nous restons ici
dans l'auto-référence d'une didactique de la philosophie se fondant
elle-même (c'est le sens des travaux de F. Raffin et de son équipe à
l'INRP). Ce serait la seule façon d'échapper à l'altération de
la discipline et de son enseignement par l'importation sauvage, non
épistémologiquement critiquée, de concepts nomades (par exemple scientifiques),
étrangers à la spécificité de la discipline. .
Mais pour quoi la philosophie serait-elle la seule matière auto-suffisante,
refusant toute discipline contributoire à sa didactisation ? La didactique
de la biologie n'est pas uniquement biologique, mais fait appel à l'épistémologie
de son contenu, à la psychologie cognitive,
à l'histoire de la discipline comme domaine de recherche et matière
enseignée, à la micro-sociologie de la classe (contrat didactique) etc. .
La didactique de la philosophie n'a-t-elle rien à apprendre de la psychologie
de l'adolescent ? L'apprenti-philosophe
n'éprouve t-il pas des difficultés à douter de ses certitudes parce
que pour une part, en situation instable de recherche d'identité, il
s'accroche à ses préjugés comme autant de points de repères ? La didactique
de la dissertation ne peut-elle être partiellement éclairée par l'apport
des modélisations sur les processus rédactionnels (cf. par exemple
Hayes et Flower), puisqu'il y est question, dans une finalité philosophique,
de l'acte d'écrire ? La didactique de l'explication de textes par les théories de
la réception (cf. U. Eco, Jauss), puisqu'est en jeu un acte de lecture
? Et la didactique de la discussion philosophique par la pragmatique
(cf. Searle) etc. .
Pourquoi les théories de l'apprentissage ne pourraient-elles
donner quelques clefs de compréhension sur les difficultés à apprendre
des élèves, quand il s'agit de l' " apprentis-sage " du philosopher
? Et les modélisations de l'acte de formation sur la problématique
de l'enseignement de la philosophie, puisqu'il est question d'enseigner
? Le professeur de philosophie est professeur en même tant que philosophe,
et indissolublement : il est donc confronté à la problématique de l'enseignement
aujourd'hui, à la recomposition de l'identité professionnelle de l'enseignant,
qui ne peut se confondre, à cause de la pluralité de ses dimensions,
à sa seule identité disciplinaire. .
Ces disciplines contributoires ne sauraient évidemment épuiser
l'intelligibilité d'enseigner la philosophie ou d'apprendre à philosopher,
dans la mesure où elles ne sont pas centrées sur la spécificité de la
discipline. Et c'est pour cela qu'il faut dans la didactique de l'apprentissage
du philosopher une réflexion philosophique centrée sur le rapport de
l'élève et de l'enseignant à la discipline. Mais on ne peut évacuer
a priori l'apport possible de ces contributions, sauf à nier par principe,
ce qui pose un problème épistémologique, la validité de certaines démarches
scientifiques (par exemple les théories de l'apprentissage), et leur
double paradigme explicatif et compréhensif. .
On se trouve donc confronté, en France, à la coexistence conflictuelle
de trois courants en didactique de la philosophie : 1)
Celui qui fut incarné par J. Muglioni, et qui est encore porté par une
partie de l'Inspection Générale et de l'Association des professeurs
de philosophie. Puissant institutionnellement, il est porté par les
universitaires, et les enseignants dont la place dans le système scolaire
rend possible un cours magistral continu et de haut niveau (ex : les
classes préparatoires, les terminales S de grands lycées ...). 2)
Un courant conscient des problèmes rencontrés sur le terrain, qui a
ouvert un chantier didactique dans les années 90 à l'INRP, basé sur le principe de l'autoréférence.
Il alimente ses réticences vis-à-vis de l'innovation par une critique
des sciences de l'éducation, et plus largement des sciences humaines,
et dénonce un " intégrisme pédagogiste ". Discours largement
partagé, malgré une évolution des pratiques sur le terrain, par nombre
d'enseignants de philosophie. Il fait quelques propositions intéressantes
d'exercices. .
Mais dans les deux cas,s le paradigme problématisant français s'appuie
sur un trépied fondateur : -
le cours magistral, comme " oeuvre " personnelle d'un
enseignant qui se définit d'abord comme un philosophe, et s'implique
dans une parole vive qui pense devant ses élèves ; -
l'explication de textes de grands philosophes, comme exemples
reconnus de réflexion profonde en acte ; -
la dissertation, comme forme canonique incontournable pour qu'un
élève élabore une pensée. 3)
Un troisième courant, qui manifeste une plus grande ouverture à la pédagogie,
et propose des changements institutionnels (programmes, diversité des
exercices et modalités d'évaluation, philosophie en première etc.).
Il est porté historiquement par le GREPH, impulsé aujourd'hui par des mouvements pédagogiques
(GFEN, CRAP-Cahiers Pédagogiques), débattu
ou soutenu par certains syndicats (SNES,
SGEN, FEN),
illustré par les propositions des deux premiers Groupes Techniques Disciplinaire
du Conseil National des Programmes (Derrida-Bouveresse en 1989 et Beyssade
en 1993), revendiqué par l'association pour la création d'Instituts
de Recherches sur l'Enseignement de la philosophie (Publics, pluralistes,
et indépendants de l'Inspection), et formalisé par M. TOZZI à Montpellier
III. Les
domaines de réflexion, les positions et propositions sont certes différents
: le GREPH, avec F. Godet,
insiste
aujourd'hui sur une réforme des programmes et met l'accent sur l'étude
des textes, Nicole Grataloup du GFEN et son équipe promeuvent l'utilisation
de méthodes actives en philosophie, les GTD ont fait surtout des propositions programmatiques (sur
les notions et les auteurs, la diversification des épreuves ...) ; Michel
Tozzi et les Cahiers Pédagogiques sont orientés vers la logique d'apprentissage
et les concepts des Sciences de l'Education
et des didactiques disciplinaires. Il y a donc plus que des nuances,
et différentes sensibilités. Mais au moins le débat a-t-il lieu dans ce
dernier courant, alors qu'il est quasi impossible avec les deux premiers,
hostiles à toute innovation pédagogique. Les
principales avancées. .
Quelles sont les orientations qui résultent
de notre décennie de travaux ? 1)
Développer chez les élèves des capacités à problématiser, concep-tualiser
et argumenter. .
Pour les praticiens d'une matière, l'intérêt de la réflexion didactique,
c'est de s'interroger sur ce qui est précisément attendu des élèves,
compte-tenu de la spécificité de la matière, de ses finalités et de
ses programmes ; et de chercher les moyens (exercices, dispositifs),
qui vont leur permettre de surmonter les difficultés rencontrées dans
son appropriation. .
Les recherches en didactique de la philosophie que nous avons coordonnées
ont voulu pragmatiquement clarifier ce que nous attendions des élèves
à la fin de l'année. Et l'accord se fit assez aisément sur les capacités
à : -
(se) poser des questions, mettre en doute ses certitudes-préjugés, interroger
les présupposés et conséquences d'une proposition, formuler une problématique
; -
" Savoir ce dont on parle ", définir les notions qu'on convoque
à travers le langage pour réfléchir, procéder à des distinctions conceptuelles
; -
" Déterminer si ce que l'on dit est vrai ", légitimement pensable,
fonder rationnellement ce que l'on affirme ou critique ; -
Et ce, en s'impliquant personnellement dans l'unité et le mouvement
de sa pensée. Apprendre à philosopher, c'est donc développer, sur des
notions et des problèmes essentiels pour l'homme et pour tout homme,
ces trois capacités : problématiser des questions et des affirmations,
conceptualiser des notions, argumenter des thèses et des objections.
Démarches étroitement articulées entre elles, puisque par exemple on
doute-problématise en argumentant des objections, on élabore une problématique
en distinguant et en définissant des notions que l'on met en relation,
on argumente à partir d'une question qui appelle réponse ... .
Le projet didactique est alors de construire des exercices à dominante
par compétence, pour développer celle-ci chez les élèves. Par exemple,
pour la capacité à argumenter,
imaginer des exercices sur : -
la cohérence interne d'une pensée (Non contradiction d'un argument
: tuer l'assassin parce qu'il n'a pas respecté la vie ; d'un raisonnement
: sophisme ; du rapport entre un argument et une thèse ; entre plusieurs
arguments ...) ; -
l'élaboration d'arguments pour soutenir ou combattre une thèse ; la
construction d'une typologie d'arguments (ex : consistance logique,
efficacité technique, rentabilité économique, légalité juridique, légitimité
éthique etc.), et de critères de hiérarchisation (ex : le
légitime plus pertinent que le légal) ; l'objection à un argument sur
le même registre ou sur un autre etc. .
On pourra de même aider à la conceptualisation d'une notion par
un travail : -
sur le langage qui, à travers quelques clarifications (ex : étymologie,
antonymes et synonymes, champs lexicaux, usages courants et philosophiques
...), situera le(s) sens du mot dans un réseau conceptuel ; -
sur les attributs de son concept[6], ou sur les différents sens qu'il
prend selon l'extension de ses champs d'application (ex : la
notion de " loi ", envisagée dans les domaines scientifique,
religieux, juridique, éthique, esthétique ...) ; -
sur la remise en question de sa définition spontanée par les présupposés
et conséquences de celle-ci (ex : si la liberté c'est " faire
ce que l'on désire ", quid de la dictature des passions ou du plus
fort ?). 2)
Articuler ces capacités philosophiques de base sur des tâches et des
compétences plus complexes : lire, écrire, discuter philosophiquement. a) Lire philosophiquement. .
Nous avons vu que la lecture d'auteurs avait pour objectif, sur un fond
culturel d'histoire de la philosophie, de comprendre comment pensent
les philosophes. Il s'agit donc, pour l'élève, de repérer les processus
de pensée fondamentaux du philosopher à l'oeuvre dans le texte, et de
mettre lui-même à l'oeuvre, dans l'élaboration du sens philosophique
du texte (notre référence est ici l'esthétique de la réception), sa
capacité à formuler la question posée, construire le réseau conceptuel
du texte, constituer son mouvement argumentatif, expliquer ses tenants
et aboutissants, afin d'en esquisser une approche à la fois compréhensive
et critique. .
D'où l'idée d'une lecture méthodique philosophique d'un texte,
où l'on pose au texte (et se pose) un certain nombre de questions sur
: le problème abordé, et ses enjeux philosophiques ; la thèse soutenue
et la (les) conception(s) combattues ; les arguments pour fonder ou
critiquer les réponses possibles ; la trame notionnelle structurant
la problématique et le raisonnement ; la fonction des images ou des
exemples éventuels ... (cf. schémas). .
L'élève peut ainsi, au cours de lectures successives, commencer par
les questions et les réponses qui lui semblent le plus facile, et se
donner par la même un parcours individualisé de lecture, tenant notamment
compte de son profil de lecteur et de la nature du texte (Pédagogie
différenciée). Nous avons trouvé de plus un appui dans les outils linguistiques
de la lecture méthodique, travaillée en français depuis la seconde (c'est
une dimension interdisciplinaire, voire interdidactique de la recherche,
qui pointe autant la continuité que les ruptures dans les apprentissages
des élèves). .
On peut en effet repérer les démarches conceptuelles à l'aide d'indicateurs
linguistiques fournis : -
par l'analyse structurale. Le texte court " décontextualisé "
de l'examen fonctionne en effet comme un fragment autonome et clôturé,
où les champs lexicaux signalent le réseau conceptuel convoqué, et les
modélisations appréciatives ou dépréciatives la hiérarchie de valeur
entre ces notions... -
L'analyse de l'énonciation clarifie de même la polyphonie des
voix du texte (ex : jeu des pronoms pour savoir ce qu'il en est du point
de vue de l'auteur, de ses adversaires, et des destinataires...). .
L'ordre de la découverte, itinéraire personnel de l'élève dans
la construction du sens philosophique du texte, gagne ici à être distingué
de l'ordre de l'exposition, qui vise la communication de ce sens
à un tiers, et doit avoir une certaine logique (ex : question et enjeux
: problème soulevé, d'où solution ou thèse combattue avec tels arguments,
cette problématique et ce raisonnement étant appuyés sur telles distinctions
conceptuelles). b) Ecrire philosophiquement. .
C'est la formulation d'une pensée qui lui donne une consistance conceptuelle.
D'où l'importance de l'écriture dans l'apprentissage du philosopher,
parce qu'à travers un code élaboré
du langage, elle formalise de façon précise le mouvement et l'état d'une
réflexion. La dissertation apparaît de ce point de vue comme la forme
d'écriture privilégiée dans le paradigme français : +
à partir d'une question posée, découvrir, par les notions qu'elle implique
et les enjeux qu'elle soulève, le problème philosophique sous-jacent,
et les difficultés rencontrées pour le résoudre ; puis explorer diverses
solutions possibles, en rencontrant dans sa réflexion quelque grande
doctrine, pour cheminer vers une réponse personnelle, mais qui demande
encore approfondissement. .
N. Grataloup a analysé avec pertinence les difficultés des élèves :
ils perçoivent l'exercice comme scolairement artificiel, avec des conseils
formels, sans intériorisation de la logique interne des opérations intellectuelles
requises. Ils n'arrivent pas dans le devoir à gérer les différences
instances de l'énonciation : un scripteur unique, à la fois existentiel
et rationnel, s'adressant à l'auditoire universel, et mettant en jeu
plusieurs voix dont ils doivent effacer les indicateurs linguistiques... .
Notre réflexion didactique a tenté d'éclairer cette compétence complexe
par quelques pistes : -
donner une base fonctionnelle de communication à son travail : écrire
pour être lu et compris, et par d'autres que le correcteur ; -
finaliser philosophiquement, et pas seulement scolairement, le sens
de la tâche, par une implication personnelle ; -
faire expérimenter la nécessité d'articuler des processus de pensée
pour qu'il puisse y avoir réflexion ; -
clarifier pour les élèves la fonction scripturale en philosophie : passage
d'un sujet empirique à un sujet de droit impliqué, raison universelle
comme auditoire au-delà du correcteur ; -
au lieu de conseils généraux inefficaces et de corrigés-types inaccessibles,
élaboration par les élèves eux-mêmes de critères de réussite
(à partir de copies jugées " bonnes " ou " mauvaises ",
et surtout de réalisation (sur le comment faire, le processus,
et pas seulement le produit) : c'est une démarche d'auto-évaluation
formative et de co-correction entre pairs, qui permet de prendre conscience
de la nécessité d'expliciter sa pensée pour la communiquer à autrui,
et de devenir progressivement
son propre lecteur philosophique. .
Le deuxième volet de cette réflexion didactique est de relativiser le
monopole scriptural de la dissertation pour apprendre à philosopher.
Car de fait les philosophes n'ont fait des dissertations, comme Kant
ou Rousseau, que lorsqu'ils passaient eux-mêmes des concours. Mais il
se sont exprimés sous des formes extrêmement diversifiées : le mythe
(Platon) , le poème (Lucrèce), le conte (Voltaire), le roman (Sartre),
la confession (Saint-Augustin), le théâtre (Camus), l'essai (Leibniz),
la méditation (Descartes) etc. Nous avons nous-même travaillé en atelier
philosophique ces genres, et en particulier l'aphorisme, la lettre et
le dialogue, qui peuvent d'ailleurs parfaitement s'articuler dans une
progression vers la dissertation, et qui motivent davantage les élèves,
par les greffes de l'imaginaire et de l'interactivité sur la rationalité. c) Discuter philosophiquement. .
La lecture et l'écriture sont consubstantiellement articulés dans la
référence au texte. Il n'en est pas de même dans la discussion, qui
s'appuie sur l'oral. Celui-ci, qui a connu son heure de gloire après1968,
a institutionnellement reflué au profit de l'étude des textes philosophiques. .
La discussion est aujourd'hui essentiellement appréhendée dans ses dérives
doxologique (échanger des préjugés), et sophistique (chercher à vaincre
plutôt qu'à -se- convaincre). La vogue des cafés philosophiques n'a
fait que renforcer cette (mauvaise) réputation officielle. .
Pourtant il y a une tradition philosophique de la discussion, par exemple
sur l'agora grecque (dont Socrate via Platon nous renvoie l'écho), ou
avec la disputatio au Moyen-Age. Et dans une perspective citoyenne,
le débat philosophique apparaît aujourd'hui comme un garant rationnel
et éthique de la qualité de l'échange démocratique. .
Nous posons comme hypothèse que l'on peut apprendre à philosopher en
discutant collectivement, en classe ou au café. Mais cela implique une
réflexion didactique définissant les conditions auxquelles une discussion
peut être ou devenir philosophique. Nous avons dégagé trois conditions
de possibilité (voir encart). .
Il s'agit là d'un idéal philosophique discussionnel (une idée régulatrice
au sens kantien), qui fixe des repères à tout enseignant ou animateur
volontaire. Car la discussion philosophique en moyen (classe) ou grand
groupe (café) est une pratique sociale à inventer ; Socrate dialoguait
avec un ou deux interlocuteurs, et la disputatio était la juxtaposition
de longs monologues (voir aussi le Banquet de Platon). .
Il faut donc réfléchir aux difficultés spécifiques des élèves ou des
participants : oser parler en public sur des sujets implicants, en s'exposant
et en se confrontant à d'autres, en maîtrisant son affectivité et dans
le respect d'exigences intellectuelle ; et aux difficultés des conducteurs
de discussion : pour un enseignant par exemple, gérer la dynamique socio-affective
d'un groupe d'adolescents en débat, à la fois démocratiquement dans
l'expression, et philosophiquement dans la démarche et sur le fond ... .
D'où nos propositions diversifiées de dispositifs : - Variation de la formulation des sujets en fonction des effets induits
ou recherchés (ex : le sujet à énoncé alternatif pousse à l'argumentation
contradictoire, et non à la problématisation ou à la nuance) ; - travail sur les représentations du débat à dépasser (combat à la
manière des politiques, surperficialité télévisuelle ...) ; - prise de conscience des exigences techniques, démocratiques, intellectuelles,
éthiques de la discussion par rotation organisée des rôles (participant
passif, actif, animateur répartiteur de parole, ou reformulateur d'interventions,
synthétiseur sur le fond ou observateur sur la forme etc ...) ; - phase réflexive systématique après les débats pour analyser ce
qui a facilité ou entravé la dimension philosophique de la discussion
; - travaux en petits groupes d'apprentissage discussionnel philosophiques,
avec consignes et guidage appropriés etc. 3°)
Redéfinir l'identité professionnelle du professeur de philosophie. .
Nos travaux tendent donc à faire évoluer le paradigme organisateur de
l'enseignement philosophique. Ils sortent la didactique de cette discipline
des limites de l'auto-référence, en convoquant, avec vigilance épistémologique,
des disciplines ou théories contributoires. Ils relativisent, par l'éducation
comparée avec d'autres pays, et par l'histoire de l'enseignement de
cette discipline dans le nôtre, le caractère canonique de l'enseignement
philosophique français actuel. Ils diversifient les exercices d'apprentissage
du philosopher, les formes possibles d'écriture philosophique, et donne
une pleine légitimité à l'oral philosophique, notamment sous forme de
discussion. Ils mettent au centre du processus enseignement-apprentissage
du philosopher l'activité philosophante de l'élève, en repoussant l'idée
d'un public captif qui passerait
son temps à prendre des notes sur le cours -pas toujours accessible
pour lui- de son professeur. Ils proposent une approche des programmes
qui précisent les capacités des élèves à développer. .
Les interventions du maître sont donc davantage articulées, dans une
telle pratique, sur le questionnement des élèves, leurs tentatives pour
réfléchir, et les difficultés qu'ils rencontrent (travail sur leurs
représentations et leurs façons de raisonner). S'ébauche de ce fait
une redéfinition de l'identité professionnelle du professeur de philosophie. .
Philosophe certes, et sachant manifester une pensée cohérente, personnelle
et impliquée devant des élèves. Mais aussi professeur. Et donc pas uniquement
centrée sur son rapport à la philosophie, et sur la construction de
son cours magistral comme expression d'une pensée pensante. Mais sachant
articuler, à son haut niveau disciplinaire, des savoirs et savoir-faire
pédagogiques et didactiques : soucieux de la logique d'apprentissage
du philosopher et de ses problèmes (et pas seulement d'une logique d'enseignement),
capable de repérer les obstacles, des apprentis-philosophes, et de construire
des exercices et dispositifs facilitateurs. Cette exigence de professionnalisation
implique des capacités différenciées et complexes, qui doivent être
développées dans la formation initiale et continue. Conclusion: relever le défi d'un
enseignement philosophique pour tous. .
La demande sociale de philosophie est significative en France, comme
l'attestent notamment le nombre d'ouvrages diffusés, la multiplication
d'émissions ou de cafés philosophiques. La philosophie est, avec la
littérature, l'art, la science, une forme essentielle de notre culture.
Elle est une figure majeure de la rationalité, dont l'éthique communicationnelle
peut utilement contribuer à une socialisation de haut niveau des élèves,
et dont l'exigence de fondement peut soutenir la qualité du débat démocratique.
Elle a donc pleinement sa place à l'école, pas seulement en terminale,
et sans exclure comme aujourd'hui les jeunes des filières professionnelles. .
Il s'agit d'apprendre aux élèves à penser par eux-mêmes, à exercer la
liberté critique de leur jugement. C'est une tâche difficile, voire
un pari, que de vouloir enseigner à la masse des élèves une discipline
longtemps réservée à une élite scolaire. Et ce d'autant que nous sommes
dans une conjoncture où le rapport des élèves au savoir scolaire est
problématique, rabattu sur un utilitarisme à court terme, largement
induit par une situation économique et sociale dégradée. .
La didactique de l'apprentissage du philosopher ne prétend pas résoudre
les problèmes globaux d'origine sociétale. Mais elle peut contribuer,
dans sa sphère d'influence de la classe, à rendre accessible, par des
médiations appropriées, des exercices adéquats, une discipline réputée
abstraire et exigeante. Cela suppose deux conditions : que le maître,
fort de son rapport à la philosophie, sache centrer son attention sur
les difficultés des apprentis-philosophes. Et que l'enseignement de
la philosophie cesse de se vivre comme une citadelle assiégée par les
sciences humaines et le " pédagogisme ". Sortir de l'auto-référence
obligée et normative, et s'ouvrir aux recherches didactiques et à leurs
disciplines contributoires, tout en maintenant des exigences sur le
contenu, telle nous paraît être la voie d'un enseignement de la philosophie
démocratique, développant pour tous une culture commune du " penser
par soi-même ". BIBLIOGRAPHIE POUR ALLER PLUS LOIN -
Sur le courant hostile à la didactique de la philosophie : . MUGLIONI J., L'Ecole ou le loisir de penser,
CNDP, Paris, 1993. -
Sur le courant d'une didactique de la philosophie autoréférencée : . RAFFIN F. et al, La dissertation philosophique,
INRP-CNDP-Hachette, Paris, 1994. et La lecture philosophique,
idem, 1995. . . RUSS J., Les
méthodes en philosophie, A. Colin, Paris, 1991. -
Porteuse de ces deux courants, la revue de l'Association des Professeurs
de Philosophie de l'Enseignement Public, L'enseignement philosophique.
Voir par exemple le numéro de mars-avril 1993 sur " Pédagogie,
Didactique, Philosophie ". -
Sur les partisans d'une évolution : . Le GREPH, Qui a peur de la philosophie
?, Flammarion, Paris, 1977. On peut se procurer les bulletins du GREH chez F.
Godet, 54, rue d'Orléans,
93600 Aulnay-sous-Bois. . ROLLIN F., L'éveil philosophique,
UNAPEC, Paris, 1982. . . Le
secteur philosophie du GFEN (6, Ave Spinoza, 94200 Ivry-Sur-Seine).
Voir le numéro de Dialogue " Tous philosophes ", 1990,
et les six brochures Pratiques de la philosophie. En particulier
les articles de N. GRATALOUP. . Les Cahiers Pédagogiques N°
270 " Philosopher ", janv. 1989, et n° 329 " Français-Philosophie ",
déc. 1994. . DEFRANCE B., Le plaisir d'enseigner, Quai Voltaire, Paris, 1992. -
Sur la philosophie pour enfants : . CARON A., (Dir.), Philosophie et pensée
chez l'enfant, Montréal, Agence d'Arc, 1990. . LIPMAN M., La découverte de Harry,
Vrin, Paris, 1978. -
Parmi nos travaux : . TOZZI M., Vers une didactique de l'apprentissage
du philosopher, Thèse, Lyon II, 1992. . TOZZI M. et al., Apprendre à philosopher
dans les lycées d'aujourd'hui, CRDP de Montpellier, Hachette, 1992. . TOZZI M. et al., Etude philosophique
d'une notion, d'un texte, CRDP de Montpellier, 1993. . TOZZI M., " Contribution à une didactique
de l'apprentissage du philosopher ", Revue Française de Pédagogie
n°103, INRP, Paris, avril-mai-juin
1993. .
TOZZI M., Penser par soi-même, chronique sociale, Lyon, 1994. . TOZZI M. et al., Lecture et écriture
du texte argumentatif en français et en philosophie, CRDP
de Montpellier
- CNDP, 1995. . TOZZI M., " Peut-on didactiser l'enseignement philosophique ? ",
L'Enseignement philosophique, nov.-déc. 1995. .
TOZZI M., " De la philosophie à son
enseignement : le sens d'une didactisation ", in DEVELAY M. (Dir.), Savoirs scolaires et didactiques des disciplines,
ESF, Paris, 1995. . TOZZI M.et al,
L'oral argumentatif en philosophie, CRDP de Montpellier. On
lira aussi avec profit : . Les rapports DERRIDA-BOUVERESSE (1989 ) et BEYSSADE (1993 ) sur l'enseignement de la philosophie. . COSSUTA F., Eléments pour la lecture
des textes philosophiques, Bordas, Paris, 1989. . MARCHAL F., L'enseignement de la philosophie
à la croisée des chemins, CNDP, Paris,
1994. . POL-DROIT R., Philosophie et démocratie dans
le monde, Livre de poche, Paris, 1995. . Et dans la collection " L'école des philosophes " du CRDP de Lille : La philosophie et sa pédagogie (1991), La leçon
de philosophie (1992) et La dissertation (1996). -
Sur les cafés philosophiques, voir les revues Philos, et Le
vilain petit canard, Paris. [1] DROIT R.P., Philosophie et démocratie dans le monde, Le livre de poche, 1995. [2] DERRIDA J., " Du droit à la philosophie ", Galilée, Paris, 1990. [3] Nous développerons dans cette contribution les deux premiers points, plus pédagogiques et didactiques. Mais sans le troisième, plus corporatif et syndical, ceux-ci resteraient des voeux pieux.... [4] La discussion entre non-philosophes, ou apprentis-philosophes, dès lors qu'elle est conduite (en classe ou dans certains cafés philosophiques) peut, en dehors de toute référence explicite, apprendre à philosopher, dès lors qu'il y a un effort de rigueur pour savoir " de quoi l'on parle et si ce que l'on dit est vrai ". cf. M. Tozzi " Le café philosophique, un défi pour la pensée ", in L'oral en philosophie, CRDP de Montpellier, 1998. [5] L' " ordre des raisons " cartésien amène
ainsi J. Russ à ordonner son imposant travail éditorial autour d'une
" pédagogie de la clarté ". [6] C'est F. Rollin, appuyant son travail en philosophie sur la méthode plus générale d'induction guidée par constrastes de B. Mari-Barth, qui a ouvert la voie en la matière |