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GREPH, Qui a peur de la philosophie ?

Publié le jeudi 27 avril 2006.


Pour le GREPH - il n’y a pas la philosophie.

On n’a sans doute jamais attaqué ni défendu la philosophie en général. Disons plutôt que certaines forces s’emploient aujourd’hui, mais ce n’est pas la première fois, à rendre à peu près impossible ce qui avait cours sous le titre « enseignement-de-la-philosophie ». Or ces forces disposent aussi, plus ou moins rigoureusement, à l’état plus ou moins explicite, d’un discours philosophique. Et elles tentent de barrer la route à d’autres forces qui ne peuvent que progresser avec l’extension et la transformation de l’enseignement, de la pratique et de la critique philosophiques.

Mais de part et d’autre du front, il y a de la philosophie. A cette évidence on oppose le plus souvent, de part ou d’autre, la dénégation.

Le GREPH voudrait analyser cette dénégation - entre autres choses. Il voudrait mettre en place les conditions d’une analyse pratique à laquelle une telle dénégation ne puisse plus résister.

Si ce qu’on appelle encore l’enseignement de la philosophie est à l’évidence menacé, Si on tente aujourd’hui de le réduire ou de le refouler, c’est qu’on redoute ce qui vient de lui et qui n’est pas simplement la philosophie.

Qui aujourd’hui, en France se défend de pratiquer la philosophie ? Qui veut défendre de pratiquer la philosophie ? Qui veut se défendre, et défendre quoi, contre cette pratique ? Mais qui, aussi, cherche à s’en réclamer ? où ? De quels côtés ?

Ces réactions se développent, semble-t-il, de quatre côtés.

Il y a le côté le plus spectaculaire : la réforme du » système éducatif » - avec ce qui la soutient : une idéologie technocratique débordant les instances strictement gouvernementales et pour laquelle les sciences humaines devraient assurer la relève du philosophique. Il s’agit de faire qu’à brève échéance on étudie la philosophie hors des lycées, entre spécialistes, comme une langue morte réservée au tout petit nombre des prêtres-archéologues-académiciens, dans des laboratoires ou des amphithéâtres capitonnés. Avec les honneurs dus au rang et à l’âge de la discipline. Très loin du forum politique.

Il y a, autre côté, la défense traditionnelle de la philosophie. Elle s’agrippe au corporatisme apolitique, à la neutralité de la question et au pseudo-ibéralisme. Elle dit qu’elle veut sauver, sauver, sauver. Quoi ? Les formes immobiles, jusqu’à la paralysie, d’une classe-de-philosophie déjà condamnée par la mise en place des actuelles sections et destinée à perdre ses heures une à une, comme de vieilles dents. Aux dernières nouvelles on lui en laissait quatre mais c’était peut-être un mensonge : on parle ces jours-ci de lui en arracher une autre et de suspendre le recrutement des professeurs de philosophie.

Il y a, troisième côté, ceux qui préconisent l’abandon de toute lutte autour des appareils d’enseignement - parfois au nom d’un vague discours sur la-mort-de-la-philosophie dont on pourrait simplement prendre acte et tirer les conséquences. Rien ici n’est simple. On risque ainsi de laisser le terrain libre à des instances techno-gouvernementales qui se montrent de plus en plus répressives. On proclame, on déclame : la philosophie c’est périmé, on n’entendra plus parler d’elle, on ne veut plus rien en savoir. Et on y réussit en effet, jusqu’à ne plus entendre la philosophia perennis qui vient encore, sur le retour, impassible et rusée, coder l’oraison. De surcroît, en rappelant à la nécessité de lutter autour des appareils d’enseignement, le GREPH n’oublie pas que d’autres luttes, sur d’autres fronts, sont aussi urgentes : nous nous en sentons solidaires.

Et - quatrième côté - ça renaît au quatrième jour sous la forme de la virginité jubilante : le nouvel enfant philosophe ramasse les vieux morceaux, combine, bricole, s’étonne lui-même, se remet à évangéliser, efface tout et recommence. Il faut donc compter avec la loi et les symptômes de la régression pré-critique (comme avec l’image de la philosophie qu’elle répand et diffuse largement) : elle répond sans doute à une nécessité et le GREPH ne la traite pas en accident.

L’unité de ces côtés - inégaux dans leur nature et dans leurs effets - n’est pas immédiatement déchiffrable, en particulier pour ceux qu’ils engagent. Tantôt il s’agit d’en finir avec la philosophie, tantôt de la continuer telle quelle. Dans tous les cas, on résiste à d’autres pratiques de la philosophie.

Si une certaine intimidation joue entre des forces qui toutes comptent aussi avec de la philosophie, c’est qu’il y a bien quelque chose comme une peur que la philosophie se fait à elle-même. La peur fait partie de la scène - la didactique en particulier - que la philosophie se fait à elle-même, s’y exposant et protégeant dans la fascination. Une prise de conscience ne suffit pas à la dissiper, si tant est qu’on puisse jamais en lever le pouvoir. Tout prend corps ici, mais quel corps ? et reste affaire de corps-à-corps.

Ces corps » philosophiques » ne sont pas seulement des corps d’enseignement (enseignant/enseigné, institutions ou pouvoirs attitrés, représentations déjà identifiables). Ils ont leur lieu partout. La ruse de la philosophie consiste à ne jamais se laisser assigner un seul champ.

Le GREPH ne se contente pas de considérer de tels corps-à-corps comme des « objets » théoriques. En analysant les structures de cette intimidation, il ne craint pas de travailler - autrement - la philosophie au corps. Il prend moins parti pour la philosophie que pour le travail de la philosophie, celui qui se fait en son nom comme celui qui la prend pour objet. Il ne la tient pas à distance dévote ou respectueuse pour l’exclure, voire la neutraliser du même coup, dans un temple ou dans une classe, dans la clôture d’une discipline, fût-elle la « reine des disciplines ».

Que fait donc le GREPH ? Comment se pose pour lui la question « que faire ? » Ce volume apporte, croyons-nous, quelques éléments de réponse : partiels, provisoires, en procès. Procès d’un travail en cours, inachevé, inégalement développé, procès aussi comme lieu de débat ouvert à la critique, qu’elle vienne du GREPH lui-même (les luttes passent aussi à « l’intérieur » du GREPH, cela fut accordé au départ, dès l’Avant-projet) ou, nous le souhaitons, d’ailleurs.

Le GREPH ne raconte pas ici son histoire. Du moins n’est-ce pas sa tâche la plus urgente, bien que nous la tenions pour nécessaire : au moins pour interpréter, transformer, élargir l’espace ouvert depuis janvier 74. Trois années au cours desquelles les militants du GREPH, hors de l’enseignement ou dans l’enseignement (philosophes ou non, élèves, enseignants, étudiants, chercheurs) ont essayé, malgré tant d’obstacles, d’élaborer une problématique nouvelle et de proposer des formes d’interventions inédites. Ils l’ont souvent fait, bien entendu, à travers ces choses plus connues : des assemblées générales interminables, des programmes de recherche et d’action, des groupes de travail plus ou moins réguliers, des prises de position politiques, des journées d’études, des analyses critiques, des protestations ou des pétitions qu’on a du mal à publier dans la presse.

Pour ceux qui observent ce travail sans y participer, pour beaucoup d’enseignants surtout, une image du GREPH s’est peu à peu imposée, celle d’un mouvement : I. très « politisé » ; 2. très attaché à l’idée qu’il n’y a pas d’âge naturel pour la philosophie et qu’il faut en tirer toutes les conséquences. Cette image est partielle mais elle n’est pas fausse. Il est vrai que le GREPH se sait et se veut politique de part en part. Il ne l’a jamais dissimulé sous une prétendue neutralité mais n’a jamais cédé ni au politisme ni au dogmatisme politique. Il n’a jamais voulu non plus être une association de spécialistes. Et bien qu’il vise au premier abord un enseignement déterminable dans la grille des disciplines, telle qu’elle est aujourd’hui constituée, il met cette grille en question. Avec le corporatisme prétendument apolitique qui lui est en général associé.

Il est vrai cependant que, sans se limiter à ce motif de l’âge et sans cesser depuis d’y travailler, le GREPH l’a aussitôt considéré comme une levier stratégique décisif pour l’analyse et la transformation du système d’enseignement. Il est possible et nécessaire, pensons-nous, d’étendre et de transformer l’enseignement bien avant la Terminale des lycées, d’étendre et de transformer la pratique philosophique hors des lieux qui lui sont actuellement réservés. Projet qui parait utopique aux uns, dangereux aux autres. Dangereux sans doute, mais pour qui ? Utopique, nous ne le croyons pas ou du moins nous intéressons-nous à un autre concept et à d’autres effets de 1’ « utopie ». Quant àl a prétendue utilisation des thèses du GREPH par le ministre, il suffit de lire ces thèses pour constater que d’avance toute possibilité récupératrice est exclue et que l’accusation s’éteint dans la dérision.

L’explication a commencé, l’épreuve est en cours, elle se développe ici même.

Elle le fait à travers des recherches qui toutes révèlent, avec tant de vieilles racines, l’énorme enjeu de ce problème de l’âge à travers toute l’histoire de la philosophie et de son enseignement - aujourd’hui plus que jamais.

Elle le fait à travers des expériences risquées et passionnantes : enseignements de « philosophie » dans les dites « petites classes ».

Elle le fait encore par des questions posées à tous les ordres philosophiques, mettant la discipline en cause, ou par des recherches historiques faisant apparaître les rapports que peuvent entretenir, à un moment donné, un pouvoir politique, un texte philosophique et telle forme ou réforme institutionnelle.

GREPH, Qui a peur de la philosophie ? Champs-Flammarion, 1977, pp. 5-10

Ces recherches sont proposées par des étudiants, des enseignants, des élèves d’origine et de formations diverses, philosophes ou non. Les premiers résultats de ces recherches ne doivent surtout pas être considérés comme le contenu homogène de quelque chose qui serait une « doctrine » ou une « méthode » philosophique du GREPH. Et sur un terrain où tout reste à frayer à travers des obstacles massifs et innombrables, les relations de ces premières expériences ne proposent surtout pas un « modèle pédagogique ». Une fois de plus, il ne s’agit pas de transporter tel quel enseignement de la philosophie, avec ses formes et ses contenus actuels, dans les « petites classes », d’y plier les enfants en les rompant le plus vite possible à la discipline platonico-hegelienne ou à quelque « modernité » philosophique, mais d’expérimenter la levée de certains interdits régnants à ce sujet et d’éprouver de nouvelles possibilités. Certes, le risque est toujours grand de voir ces « expériences » réappropriées malgré nous, réintégrées, et désamorcées, dans les cadres classiques d’une expérimentation pédagogique officielle dont la fonction n’a pas encore été analysée. Certes, entre les recherches (historiques ou systématiques), les expériences encore isolées, les interventions conjoncturelles ou les mots d’ordre pratiques, des schèmes intermédiaires font encore défaut. Et nous en sommes conscients au moment de présenter ce premier volume. Mais nous ne voulons ni renoncer aux travaux à longue portée, à leurs exigences et à leurs rythmes propres, ni les attendre en croisant les bras. Des problèmes de cette nature doivent être attaqués simultanément par tous les bords et de toute manière.

Néanmoins une preuve est faite : quant à la question de l’âge, le consensus dominant peut et doit être bouleversé. Ce consensus est aussi celui de la peur, la peur des « enfants » qui réagit ainsi « surtout pas de philosophie aux mains des « enfants », pas d’« enfants » aux mains de la philosophie. Qu’est-ce que des « enfants » feraient de la philosophie ? Qu’est-ce que la philosophie ferait des « enfants » ? etc.

En signalant des premières tentatives d’enseignement nous appelons surtout à multiplier les expériences analogues, à critiquer ou à infléchir celles qui sont faites, à en étendre et varier les avancées, à en créer partout les conditions concrètes. La brèche ne doit plus être fermée, tel est l’impératif politique auquel obéit cette publication.